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Full text of "Revue des sciences religieuses"

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DES 


SCIENCES RELIGIEUSES 


JANVIER-DÉCEMBRE 1926 


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UNIVERSITÉ DE STRASBOURG 


REVUE ii 


DES 


SCIENCES RELIGIEUSES 


TOME VI 


1926 


STRASBOURG 
BUREAUX DE LA REVUE 
PLACE DE L’UNIVERSITÉ 


LES ORIGINES 


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« + 
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CHAPITRE IV 


L'ALTERNATIVE AU CONCILE DE CONSTANCE. 


Le concile de Rome n'avait rien fait d'efficace ni pour 
l'union, ni pour la réforme : il avait trompé l'attente univer- 
selle. La chrétienté entière, fatiguée du désordre qui régnait 
dans l'Église, réclamaitimpéricusement la tenue d’un concile. 
Jean XXIII, pressé par les circonstances politiques, annonça 
le 9 décembre 1413 qu à la suite d'une entente avec l’empe- 
reur Sigismond, une assemblée générale s'ouvrirait à Cons- 
tance, le 1° novembre de l’année suivante. 

« Le rôle dévolu au concile qui allait se tenir à Constance 
était d'une telle gravité et intéressait à ce point tant l'avenir 
de l'Église que plus d'un contemporain se demandait si cette 
assemblée trouverait en elle-même la force et les vertus né- 
cessaires à l'accomplissement de sa mission » {2). Les pères 
du concile furent très nombreux : on y compta vingt-neuf 
cardinaux, trois patriarches, trente-trois archevèques, cent 
cinquante évèques, plus de cent abbés, trois cents docteurs 
de différentes universités et un grand nombre de laïques (3). 

L'assemblée se montra, dès le début, préoccupée de trois 
grandes affaires : l'union, l'extirpation des hérésies et la 
réforme de l'Eglise in capite et in membris. Seule, cette der- 


(1) CF. Revue des Sciences religieuses, 1925, t. NV, pp. 1-13; pp. 389-415. 

(2) F. Rocquaix, La cour de Rome et l'esprit de réforme avant Luther, Paris, 
1897, t. II, p. 123. 

(3) Ibidem. 


Revug DES Sciences Ruuc., t. VI, 1926. { 


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æ” 


2 JOSEPH SZNURO 
nière question nous intéresse, à cause de sa relation avec l'al- 
ternative bénéficiale. 


* 
s # 


La plupart des pères de Constance désiraient sincèrement 
voir cesser les désordres et Jes abus qui déshonoraient l' Église. 


. * Toutefois; l'accord si nécessaire à l'accomplissement de cette 


, grande : œuvre ‘faisait défaut. Chacun voulait éclairer le 
: vohcile à £a manière ct le zèle s'éparpillait dans toutes les 
directions. 

De tous les points sur lesquels devait porter la réforme, 
celui de la collation des bénéfices divisait le plus profondé- 
ment les pères du concile. Les délégués des chapitres, les 
évêques et les autres collateurs ordinaires réclamaient le 
retour à l'élection et au droit commun dans la collation des 
bénéfices mineurs. Au contraire, les docteurs de l'Univer- 
sité de Paris et quelques cardinaux s'efforçaient de mainte- 
nir les prérogatives acquises au Saint-Siège dont ils étaient 
eux-mêmes les premiers à profiter. 

Les deux tendances se manifestèrent bien avant l'ouverture 
des sessions conciliaires, dans les nombreux mémoires où 
les auteurs prenaient position dans l'affaire de la réforme 
et s’efforçaient d'orienter la prochaine assemblée. 

Vers 1410, Thierry de Niehm composa un traité sous le 
titre : De modis uniendi ac reformandi Ecclesiam in concilio 
universali (1). 

Thierry était non seulement un défenseur du droit des 
ordinaires, mais un adversaire acharné de l'hégémonie papale 
et un partisan de la supériorité du concile sur les papes : 
doctrine exposée par Conrad de Gelnhausen, à Paris, dès 
le début du schisme. La plupart des maux qui désolaient 
l'Église, il les imputait à la papauté, qui par la fraude, la 
cupidité et l'usurpation du pouvoir des évêques, s'était 
attribué à elle-même toute l'administration ecclésiastique (2). 


4} Cet écrit a été publié par von Der Harot, Magnum Oecumenicum Cons- 
tanciense Concilium, t. 1, part. V, col. 68-141. On l'a longtemps attribué à 
Gerson ; voir aussi GERSON, Opera, éd. Dupin.t. If, p. 162-199, Pasron, His/oire 
des papes, t. IT, p. 207, n. 1 et FixkE, Forschungen und Quellen, p. 132-149. 

2) « Quanta fraude, quanta astucia, temporibus antiquis fuerint facta ct 


mm = 


LES ORIGINES DU DROIT D'ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE 3 


« Durant plus de douze cents ans, écrivait-il, l'Église fut 
parée d'une harmonieuse hiérarchie dont chaque degré avait 
des droits bien définis par les canons des anciens conciles. 
Le pape créait des patriarches et des cardinaux ; les patriar- 
ches, des primats; les primats, de leur côté, instituaient les 
archevêques, ceux-ci des évèques. Les évêques approuvaient 
les élections des abbés et conféraient les dignités inférieures, 
Mais avec le temps, la pompe et l’ambition du pape et des 
cardinaux ont augmenté. Le Saint-Siège a commencé par 
introduire les réserves apostoliques qui n'étaient que « rapi- 
nae manifestae, violentiae publicae, jura papalia abusiva et 
iniqua, consuetudines diabolicae, ad omne malum induc- 
tivae » (1). 

Il était donc indispensable, d’après lui, que le prochain 
concile limität le pouvoir des papes et revint aux anciens 
canons, en rendant aux évêques l'autorité dont ils avaient été 
dépossédés par Rome (2). C’est surtout pour l'attribution des 
bénéfices qu’il préchait le retour à l’ancien droit des col- 
lateurs ordinaires : « Le Christ n’a pas dit à Pierre : distribue 
des bénéfices, puisque de droit divin et d'après les prescrip- 
tions des conciles ce pouvoir appartient aux évêques. Seule- 
ment, les prélats, par ignorance et par crainte des excom- 
munications, ont lâché la bride aux papes » (3). 

Les autres collateurs ordinaires ne devaient tenir aucun 
compte des provisions apostoliques, car c'est une hérésie, 
une simonie de la part du Souverain Pontife que de se réser- 
ver les bénéfices. En cas de conflit avec le pape, les collateurs 
n'avaient qu'à passer outre et à user librement de leurs 


scripta quamplurima ad tenendum hanc dignitatem papatus... Et quis fecit 
illos libros Sextum. et Clementinas ? Arrogantiam, superbiam, juris ordina- 
riorum locorum usurpationeun »; vox ben Hanpr, op. cif..t. I, p. 76-71. 

(1) « Jaw enim papa Romanus reservavit omnia heneficia Ecclesiastica : 
jam advocavit omnes causas ad curiam suam, jam voluit paenitentiam haberi 
ibidem » ; thid., col, 123-136; voir aussi, col. 91. 

(2) « Fdeo sacrum universale concilinm reducat ct reformet Ecclesiam uni- 
versalem in jure antique. Et abusivain papalem in Decreto et Decretalibus, 
Sexto et Clementinis., nec non Exstravagantibus papalibus praetensam linutet 
potestatem »; 1h14, col, 91. 

(3) « Et non priventur Episcopi et praelati auctoritatibus et privilegiis, 
sibi a Deo et Conciliis generalibus concessis » ; thidem, col. 91, 410 et 92. 


4 JOSEPH SZNURO 


droits : « secundum jura et rectam conscientiam... tenet 
ordinarii collatio : Quia Papae reservatio cst manifesta 
violentia et rapina licet de faclo forsan fiat oppositum » (1). 

L'opuscule de Thierry de Niehm ne fait que refléter les 
idées des réformateurs contemporains, les plus radicaux. 
Une opinion beaucoup plus modérée était présentée par 
Pierre d'Ailly, évèque de Cambrai, qui se montra plutôt 
partisan de la centralisation ecclésiastique entre les mains 
du pape, mais dans de justes limites. 

Tschackert et Finke ont démontré que c'était lui l'auteur 
des fameux Capita aygendorum, rédigés vers 1412 et attribués 
par von Hardt au cardinal Zabarella (2). 

Après avoir indiqué les divers maux dont souffrait l’Église 
et les moyens d'y mettre fin, d'Ailly toucha la question de 
la collation des bénéfices. Défenseur de Benoît XIII devant 
l'assemblée de Paris en 1406, créé cardinal par Jean XXII, 
il tenait à ménager, dans son traité, la susceptibilité du pape. 
Ïl plaida la cause de la réforme de l'Église avec beaucoup 
d'adresse, en termes pleins de modération, propres à ne lui 
faire encourir ni la haine des prélats, ni la disgrâce de 
Jean XXIIL Dans de telles conditions son programme ne 
pouvait être bien catégorique. Il devait plutôt marquer une 
certaine hésitation. 

Dans la question des collations Pierre d’Ailly avoua fran- 
chement que les souverains pontifes avaient concentré jus- 
qu’à l'excès le gouvernement administratif de l'Église entre 
leurs mains (3). Mais quand il s'agit de proposer les moyens 
de réformer ces abus, il resta dans le vague. 


(4) Thierry en voulait aussi à la curie romaine d'avoir créé des règles 
de provisions apostoliques : « Ita ut jam non videatur Romana curia esse, 
nisi quoddan forum publicum, ad quod quo quis plura portaverit, plura 
mercimonia habebit»; op. cit., col. 110 et 128. L'auteur n'a pas oublié les 
universitaires ; il exige pour eux des bénéfices, mais demande « ne de facili in 


universitatibus studiorum promoveantur Doctores et Magistri »; op. cil., 


c. XXX, col. 142. 

(2: Quant au texte voir vox ven Hanbr, op. cil., t. T1, partie IX, col. 503-530 ; 
ct. aussi FINKE, Forschungen, p. 107 et suiv. Sur l'auteur voir Zeitschrift für 
Kirchenyeschichte, t. 1, p. 450-462 {l'article de TxcuackeRT), FINKE, dans Fors- 
chungen. p. 103-132, NoëLz VaLois, op. cil., t. IV, p. 203 et BLUuENTHAL, Die 
Forgeschichte des Const. Conc., p. 16-11. 

(3, « Quia visum est, ex libertate iwmodica adininistrandi, qua usi sunt 


Tes — 


LES ORIGINES DU DROIT D'ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE © 


Il se prononça cependant assez clairement en faveur des 
élections aux bénéfices majeurs. Au Saint-Siège appartien- 
drait le droit de confirmation et d'examen, si les élections 
avaient eu lieu canoniquement (1). Du reste, ajoutait-il, une 
enquête très sévère sur la régularité des élections et l'usage 
des peines contre les simoniaques devaient permettre au 
pape d'évincer les candidats des chapitres et de pourvoir 
librement ses favoris des hautes dignités ecclésiastiques (2). 

L'auteur des Capita ne fut pas si clair, quand il parla des 
bénéfices collatifs. Dans un passage il écrivait : « Videtur 
quod ex toto servetur jus commune in collatione benefi- 
ciorum... nec obstat quod reservationes tollerentur, .. quod 
expectationes non darentur... Quod si remaneat una scin- 
tillula gratiarum expectativarum, crescit statim in flam- 
mam » (3). Mais, ailleurs, il demandait qu’on laissàt à la 
papauté les réserves de droit écrit et en plus la disposition 
d'un bénéfice dans chaque église cathédrale et collégiale (4). 
Quant aux autres bénéfices mineurs, il conseillait l'alter- 
native de vacances : le premier bénéfice serait pour l'expec- 
tant pontifical, le second demeurerait à la collation de l'or- 


Romani Pontifices, mala multa pullulare, fiat certa professio et juramentum »; 
v. DER Hanor, op. cit., t. I, col. 515. 

(4) «a Quia illas (majores dignitates) magis expedit dari secundum jus com- 
mune, ut comununiter sunt electivae »; #bid., col. 524. « Confrmationcs 
electionum fiant per ordinationem in forma juris communis, ut de patriar- 
chalibus, aut metropolitanis et exemptis Ecclesiis et monasteriis, atque locis 
aliis per Sedem Apostolicam »; ibid., col. 518. 

(2) Pierre d'Ailly proposait toute une procédure pour les élections : « Item 
circa electiones factas provideatur contra violentas impressiones, pacta, preces 
et simonias, per paenas...quae... legantur in singulis electionibus faciendis.…. 
Etiam leguntur electo, quando ei praesentabuntur » ; v. D. HaRDr, op. cil., 
t. 1, col. 520, 518. 

(3) Ibid., col. 521, 522, 524. 

(4) « Quia de jure quaminultae sunt (reservationes), quae remanent, ut 
Extravasantes, Execrabilis. Et beneficia vacantia apud Sedem, vel ad duas 
dietas devoluta, vel litigiosa, vel incompatibiliter detenta, sunt de jure com- 
uni reservata. Item illa, iu quibus manum apposuerit Papa per dispensa- 
tionen, privations-m, translationem, ete. Item beneficia venientium in curiam 
vel residentium .. Et preterea posset uti reservationibus, sicut sibi placeret 
in terris ecclesiae et etiain mandare ut haec Const. : Ad regimen et aliae 
Johannis et Benedicti, pro jure communi tenerentur »; ibid. col, 522. 


6 JOSEPH SZNURO 


dinaire (1). Sans doute le Saint-Siège ne devait pas exclure 
tout à fait les collateurs ni les patrons, en multipliant les 
expectatives (2); pourtant il était d'avis que « de expectativis 
datur modus, ut valeant », et il trouvait légitime qu’un 
certain nombre de bénéfices fussent laissés à la disposition 
du pape (3). 

Pierre d’Ailly convenait que les pères du concile devaient 
fixer des sanctions pénales contre ceux des ordinaires qui 
donneraient les oflices ecclésiastiques aux indignes et déter- 
miner les bénéfices qui ne pourraient être accordés qu'aux 
gradués (4). 

Les idées exprimées dans lés Capita agendorum ressem- 
blent à celles des Avisata de l'Université de Paris (5). Cela a 
permis aux historiens d'affirmer que Pierre d'Ailly avait pris 
part à la rédaction des A visata et qu'en fait il était plus pro- 
che de l'Université que de Thierry de Niehm, en ce qui con- 
cerne le droit de collation. Quoi qu'il en soit, les Capita Agen- 
dorum, d'allure modérée et présentés sine ira, allaient servir 
de base à la réforme de Martin V et l'idée d’alternative était 
un des éléments essentiels du système qu'ils préconisaient. 


Le 5 novembre 1414, le concile général s’ouvrit à Cons- 
tance. Il s'occupa d'abord de l’unité de l'Église. Jean XXIII 
pensait que la fin du schisme arriverait par la déposition de 
ses deux rivaux : Grégoire XII et Benoît XIII. Il comptait 
notamment sur la supériorité numérique des évèquesitaliens. 
Mais il dut abandonner cet espoir, quand le concile eut 
adopté, comme à Pise, le vote non par tête, mais par nation. 


(1) Voir la note suivante. 

(2) « Non exhauriantur Ordinariorum collatorum et praesentatorum seu 
electorum potestates : puta ut non valet, expectantia de benelicio, quod est 
solum unum collatori, ne privetur uno lumine. Si auteim habeat plura con- 
ferre, valeat expectativa. Sed post unam expectativain non possit aliis inme- 
diate continuari » ; v. p. Hanpr, op. cit., tt. 1, col. 523-524. 

(83) « Reservetur aliquis nuinerus etiam benceficiorum im singulis collatio- 
nibus... Non tamen de majoribus dignitatibus »; 1biden. | 

(4) {bidem. 

(5) Fixke, Acta Concilit Const., t. #1, p. 111-114. 


2 a, æ + 


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LES ORIGINES DU DROIT D'ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE 1 


Les délégués de l'Italie, de la France, de l'Allemagne, de 
l'Angleterre et, plus tard, de l'Espagne se réunirent, chaque 
nation séparément, pour examiner les questions et élaborer 
les décisions qui étaient ensuite votées, à la majorité des 
voix, dans les congrégations générales. 

Il faut dire qu'un tel mode de votation contribuait gran- 
dement à semer la zizanie entre les nations. À la jalousie 
nationale s’ajoutaient les divisions de doctrine sur la meil- 
leure manière de réformer l’Église. Nous avons déjà eu l’oc- 
casion de signaler cette divergence, en parlant des mémoires 
publiés avant la réunion du concile. Après son ouverture, 
les divisions ne firent que s'accroitre. 

Un parti à tendances épiscopaliennes cherchait à limiter 
le pouvoir du pape au prolit des évêques réunis en assemblée 
œcuménique. Îl va de soi que la première conséquence de 
cette doctrine devait ètre l'abolition du droit des papes à la 
collation des bénéfices ecclésiastiques. 

Ün autre parti, qui comprenait la plupart des cardinaux ct 
des prélats italiens, voulait non seulement maintenir la 
constitution monarchique de l'Église, mais aussi tous les 
droits et prérogatives dont la papauté avait pu disposer au 
moyen äge (1). 

Il faut dire cependant que, au sein même de chacun de 
ces deux partis, des divergences se manifeslaient, dans le 
premier surtout. Certuins cardinaux, certains docteurs de 
l'Université de Paris, tout en soutenant la thèse de la supé- 
riorité du concile sur le pape, laissaient au Saint-Siège le 
droit de collation (2). 

Le 19 mars 1415, Jean XXIII s'enfuit de Constance à 
Schaffouse. Le parti radical prolita immédiatement de celte 
circonstance pour limiter en hâte le pouvoir pontifical (3). 
Le 23 mars, Gerson prononça, au nom de la délégation 
française, un sermon, où il prouva la supériorité du concile 
sur le pape (+). Quelques jours après, dans la troisième ses- 


(1) Hérézé-Lecrenco, Histoire des ronciles, t, VIE, part. 1, p. 452-453. 

(2) Hü8Ler, op. cel, p. 15-16: 71-82. 

(3) Pasror, op. cil., t. [, p. 211. 

(4) Du Bouvav, Hist. Cuiv. Paris.,t, NV, p. 218; Mass, op. cil., t XXNI, 
col. 535 et suiv., et Maurexe, lhesaurus,t. IE, col. 4619, 1623. 


8 JOSEPH SZNURO 


sion, l'assemblée définit que Îe concile général, légitime- 
ment convoqué, n'était point dissous par le départ du pape 
et qu'il ne devait point l'être jusqu'à l'extinction du schisme 
et à la réalisation de la réforme totale de l'Église (4). 

Deux cardinaux, Pierre d’Aiïlly et Zabarella, en voyant 
que l'assemblée s'apprètait à prendre des décisions révolu- 
tionnaires, lurent une protestation (2). Les esprits étaient 
trop irrités pour qu'il fût possible d'empêcher le vote des 
décrets surlanouvelle constitutionde l'Église. Le6 avril, dans 
la cinquième session générale, Andrzé] Laskarys, évèque-élu 
de Poznan, donna lecture de cinq articles sur la supériorité 
du concile sur le pape. Ces articles adoptés comme décisions 
conciliaires (3), quoique dépourvus de l'approbation papale, 
portèrent un coup terrible à l'autorité du Saint-Siège ; ils 
consacraient un principe dont le parti radical devait user pour 
restreindre de toutes manières le pouvoir pontifical. 

Évidemment, en l’absence du pape et avec la multiplicité 
des tendances qui le divisaient, le concile ne pouvait abou- 
tir à une réforme sérieuse de l'Église. L'assemblée perdit 
son temps en discussions passionnées. Un mois après la 
déclaration de la suprématie du concile, se produisit une 
scission entre les cardinaux et l'Université de Paris, d'un 
côté, et les évêques, de l’autre. À défaut du pape, les pre- 
miers imaginèrent d'attribuer au concile la provision des 
églises cathédrales, des monastères et de certains autres 
bénéfices (#4). Les prélats, comme bien on pense, n'y con- 
sentirent à aucun prix (5). Entre le 26 juillet et le 1‘ août 
4415, on constitua une commission spéciale Dour la ré- 
forme (6). 

Dans les premiers temps, les commissaires, encouragés 
par les discours de divers orateurs et les mémoires rédigés 


(4) Maxst, op. cit, t. XX VIE, col. 539. ù 

(2) Maxst, op. cit., ibidem et Hanbouix, Conciliorum colleclio regia, t. VII, 
col. 236. 

(3; Maxsr, op. cit., tt. XXVIT, col. 590. 

(4; Aus dem Tagebuche des Kardinals Fillastre dans Fixke, Forschungen und 
Quellen, p. 171. 

‘5) « Fortiter contradixerunt plures et ita non transivit » ; ibidem. 

16) MaRrexr, Thesaurus, t. Il, col. 1641, et HüRLER, op. cil., p. 9 


LES ORIGINES DU DROIT D'ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE 9 


par des personnages importants (1), montrèrent beaucoup 
de bonne volonté (2). Mais à partir du mois de Janvier 1416 
les travaux de la commission traînèrent en longueur : à 
l'automne, les séances furent suspendues (3). C’est que sur 
la question des provisions des bénéfices il paraissait impos- 
sible de tomber d’accord (4). 

Alamanni Adimari, cardinal de Pise, avait été chargé par 
les cardinaux de présenter des propositions au sujet de la 
collation des bénélices (3). Il demanda de maintenir les 
élections pour les dignités électives et, en ce qui touche les 
bénéfices mineurs, de limiter les réserves papales, en lais- 
sant subsister seuiement celles de droit écrit (6) et celles de 
l'Extravagante Ad regimen de Benoît XII. Il insista sur la 
nécessité qu il y avait à exiger des grades académiques pour 
l'obtention des dignités les plus importantes (7). Quant aux 


(4) Taieury DE Nienu publia un nouveau mémoire : De necessilate reforma- 
tionis Ecclesiae in capile el in membris, où il demanda l'abolition totale des 
réserves apostoliques, qui donnaient lieu aux plus honteux tratics, dans 
v. DER HanoT, op. cil.,t. 1, col. 233-309. GEersoN composa un traité sur la 
simonie qui « empoisonnait les pasteurs et les pontifes »; ibid.,t. 1, part. IE, 
col. 1-22. PIERRE D'AILLY adressa au concile son programme de réforme « De 
reformalione Ecclesiae », où il conseilla aux pères du concile de revenir à 
la division par provinces ecclésiastiques et non par nations, afin d'éviter Îles 
dissensions ; bid., t. I, col. 409-423. Marrueus be CRacOvIA dans son traité 
« De squaloribus Romanue Curite » censura très sévèrement les procédés de 
la cour romaine, dans Warcn, Monrm. medii aevi, Gôtting, 1757,t. 1, 4, 9. 

{3) Pierre de Pulka. délégué de l'Université de Vienne, écrivait le 22 décem- 
bre 1415 : « laboratur praedisposite in causa reformationis Ecclesiae » ; 
Archiv für Kunde ôsterreichischer Geschichts-Quellen, t. XV, p.38. 

(3) Hüsuer, Die Conslan:er Reformatipn. p. 16. 

(4) Voici l'extrait d'une autre lettre de P. Pulka, datée du 26 janvier 1416 : 
«a De collatione henefi“iorum nondum aliquid conclusum est, nec de provi- 
sione pro universitatibus ; bene quidem inter reformatores materia mota est, 
et plures de universitatibus Alamanniae seu Germaniae congregati ipsi com- 
mendaverunt hanc causam ad pacem » ; @'é. cil., p. 43. | 

(5) Vox pen Îlauvr, op. cil.,t. 1, col. 583, 650, 610 ; cf. Hüeuer, op. cit.» 
p. 11, 13: voir aussi l'opinion de Finke sur ce point : Fixke, Acta Concilii 
Constanc.,t.1H}, p. 547-565. 

(6) C'est-à-dire les réserves qui tisguraient dans le Corpus Juris, (le décret 
de Gratien, les décrétales de Grégoire IX, le Sexte et les Clémentines, non les 
Ertravagantes:. 

17) « In Episcopatibus et Abbatiis minoribus, usque ad centum florenos, 
libera sit electio et contirmatio ordinarnis, In majoribus libera sit electio, sed 


10 | JOSEPH SZNURO 


grâces expeclatives, Alamanni Adimari proposa de laisser 
au souverain pontife le droit de les délivrer, mais en déter- 
minant bien leur nombre et les cas d'application (4). 

Les notes insérées en marge des procè:-verbaux par les 
notaires nous informent que les avis sur ces divers points 
furent partagés ; aussi la solution de la question fut-elle 
reportée à plus tard (2). 

Au commencement de l’année 1417, la commission com- 
posée de 43 membres, reprit ses travaux (3). Les débats por- 
tèrent presque exclusivement sur le droit de collation, mais 
pas plus qu'auparavant l'entente ne fut possible ; au con- 
traire, les querelles furent plus violentes que jamais. En 
effet, le parti pontifical avait été renforcé par l'arrivée des 
délégués d'Espagne. Aussi les travaux de la commission ne 
lirent-ils que des progrès insignifiants pendant les mois 
d'août et de septembre 1417 (4). Il semblait impossible de 
déraciner les abus existant dans l'Eglise sans le pape, qui 
seul pouvait calmer les esprits et accomplir l'œuvre de la 
réforme. i 


Papa confirimet. Item in beneficiis vacantibus minoribus utantur solum 
reservationibus juris scripti, et Extravagantis Ad regimen, quae ita moderata 
est quod pro jure satis reputari possit » ; v. D. Harbr, op. cil., t. 1, col. 624. 

(1j « Item quod non dentur expectativae nisi ad unum beneficium tantum 
et unaun collationem tantum nisi esset infra summam XL florenorum, et tunc 
ad duo et distinguantur regiones, ubi detur ad unum vel duos vel piura, 
secuudum consuetas regulas cancellariae. Item non dentur ad prioratus 
conventuales nec ad dignitates electivas. Item fiat constitutio quod certus 
locus remaneat liber ordinariis. Sed quod simul scientiae conferant ut supra. 
Et alia provisio sit nulle »; tbtdern. 

(2) « In margine ; variae fuerunt opiniones. Ac aliis et majori parti placuit 
textus, aliis quod limitentur, aliis quod materia pro nunc remaneat indis- 
cussa. Et finaliter fuit conclusum quod ditferatur. In margine hic additur : 
XIII septeimbris conclusuim quod tota ista materia referatur ad vacationes » ; 
v. D. HanDT, op. cil.,t. |, col. 623-624. 

(3) Hü8Len, op. cil., p. 20-25. 

(4) Hérérr-Lecrerco, Histoire des conciles, t. NIl, part. I, p. 452, n. 2. Le 
48 octobre 1417 P. de Pulka écrivait : « licet enim multa, quae utilia videren- 
tur uuiversitatibus advisata sint... tamen non spero quod in praesenli con- 
ciliu possint conclusive ad etfectum deduci sicut nec alia plurima reformatio- 
neiu ecclesiae concernentia, eo quod ditlicilliniuim sit tan diversorum statuum 
Worum et regionuim plurinos howines in una sententiain brevi tempore 
concordare » ; Archiv für kunde üster. Gesch.,t. XV, p. 57. 


LES ORIGINES DU DROIT D'ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE 11 


Cette situation engagea les cardinaux, unis aux délégués 
italiens, français et espagnols, à demander qu'on procédât 
sans retard à l'élection d'un pape incontestable. L'union de 
l'Église étant, disaient-ils, l’objet capital du concile, le choix 
d'un pontife devait nécessairement précéder toute autre 
discussion (1). Mais l'empereur, les Allemands et les Anglais 
demandaient qu’on commencât par la réforme, sinon dans 
ses membres, au moins dans son chef. Des discours, des 
pamphlets, des mémoires plaidèrent le pour et le contre (2). 

Après la mort de l'évèque Salisbury, défenseur des idées 
de Sigismond, les Anglais se rallièrent au parti des cardi- 
naux. L'empereur, obligé de céder, stipula qu'avant de pro- 
céder à l'élection pontificale, le concile promulguerait ceux 
des décrets de la commission réformatrice, sur lesquels les 
nations étaient d'accord, et imposerait au futur pape 
l'obligation de s'occuper avec les pères de la réforme com- 
plète de l'Église (3,. | 

On accepta ces conditions cet dans la trente-neuvième 
session (9 octobre) on publia cinq décrets tirés du projet de 
la commission réformatrice, parmi lesquels le quatrième se 
rapportait aux bénéfices électifs : on défendit au souverain 
pontife de déplacer les évèques et autres prélats contre leur 
volonté, à moins de motifs sérieux et sans l'assentiment de 
la majorité des cardinaux (4). | 

L'assemblée déclara ensuite dans la quarantième session 
(30 octobre) que le futur pape procéderait à la réforme de 
l'Église tant dans son chef que dans ses membres, suivant 


(1) Le cardinal de Cambrai fut un des partisans les plus déclarés de cette 
priorité de l'élection, « parce qu'un corps sans tète fut la plus grande 
defformites » ; discours prononcé au mois d'août 1417, dans v. pen Hanor, 
op. cil.,t. 1V, col. 1400. 

{2) Les députés allemands justiticrent leur position en termes très caructé- 
ristiques : « Autrefois les papes gouvernaient l'Eglise avec prudence, mais 
depuis 150 ans ils ont abandonné le soiu des âmes, ils ont opprimé les églises, 
ils ont institué les réserves et les expectalives, vendu les prelatures et tra- 
fiqué des indulgences. En vain le concile de Pise entreprit la reforme. Il faut 
donc réformer l'Église avaut d'elire un pape, sans quoi le nouveau pontife se 
souillera dans un milieu qu'on n'aura pas purifié » ; 1bid., col, 1415-1424. 

(3) HüsLer, op. cil., p. 25-32. 

(+) Hérécé-Leccenco, Histoire des conciles, À. VI, part. F, p. 459-416. 


F 


12 JOSEPH SZNURO 


l'équité et le bon gouvernement de la chrétienté et de 
concert avec le concile ou ses députés. 

On ajouta encore que, lorsque la question de là représen- 
tation des nations aurait élé réglée, les prélats pourraient 
se retirer de Constance avec Ia permission du souverain 
pontife (1). On rédigea, enfin, dix-huit articles, empruntés 
aux travaux de la commission réformatrice et visant unique- 
ment les abus de pouvoir des papes, sur lesquels devrait 
nécessairement porter la réforme (2). Ainsi, la question de 
la réforme de l’Église, à défaut d'accord parmi les membres 
du concile, passa aux mains du pape. 

Ce résultat permettrait au futur pontife d'empêcher, en 
général, tout radicalisme dans les projets, et spécialement 
dans ceux qui se rapportaient aux collations des bénéfices. 
Il parait surtout au danger d'une suppression totale des 
provisions apostoliques (3). 

Martin V, élu pape le 11 novembre 1417, s'appuyant sur 
les universités de Paris, de Cologne ct d’ailleurs, chercha à 
maintenir, au moinsen partie, les anciennes prérogatives 
du Saint-Siège. Comme beaucoup d'autres questions, celle 
du droit de collation allait ètre résolue par un compromis, 
dont l'alternative serait un des principaux éléments. 


Après l'élection de Martin V, il ne fut plus question à 
Constance que d'opérer la re (oime de l’Église (4). 


(1) Héréré-LecLerco, Histoire des conciles,t. VIT, part. 1, p. 472 et Hünzen, 
Die Constan:er Reformalion, p. 32-40. | 

(2) Quatre points se référaient directement aux collations des bénéfices : 
2. De reservationibus Sedis Apostolicae ; 4. De collationibus beneficiorum ; 
9. De commendis ; 10. De contirmationibus electionum : Hü8LERr, op. cil., 
Pp. 39. 

3) Hüszer, op. cil., p. 40-46, 80-82. 

(4) « Laudate Deum de ecclesiae unione perfecta tanto nunc amplius quam 
post Pvsanum concilium... Et ipsius propiciationein pro ejusdem ecclesiae 
etlicaci reformatione suppliciter exorale, quia misi in praesenti concilio etlec- 
tualiter hujusmodi tiat reformatio, timeo quod ipsam pauci nos intuebimur 
in hac vita». Lettre de P. de Pulka du 11 novembre 1417, dans A4rchiv für 
kunde üster. Gesch., t. XV, p. 61. 


MER + Res, mme 


LES ORIGINES DU DROIT D'ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE 43 


« La chrétienté, dit Pastor, eût été en droit de se livrer à 
la joie, si Martin V avait mis vigoureusement la main à 
l'œuvre difficile de la réforme. Mais on put se rendre 
compte, au bout de quelques jours, qu'il n'était pas, sous ce 
rapport, l'homme sur lequel on avait compté » (1). En effet, 
le 12 novembre 1417, au nom du nouveau pape, le cardinal 
d'Ostie rédigea les nouvelles règles de Chancellerie. Elles 
consacraient implicitement plus d'un abus, dont le décret 
du 30 octobre avait réclamé la suppression (2). Martin V, 
comme ses prédécesseurs, se réservait la collation de tous 
les bénéfices principaux dans les églises cathédrales et collé- 
giales, et de beaucoup d'autres encore (3). Il remettait en 
honneur les grâces expectatives, restaurait les taxes sur les 
collations, etc (4). 

L'empereur et les nations, sans rien savoir de ces règles, 
sollicitèrent le nouveau pape de se prêter sérieusement à la 
réforme tant désirée. Quelques jours après son couronne- 
ment, Martin V établit, 4e concert avec les présidents des 
nations, une commission réformatrice qui se composait 
probablement de six cardinaux et de députés de chaque 
nation (5). Cette commission fut bientôt frappée d'atonie; en 


(1) PasToR, Histoire des papes, t. 1, p. 220. 

(2) Ces règles ne furent publites que le 26 février 1418 ; HÉFÉLÉ-LECLEnCO, 
op. cit.,t. VIE, part. !, p. 481. 

(3) On trouve ces régles dans v. ven Hanpr, op. cit.,t. T, col. 965-999. 
« Impriwis etiain nonunlorum suorum predecessorum... inhaerendo vestigiis, 
reservationes fecit, illis similes : quae in const... Ad regimen continentur, 
ubicumque praelaturae, dignitates et beneticia, ibidem comprehensa, vaca- 
verint... Item pracdicta die reservavit generaliter dispositioni suae ones 
dignitates majores in Cathedralibus, post pontificales, et principales in 
collegiatis Écciesiis, ac prioratus ac praeposituras conventuales, ete... 
Iteu eadeim die reservavit generaliter dispositioni suae quoscumque canoni- 
catus et pracbendas, ac dignitates, persunatus et oflicia, caeteraque benelicia 
Ecclesiastica, cum cura et sine cura, in Basilica principis Apostolorum, nec- 
non sancti Joannis Lateranensis ac B. Mariae majoris de Urbe Eccle- 
siis ». 

(4) « Item voluit et ordinavitquod... gratiae expectativae, in rotulo vel extra 
appositae, etiam pro quocumque, ad unum duimtaxat beneficium, et unicain 
collationem, vel de canonicatu sub expectatione praebendae alicujus Eccle- 
siae.. litterae concedantur » ; ibidem. 

(5) « Post aliquos dies papa vocavit presidenutes nacionuim et deputatus sol- 
licitans intendi ad reformacionem. Et deputavit sex cardinales, qui essent 


À 4 JOSFPH SZNURO 


effet, l'entente entre les nations sur la question bénéficiale, 
cette fois encore, ne pouvait pas être obtenue. Les Alle- 
mands défendaient le droit des ordinaires de pourvoir à tous 
les bénéfices, sauf à ceux qui étaient exempts ou réservés 
in jure. Les Français demandaient de laisser au moins un 
tiers des bénéfices mineurs à la disposition des collateurs. 
" Les autres nations et les universitaires voulaient ou attribuer 
au Saint-Siège la plupart des collations ou garder Les usages 
observés dans leur pays (1). On en fut réduit à suspendre 
les travaux (2). 

C'est très probablement à cette époque, contrairement à 
l'opinion de Hübler, que fut inaugurée une méthode nou- 
velle : on convint que chaque nation présenterait séparé- 
ment au concile son point de vue sur les dix-huit articles de 
réforme, établis avant l'élection de Martin V. Sur cette base 
le pape préparerait un projet général pour l’extirpation des 


cum deputatis cardinalium »; Fixkr. Forschungen und Quellen (Aus dem 
Tageh. des Kard. Fillastre) p. 235; voir aussi Fixkr, Acta Concilii Constanc., 
t. 11, p. 565. 

(1) « Statim coronato d. nostro papa deputabantur de singulis nationibus et 
collegio d. cardinalium certi reformatores. Qui incipiendo ab articulo de 
collatione beneficioruin nequiebant concordare. Volente natione Italica ut 
‘omnes collationes remanerent apud papam..…, quibus consentichant Anglici 
salvis tamen observationibus sut regni et Hyspani simpliciter. Sed natio 
Gallicana et nostra volebant eas reduci ad ordinarios juxta jura antiqua.… 
processu tamen temporis Gallici fuissent et hodie essent contenti, quod 
34 pars collationum apud ordinarios libere remaneret.. nescio quid sequitur ; 
puto quod collationes dividentur ut pars remaneat apud papam et pars apud 
ordinarios »; Archiv für Kunde üsler. Gesch.. t. XV, p. 62-63 (lettre du 
23 déc. 1417). | 

(2) « Ef vacarunt XV et amplius diebus circa materiam reservacionis eccle- 
siaruin, monasteriorum et beneficiorum, eleccionuim, confirmationum et col- 
lacionis beneficiorum, in quibus naciones fuerunt discordes inter se et alique 
cum cardinalibus... Aliqui enim maxime Germani volebant quod elecciv- 
nes et contirmaciones, beneticiorum collaciones ex loto forent sccundum 
modum el ordinem juris scripti per ordinarios et papam in exceimptis ct 
devolutis et reservatis in jure. Papa aulem posset gravare ordinarios de suu 
benelicio in forma: Si pro alio non scripserimus. Alii .. quod papa conferret 
duas partes, ordinarii terciam, alii mediam sine reservationibus extra jus... 
Tanta fuit in hiis difficultas, quod nichil in materia reformacionis potuit 
fieri. Et fuit cessatum per mensem et amplius » : Fixke, Forschungen und 
Quellen (Aus dem Tageb. des Kard. Fillastre}, p. 235-236. 


LES ORIGINES DU DROIT D'ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE 15 


abus dans l'Église entière (1). Au mois de janvier 1448, les 
Français et les Allemands élaborèrent deux mémoires, où 
ils exposèrent leurs avis (2). | 

Les avisata des allemands soutenaient l'ancienne thèse 
que tous les bénéfices mineurs devaient être laissés à la dis- 
position des ordinaires, à l'exception de ceux que frappaient 
les réserves insérées au Corpus juris, et des églises exemptes. 
Les Français, divisés entre eux sur Île droit de collation, se 
contentèrent de demander au pape qu'il limität ses réserves 
et prît en considération les vœux des collateurs ordinaires 
et des universitaires (3). En réponse à ces mémoires Martin V 
proposa, le 20 janvier 1418, un projet de réforme. 


(4) HügLer (Die Conslan:er Reformation.…, p. 42) est d'avis que les Alle- 
mands présentèrent les premiers au pape une requête séparée sur tous les 
points de réforme qui pouvaient les intéresser particulièrement. De cette 
façon ils donnaient au pape l'idée de conclure des concordats. Mais suivant 
les dires du cardinal Fillastre : « inter haec (après le 28 décembre) actum 
est per aliquos cardinales deputatos a papa et prelatos de nacione Gallicana 
de materia reformacionis super... materia provisionum ecclesiarum... et 
beneficiorum » (FINKE, Forschungen, p. 9236), et suivant les nouvelles re- 
cherches de Fixke (Acta Concilii Const., 192%, t. I, p. 565) il parait probable 
que toutes les nations avaient été invitées à présenter leurs mémoires ; Finke 
donne, dans son second volume des .fc{a Conc. Const., p. 613, la requéte 
des Francais. Sur ces fondements le pape devait élaborer un projet de réforme 
pour toute l'Église. 

(2) Les avisata des Allemands se trouvent dans v. DER Ianpr, Magnum 
Œcum. Const. Conc.,t. 1, p. 999. Les avisala... pro parle nationis Gallica- 
nae ont été publiés par Fixkr, Acta Concil. Const., Münster, 1923, t. Il, p.673. 

(3) Voici le tableau comparatif de ces deux mémoires au sujet de Ja collation 
des bénéfices mineurs : 


Requêéle allemande. 


« Supplicat humiliter natio germa- 
nica quatenus sedes Apostolica. dein- 
ceps reservationibus  beneticiorum 
Ecclesiasticorum, clausis in Corpore 
Juris, contenta, quaecumque... Eccle- 
siastica benelicia generaliter aut spe- 
cialiter ulterius non reservat. Sed... 
collationes, provisiones, praesenta- 
tiones.…. 
quibuscumque... per collatores eccle- 
siasticos ordinario jure libere fieri 


de beneliciis ecclesiastieis 


Requéle francaise. 


« Placuit nacioni, quod domninus 
noster utaltur reservacionibus juris 
videlicet c. « licet » et c. « presenti » 
de prebendis li. VI et extravagante 
Johanuis XXIL., qui incipit « Execra- 
bilis » et quod aliis non utatur ac 
novas reservaciones non inducat. 
(ixre, Aeta C. Const, tt I p. 674). 
De beneticiorum collacione ambaxia- 
tores regis et ecclesie Gallicane pre- 
lati ac alii collatorum ac parte bene- 


46 JOSEPH SZNURO 


Il maintenait les réserves de droit commun et celles de 
l'extravagante Ad regimen de Benoît XIT. Pour les autres 
bénéfices il établissait l'alternative : le Saint-Siège profiterait 
des deux premières vacances, le collateur ordinaire de la 
troisième, et ainsi de suite. Quant aux grâces expeclatives, 
le pape s'obligea à n'en délivrer qu'une au préjudice de 
chaque collateur quel que fût le nombre des bénélices dont 


celui-ci disposerait (1). 


permittat. Salvo jure Sedis Aposto- 
licae in ecclesiis et monasteriis, sibi 
privilegio exemptlionis... subjectas 
seu subjecta. Nec non quod papa 
quemlibet collatorem ecclesiasticum 
ad cujus collationem ultra quinque 
beneficia Ecclesiastica spectant, per 
unam in speciali, et aliam in forma 
pauperis dumtaxat, gratias.. possit 
onerare. Sublatis et annulatis et 
extravagantium, Reg. Caucellariae et 
aliis..… reservationibus... Sub prac- 
dictis autem gratiis, ... henelicia 
ecclesiastica quinque marcarum ar- 


ficiorum sunt super hoc in concor- 
dia, cui stare volunt cum domino 
nostro, qui scit mentem eorumdem 
ct novit intencivnem universitatis. 
Sed quoad gracias expectativas... sub 
graciis hujusmodi expectativis non 
veniant majores dignitates in cathe- 
dralibus et in collegiatis ecclesiis ac 
alie dignitates elective, prioratus 
conventuales, officia claustralia nec- 
non alia beneficia regilaria et secu- 
de quibus lacior fit mentio in articulo 
lari4, reformatorii »; FiNKkE, 0p. cit., 
t. 11, p. 619. | 


genti valorem annuum non exceden- 
tia, non cadunt »: v. veu [anvr, op. 
cil., t. À, p. 999-1001. 

({)« Sanctissinus Dominus noster papa Martinus V super provisionibus 
ecclesiarum, monasteriorum et beneficiorum quorumcumaque vult et intendit, 
et mandat observari, quod exceptis ecclesiis, monasteriis, et ceteris benefi- 
ciis reservalis in jure, et designatis in extravaganti Ad regimen, modificatuin, 
quantum ad numerum otticiorum reducendum ad numerum consuetum... De 
ceteris vero dignitatibus, ofliciis et beneficis saecularibus et regularibus 
ultra reservationes praedictas duae partes sint in dispositione papae et tertia 
pars remaneat in dispositione ordinariorum, ita quod duo prima cedant 
papae, el tertium ordinario : ita quod per quamcuimque alim reservationem, 
aut praerogalivas non minuatur... Item non vuit nec intendit wratias expec- 
tativas dare, nisi ad unicum bencticium... neque ad dignitates majores post 
poutificales in cathedralibus »; HünLek, op. cif., p. 128-158. Le {cr février, P. de 
Pulka annoneait à l'Uuiversité de Vienne : « Dominus noster papa super 
articulis sibi per nationes praesentatos exhibuit menteim suam...quod tertia 


pars collationum remaneret ordinariis et sibi duae partes... Itein quod non 


velit dare gratias expectativas, nisi ad unicum beneficiuw... Pro universita- 
tibus et graduatis nichil providit, nisi quoad dignitates majores post pontifi- 
cales. solum magistri aut baccalaurei formati in theologia, doctores et licen- 
ciati in altero jure assumantur »; Archiv für K. üsler. Gesch.,t. XV, p. 65. 


LES ORIGINES DU DROIT D’ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE 47 


Ce projet du pape était loin de réaliser toutes les espéran- 
ces. Les membres du concile acceptèrent quelques articles, 
mais ils repoussèrent les clauses bénéficiales (1). 

Par l'alternative Martin V comptait clore la querelle sécu- 
laire qui divisait le Saint-Siège et les collateurs ordinaires. 
Il se trompait : les aspirations des collateurs portaient plus 
haut. Sans doute, ceux-ci étaient résignés à céder au pape 
un certain nombre de bénéfices ; mais dans les conditions 
inégales où Martin V la proposait, l'alternative leur parut 
inacceptable. Ils exigèrent davantage. Les notes marginales 
d’un manuscrit de Gotha nous apprennent qu'ils réclamèrent 
_ même Île retour pur et simple aux droits anciens (2). 

Dans ces conditions Martin V renonça au projet de mesures 
générales. Seuls, les articles sur lesquels l'entente avait pu se 
conclure seraient appliqués à l'Église universelle. Les autres 
questions, surtout la plus épineuse, celle du droit de collation, 
seraient réglées par voie de concordats particuliers. 

Afin de préparer une entente plus facile sur le texte de ces 
concordats, Martin V reprit la méthode de Jean XXII : il 
répandit à pleines mains sur les députés des nations les 
grâces expectatives. « Le Seigneur pape, écrivait Pierre de 
Pulka dans une lettre du 10 février 1418, accorde déjà des 
grâces expectatives à tous ceux qui lui en demandent et signe 
plusieurs rôles chaque jour, bien que la question de la 
réforme reste en suspens » (3). 

En tète des heureux bénéficiers des faveurs pontificales 
arrivaient les universitaires de Paris; le pape leur signa 
même un rôle si avantageux que les autres universités s'en 
montrèrent Jalouses (4). 

Les députés des nations se découvrirent beaucoup plus 


(1) « Inter haec sepe actum est de reformatione super articulis decretis per 
concilium. Sed in materia beneficiorum collacionis nulla potuit haberi con- 
cordia »; Finke, Forschungen und Quellen, p. 238 ; voir aussi Archiv für kunde 
üster. Gesch., t. XV, p. 65. 

(2) Hüsuer, Die Constan:er Reformation..., p. 44, HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire 
des conciles, t. VII, part. I, p. 504, et v. pen Hanor, op. cif.,t. |, p. 1019. 
« maneant in dispositione Ordinariorum juxta antiqua jura ». 

(3) Archiv für k. üsler. Gesch.,t. XV, p. 66. 

(4) Ibid., p. 67 ; voir aussi Du BouLay, Historia Univ. Paris.,t. V, p. 308, 326, 
Dexire, Chartularium Univ. Paris.,t. IV, col. 344. 


Revcog Des Scisxczs reuic., t. VI, 1920. 2 


18 JOSEPH SZNURO 


accommodants. Il est fort probable qu'ils étaient décidés à 
accepter le projet élaboré dès le 30 janvier par l'archevèque 
de Tours et par d’autres délégués français et aux termes 
duquel le souverain pontife garderait toutes les réserves 
jurgs scripti ainsi que la moitié des bénéfices mineurs (1). 
En tout cas, l’accord fut hâté par les nouvelles qui arrivaient 
de France. 

À la fin de l’année 1417, le parlement de Paris avait 
remis en vigueur les ordonnances royales du 18 février 
4407, qui rétablissaient la libre collation des bénéfices. 
Défense fut envoyée aux délégués du roi, présents à Cons- 
tance, de porter un préjudice quelconque « aux libertés de 
l'Église de France » (2). Lorsque malgré les défiances de la 
cour, l'Université reconnut Martin Vcomme pape, le conseil 
du roi lui adressa, le 26 février 1418, des reproches assez 


durs. 
Raoul de la Porte osa répliquer par une apologie, où il 


(1) Ce projet. rédigé pour convaincre les ambassadeurs du duc de Bourgogne, 
a été publié par Fixke, Acta Concilii Const., t. 11, p. 680 682. « De reserva- 
cionibus et beneficiorum collacionibus. Item tollerandum videtur, quod per 
modum tractatus et ad tempus d. n. papa omnia reservata et juris communis 
scripti disposicione conferat et de aliis pro providendo familiaribus suis el 
rezum et principum et d. cardinalium et universitatibus studiorum inediam 
parten conferre possit et valeat alternatisque vicibus ordinarii aliam partem 
wmediam conferant ita quod provisus auctoritate apostolica preferatur et post 
ordinem provisus et sic deinceps ». 

(2) « I fut dit et délibéré par la greisneur partie de dessusditz qu'il estoit 
licite et expellient au Roy de mainteuir et faire tenir l'Église de son royaume 
et Dalphiné de Viennois en ses franchises et libertés anciennes perpetuel- 
ment, à toujours, afin que, de cy en avant, aux églises et bénéfices desditz 
royaume et Dalphiné soit pourveu de personnes ydoines par les ordinaires 
collateurs, et aux benelices electiz par elections et confirmacions, selon la 
teneur des status faiz ès Concils generalx et drois anciens …. les ambassa- 
deurs du Roy estans à Constancez au Consil general ou autres n'aient auc- 
torité ou povoir de faire ou consentir aucune chose ou préjudice desdites 
liberts et franchises ... Et, en oultre, a esté advisé et delibéré qu'il sera 
expédient et convenable, l'Église de France réduite et maintenue en ses 
dites libertés et franchises, que le Rov ... fasse adviser maniéres bonnes et 
seures de faire pourveoir et distribuer aux clers gradusz des Universités et 
autres personnes ydoines des benefices ». Arch. nat., X, 1 a 1480, fol. 112 re, 
cité par Noëz Varois, La France et le Grand Schisme d'Occident, t, 1V, 
p. 421,n. 1. 


LES ORIGINES DU DROIT D ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE 19 


justifiait l'attitude de l'Université et priait le dauphin de 
remettre au pape la disposition des bénéfices et rappelait 
l'avis, publié jadis par l'Université et tendant à obtenir que 
les ordinaires ne fussent plus maîtres de distribuer à leur 
gré les bénéfices du royaume. Mais cette démarche déplut 
tellement au dauphin qu'il fit arrêter incontinent le recteur 
et plusieurs universitaires. Répondant aux bulles par les- 
quelles Martin V lui notifiait son couronnement, le roi parla 
de restaurer les anciennes franchises gallicanes ; et passant 
tout de suite aux actes, il publia deux ordonnances, datées 
l'une de la fin du mois de mars, et l'autre du 2 avril : la 
première rendait leurs droits aux collateurs ordinaires et 
aboliseait toutes les réserves et taxes apostoliques, la seconde 
interdisait de recevoir des grâces expectatives et d'exporter 
l'argent hors de France (1). 

Le moment était donc mal choisi pour s'entêter. Martin V 
ne crut pas raisonnable de défendre trop rigoureusement, 
dans son projet d'alternative, la clause qui limitait le droit 
des collateurs au tiers des bénéfices. Il accepta la proposi- 
tion française qui faisait part égale entre le pape et les col- 
lateurs ordinaires. Dès lors l'élaboration des concordats 
marcha beaucoup plus vite. Dans la quarante-troisième 
session, le 21 mars 1418, après que le cardinal Fillastre eût 
donné lecture de sept décrets réformateurs, sur lesquels les 
députés étaient tombés d'accord (2), on put faire connaître, 


(1) « Ordinamus Ecclesias, personasque Ecclesiasticas .… ad suas antiquas 
franchisias et libertates in perpetuum reducendo quod Ecclesiis ipsorum 
Regni ac Delphinatus ... per electiones, per presentationes, collationes et 
nstitutiones Ordinariorum providebitur, cessantibus .. reservationibus 
generalibus et specialibus ... Insuper quod exactiones pecuniarum'quas ... 
Curia Romana … sibi applicari voluit, penitus cessabunt » ; Ordonnances, t. X, 
p. 445. Et p. 447: « mandamus … ne aliquis deinceps ... aurum vel argen- 
tum, jocalia aut alia quevis preciosa .. extra Regnuim transferat ... ac 
etiam ne aliquis ad antedicta Beneficia ecclesiastica, ... Bullas aut provisio- 
nes seu gratias expectalivas a papa seu aliis ... imposterum sub penis …. 
impetrare presumant nec impetratis utantur ». 

(2) Voici les titres de ces décrets, reproduits par FÉrÉLÉ-LECLERCQ, op. cil., 
t. VII, part. 1, p. 531 : 4° De exemptionibus, 2. De unionibus et incorpora- 
tionibus, 3. De fructibus medii temporis, 4. De simonia, 5. De dispensationi- 
bus, 6. De decimis et aliis oneribus, 7. De vita et honestate clericorumn. 


20 JOSEPH SZNURO 


au moins en partie, le texte des conventions déposées par 
les nations (1). 

Le concordat conclu avec les Allemands visait la Pologne, 
la Hongrie et la Scandinavie ; le second, appelé par Hübler 
« concordat romain » se rapportait à la France, à l'Italie et à 
l'Espagne. Seules, ces deux conventions nous intéressent, 
car l’alternative ne figure pas dans le concordat anglais (2). 

Aux termes du concordat allemand les bénéfices les plus 
importants (dignitates majores post pontificales in collegia- 
tis ecclesiis) demeuraient à la disposition exclusive de ceux 
qui possédaient précédemment le droit de collation : chapi- 
tres ou autres collateurs ordinaires. Pour tous les autres 
bénéfices fonctionnerait l'alternative : une moitié devait être 
pourvue par le pape, l’autre par les collateurs ordinaires. 

Dans le concordat romain les dignités laissées exclusive- 
ment aux collateurs ordinaires étaient les suivantes : les 
dignités majeures des églises cathédrales et collégiales, les 
prieurés, doyennés et prévôlés conventuelles dans les mai- 
sons complant au moins dix religieux. Quant aux autres 
bénéfices, charges, dignités et offices, on adopta le droit 
d'alternative, comme dans le concordat allemand (3). 


(1) La rédaction définitive n'était probablement pas encore achevée, car la 
Chancellerie pontificale ne les enregistra que le 15 avril et la publication offi- 
cielle n'eut lieu que le 2 mai 1418 ; HüsLer, op. cif., p. 51-59. 

(2) Il est probable qu'en Angleterre le S/atute of provisors of benefices de 
1350 resta en vigueur ; [ügurr, Die Constanzer Reformation .., p.115 el suiv. 
(le texte du concordat anglais est p. 207). Dans v. ER Hanpr (op. cit, t. 1. 
p.4076-1071) se trouve un décret du concile de Constance, concernant les 
droits des gradués anglais, quant à la collation des bénétices. 

(3) Voici les textes des deux concordats relatifs au droit d'alternative : 


Concordat romain. 
« De ceteris autem beneficiis (sal- 


Concordat allemand. 
« De ceteris dignitatibus et beneti- 


ciis quibuscumque secularibus et re- 
gularibus vacaturis ultra reservatio- 
nes jam dictas (majoribus dignitati- 
bus post pontificales et principalibus 
in collegiatis ecclesiis exceptis de 
quibus jure ordinario provideatur 
per illos inferiores ad quos alias per- 
tinet nec computentur in turno seu 
vice eorum). Item dominus noster 
papa ordinat, quod per quamcumque 


vis reservationibus jam dictlis}, majo- 
ribus dignitatibus post pontificales 
in cathedralibus et principalibus in 
collegiatis ecclesiis et prioratibus, 
decanatibus seu pracposituris con- 
ventualibus habentibus numerum X 
religiosorum jure ordinario provide- 
atur per praelatos et alios proviso- 
res inferiores, … nec computentur 


in turno seu vice eoruim …. De aliis 


LES ORIGINES DU DROIT D ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE 21 


En Allemagne, si le pape laissait passer le délai de trois 
mois sans exercer son droit de collation, celle-ci revenait à 
l'ordinaire, sans que celte nomination entrâl en ligne de 
compte et portät aucun préjudice à l'exercice ultérieur de 
son droit d'alternative ; le tour ne changeait pas; le colla- 
teur nommait ainsi trois fois de suite (1) 

En France, en Espagne et en Italie, si le candidat, nommé 
à un bénéfice par le Saint-Siège, ne se présentait pas dans le 
délai d'un mois, ou si dans un délai de trois mois il n’in- 
formait pas de sa nomination le collateur ordinaire, ce der- 
nier désignait un titulaire et cette nomination ne lui était 
pas imputée dans l'exercice du droit d'alternative (2). 


aliam reservationem gratiam expec- 
tativam, aut quamwvis aliam disposi- 
tionem, ... non velit, neque vult, 
neque intendebat, nec intendit facere 
non fieri quominus de media parte 
illarum et illorum cum vacabunt 
allernis vicibus libere disponatur, 
per illos, ad quos collatio, provisio, 
praesentalio, electio aut alia quaevis 
dispositio pertinebit ... de consue- 
tudine vel de jure. Ita quod de una 
dignitate, personatu, officio et bene- 
ficio ..… fuerit Auctoritate Apostolica 
provisum, ille ad cujus electionem, 
collationem, .… primo loco pertine- 
bat, de alio immediate postea vaca- 
turo provideat et disponat ... Et ita 
consequenter de singulis hujusmodi 
dignitatibus ... alternis vicibus dis- 
ponatur ». HüeLer, op. cit., p. 176-171. 


quibuscumque dignitatibus officiis et 
beneficiis medietas sit in dispoasitione 


 collatorum patronorum et consti- 


tuentium Êordinariorum seu proviso- 
rum, et allernis vicibus unum cedat 
aposlolico et aliud' collatori patrono 
aul provisori ita quod per quawcum- 
que aliam reservationem ... ultra 
praedictas vel alias dispositiones 
apostolicas seu gratias expectativas 
non fiat collatori patrono vel-provi- 
sori praejudicium in dicta medie- 
tate »; ibidem, p. 199-200. 


(1) « Quoties vero aliquo vacante beneficio cadente in vice et in gratia 


expectativa non apparuerit infra tres menses, … quod alicui de illo 
ordinarius ... 


rit auctoritate apostolica provisuin : 


..… fue- 
de illo libere disponat, 


nec sibi in sua vice cowputetur. beneficia etiam quae per simplicem renun- 
ciationem aut mutationem vacaverint neutri parti computentur»; HüBLer, 
op. cil., p. 111 (voir Archiv. für K. üster. Gesch., t. XV, p. 65). 

(2) « Ubi autem … non appareret aliquis expectans infra mensem legitime 
acceptans et provisus, infra tres menses collatorem seu ejus vicarium certi- 
ficans .. is ad quein pertinet conferat seu disponat, dispositioque ... valeat 
nec ei computetur in sua vice. Item beneficia vacantia per resignationem 
simplicem non cadent sub expectativis et ista et illa quae ex causa permu- 
tationis conferentur neutri parti computentur ; tbiem, p. 200. 


22 JOSEPH SZNURO 


Quant aux grâces expectatives, le concordat allemand les 
interdit pour les bénéfices réguliers, et les concordats 
romains, pour les offices claustraux jouissant de revenus 
nets inférieurs à quatre livres tournois, ainsi que pour les 
fondations charitables (1). 

Enfin, les gradués allemands obtinrent ce qu'ils avaient 
demandé (2), et les français n'ayant pu arriver à un accord, 
reçurent l'assurance que « le Seigneur pape les pourvoirait 
de bénéfices dans la mesure du possible » (3). | 


Ainsi la longue querelle entre la papauté et les collateurs 
ordinaires, après avoir atteint son plus haut degré d'inten- 
sité lors du Grand Schisme d'Occident, fut tranchée par les 
concordals de 1418. 

Ces conventions limitèrent sensiblement le pouvoir du 
Saint-Siège en matières bénéficiales. Affaiblie par le schisme, 
la papauté ne pouvait plus maintenir la (hèse du Moyen Age 
à savoir que le pape est le seul collateur de tous les béné- 
fices de l’Église universelle. 

L’alternative fournit un principe d'entente. Dès lors, elle 
entre dans une phase nouvelle de son histoire. Elle perd 
son caractère spécifiquement gallican, elle cesse d'être une 
mesure provisoire : l'Église l’incorpore à titre permanent 
dans une législation qui, pour n’être pas le droit commun, 
nen élait pas moins appliquée dans la plus grande partie 
de l’Europe. 


(1) HügLer, op. cit., p. 116, 203. 

(2) Ibid., p. 111-180. Le 20 mars 1418 P. de Pulka écrivait sur ce point à 
l'Université de Vienne : « magistri nostri de universatibus Germaniae sollici- 
tissime laboraverunt ad obtinendum quotaum alias ipsis per praelatus obla- 
tam, videlicet 6a® in kathedralibus canonicatibus et praebendis, et 4&ain in coile- 
giatis, et ormunibus beneliciis als curatis et non curatis. Sed praelati fortissime 
resistebant... Unde cum ditticultate maxima obtinuumus 6a partein praeben- 
daruuw in cathedralibus pro iasistris, lice. et bacc. formatis in th., doctoribus 
et licentiatis in altero juriuim... etc. Et sextum parte canonicatuum et prae- 
bendarum in ecclesiis collegiaus... sed de modo iugrediendi restabat datti- 
cultas Maxima »v; Archiv für K. üster. Gesch., t. XV, p. 60. 

(3) HüsLER, op. cut., p. 20. 


LES ORIGINES DU DROIT D ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE 23 


CoNcLUSION. 


Au cours du concile de Constance, comme aux âges précé- 
dents, l'alternative de vacances apparaît comme un expé- 
dient, le seul moyen de terminer les conflits provoqués par 
la collation des bénéfices. 

Le principe, proclamé en 1265 par Clément IV, que « la 
pleine disposition des dignités, offices et bénéfices ecclésias- 
tiques appartient au Saint-Siège » (1), portait la plus grave 
atteinte aux droits des collateurs ordinaires. Les papes sui- 
vants tirèrent de ce principe les conséquences pratiques 
qu'il comportait. Ce faisant, ils ne tardèrent pas à soulever 
les protestations des collateurs de tout le monde chrétien. 

A vrai dire, les plaintes étaient singulièrement justifiées 
à l’époque du Grand Schisme d'Occident, où chacun des 
papes rivaux se servait du droit de collalion pontificale 
pour acquérir des partisans dévoués et pour alimenter son 
trésor. Ajoutons que les titulaires, pourvus par le Saint- 
Siège, en particulier les officiers de la curie, non seulement 
ne résidaient presque jamais, mais n'avaient qu'une préoc- 
cupation : celle de s'enrichir. 

Une telle situation permet de comprendre pourquoi, dans 
les deraières années du xiv° siècle et les premières du xv”, 
des essais d’églises autonomes s’ébauchèrent en Europe. 
La question des collations contribua, pour une grande part, 
à faire pénétrer des idées séparatisies dans la masse du 
clergé et en particulier parmi les collateurs évincés. Les 
princes et les universités encouragèrent ces tendances décen- 
tralisatrices. Les rois, visant au pouvoir absolu, désiraient 
non seulement s'émanciper de l'autorité papale, mais encore, 
à son exemple, posséder dans les bénéfices un principe de 
ressources et de domination. Les universités, ayant acquis 
à la faveur du Grand Schisme une importance doctrinale 
considérable, aspiraient à « se mesler du gouvernement 
du pape et de toutes autres choses » (2), surtout de la 
collation des bénélices qui leur était avantageuse. 


(4) Corpus juris can., lib. IH, tit. IV, De praebendis, c. 2. 
(2) Chronique du héraut Berry, éd. Godefroy, p. 417, 419. 


24 JOSEPH SZNURO 


Ce fut le clergé français qui, le premier, sous l'inspiration 
du roi ct des universitaires, proclama en 1398 « les libertés 
de l'Église gallicane », qui étaient souverainement attenta- 
toires aux droits de la papauté. Les soustractions d'obédience 
fournissaient aux collateurs une occasion de retrouver la 
libre disposition des bénéfices. Mais peu après « le mirage 
de la liberté s’évanouit, les collateurs ordinaires et les pa- 
trons recueillirent de plus cruels déboires » (1). La tutelle 
du roi et de l’Université se changea en tyrannie. La libre 
collation, conquise sur le pape, se trouva presque annihilée 
par les recommandations et les injonctions royales. 

L'alternative de vacances, adoptée par les ordinaires en 
4399, 1400 et 1408, ne fut pour eux qu'un moyen de se défen- 
dre contre l'ingérence importune du roi et de l’Université. 
Quand la papauté eut retrouvé son unité au concile de 
Constance, elle s’etforça de recouvrer également ses anciens 
privilèges bénéficiaux. Trois ans durant, elle lutta dans ce 
but pied à pied; mais finalement elle dut capituler en partie, 
et se contenter d’une cotte mal taillée qu'enregistrèrent les 
concordats. Ce fut l'alternative. La moilié des bénéfices 
vacants appartenait au pape, le reste aux ordinaires : « alter- 
nis vicibus... unum cedat apostolico, aliud collatori ». 

Mais le droit d’alternative, tel qu’il fut instauré en 1418, 
ne termina pas définitivement le conflit entre les collateurs 
ordinaires et le Saint-Siège. Les papes espérèrent encore 
regagner ce qu’ils avaient perdu, tandis qüe les collateurs, 
au contraire, cherchèrent à évincer tout à fait la papauté. La 
lutte reprit donc de plus belle. Elle ne devait point tourner 
en définitive en faveur du Saint-Siège, trop affaibli par la 
crise du Grand Schisme. Les collateurs ne se trouvaient 
plus seuls en face de la papauté. Ils avaient des protecteurs 
puissants et intéressés en la personne des souverains sécu- 
liers. Force fut à Nicolas V de passer avec les princes alle- 
mands le concordat de Vienne (1418), qui régira pour des 
siècles les pays d Empire. 

L'alternative de mois se substituera à l'alternative de 


4, Morcar, La collation des bénéfices au lermps des papes d'Avignon, Paris, 
1021, p. 323, 


LES ORIGINES DU DROIT D'ALTERNATIVE BÉNÉFICIALE 25 


vacances, et cile passera bientôt, avec Clément VIT (1523- 
1534) dans le droit commun (1). Elle est complètement dis- 
parue aujourd’hui, et le nouveau code ne la mentionne même 
pas : on y reconnait aux évêques, sauf quelques exceptions (2), 
le plein droit de conférer les bénéfices de leurs diocèses (3). 

Cependant le code n’a pas aboli l'alternative dans les pays 
soumis à des concordats particuliers (4). Ainsi, en Espagne 
elle existe encore entre le roi et les évèques, pour la colla- 
lion des canonicats. En Pologne, elle est maintenue entre 
le gouvernement civil et l'archevêque de Poznan et l'évêque 
de Chelmno, pour la collation de certaines cures. 

Cette forme d'alternative n'est qu’un dernier vestige de 
l'antique imimixtion du pouvoir séculier dans les affaires 
bénéficiales de l'Église. 


(1) Dictionnaire d'histoire el de géographie ecclésiastiques, Paris, 1914, t. I], 
cul. 803-807 « Alternative ». 

(2) Can. 1431, 1434, 1435. 

(3) Can. 1432. 

(4) Can. 3, voir aussi [Mercari}, Raccollà di concordati su malerià eccle- 
siastiche tra la Santa Sede e le autorilà civili, Roma, 1919, p. 648, 780, 1008. 


LES 


PROBLÈMES DU LIVRE DE JOEL 


(Suite et fin) (4). 


IV 
ÉPOQUE ET RÔLE DU PROPHÈTE 


A la différence de la plupart des autres prophètes-écrivains, 
Joël n’a pas eu le soin de nous renseigner sur son temps. Il res- 
sort de maints passages de son livre que le lieu de son activité fut 
Jérusalem. Mais toute indication explicite sur son époque fait 
défaut. 

Il s'ensuit que la date de notre prophète est très incertaine. A 
plusieurs reprises déjà on a même prétendu qu’il est impossible 

‘de la déterminer. C'est ainsi qu'Abn-Esra (+ 1167) écrivait : 
VI NET 77 N9 «il n'y a pas de moyen pour connaitre 
son époque ». Dans les lemps modernes entre autres Kessner a 
émis la même opinion (2). La plupart des exégèles cependant 
s'efforcent de la préciser ; mais leurs opinions à cet égard sont 
plus discordantes que pour n'importe quel autre prophète. 
Depuis Roboam jusqu'aux Macchabées il n’y a presque pas de 
siècle où on n'ait placé Joël. 

Du moment que son livre se trouve, dans le recueil des douze 
petils prophèles, entre les deux premiers, Osée et Amos, l'opi- 
nion commune jusqu'au xx: siècle élait qu'il avait vécu vers 750 
avant J.-C.. Credner, par une argumenutlalion très ingénieuse, la 
fait reculer d'un siècle environ pour en faire un contemporain 
de Joas : il aurait écril sa prophétie sous la minorite de ce roi 


(1) CF. Revue des Sciences religieuses, Lt. IV, 1924, 555-575 ; t. V, 1925, p. 35- 
51; p. 591-608. 
(2) Dus Zeilulter des Prophelen Joël, 1588. 


LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOEL 27 


entre 870-865. Longtemps les biblistes ont partagé assez unani- 
mement sOn avis. 

Mais dans les dernières dizaines d'années quelques-uns ont 
revendiqué pour Joël une date plus rapprochée de l'exil (par ex. 
E. Künig, Knieschke, Stocks). Un nombre loujours croissant 
d'exégètes le transportent même au temps postexilien, d’ordi- 
naire vers 400 avant J.-C. (par ex. Merx, Cornill, Wellhausen, 
Nowack, Gautier). Ceux qui distinguent deux auteurs reportent 
presque tous le vrai Joël aussi bien que le Deutéro-Joël à 
l'époque postéxilienne. Parmi les catholiques Scholz, van Hoona- 
cker, Tobac, Brassac adoptent une date postérieure à la captivité 
de Babylone, tandis que Schmalohr s'efforce de prouver que Joël 
a vécu peu de temps avant Amos. 

Les argu'nents qui forment la base des différentes hypothèses 
sont multiples et empruntés aux données les plus diverses. On 
peut en distinguer au moins six groupes. Leur examen montrera 
que la plupart n'ont pas la force probante qu'on leur attribue 
généralement. Aucun n'est décisif pour permettre de fixer Joël 
avant l'exil. Seuls quelques rares indices laissent conclure à une 
date poslexilienne et donnent ainsi la possibilité de mieux saisir 
son rôle dans l’ensemble du prophétisme. 


I 


En tout premier lien beaucoup d'exégètes font entrer en ligne 
de compte précisément la place que Joël occupe dans le canon 
hébreu. Or le recueil des douze petits prophetes correspond 
pour la plupart des livres à l'ordre chronologique : il s'ouvre 
par les deux premiers prophètes-écrivains, Osée et Amos; au 
milieu, il contient quatre prophètes qui précèdent l'exil, Michée, 
Nahum, Habacuc, Sophonie; il se termine par trois prophètes 
postexiliens, Aggée, Zacharie, Malachie. Il semble naturel de con- 
clure que Joël, se trouvant entre Osée el Amos, doit se ranger 
parmi les plus anciens voyants. Aussi cet argument a-t-il formé 
de tout temps la base la plus solide de l'opinion qui silue Joël 
avant l'exil. 

Cependant celte présomption est ébranlée par différentes cons 
tatations qui prouveut que lès compilateurs des ecrils propheé- 
tiques étaient ou bien guidés par une tradition erronée au sujet 


28 L. DENNEFELD 


de la suite chronologique de quelques prophètes, notamment de 
Joël, d’Abdias et de Jonas ou bien dirigés par des raisons non 
seulement d'ordre historique mais aussi d'ordre liltéraire. Pour 
ce qui regarde Joël cette impression résulle d'une part des cri- 
tères internes qui permettent, comme on le verra lout à l'heure, 
de le ranger parmi les derniers prophètes, d'autre part précisé- 
ment des conditions étranges de la place qu'il occupe. « On ne 
peut se défendre, écrit M. van Hoonacker (1), d’être frappé de 
l’anomalie de sa situation entre Osée et Amos. Amos et Osée se 
suivent immédiatement à la même époque ; de plus ils ont tous 
les deux, et eux seuls parmi les prophètes canoniques, exercé 
leur ministère dans le royaume du Nord. A s’en tenir à la seule 
considération historique, il est évident que ces deux prophèles 
auraient dû être groupés ensemble ». D'où l’auteur insinue avec 
raison que Joël aurait été inséré au second rang par suite d'un 
rapport d'ordre littéraire avec Amos : le dernier chapitre de 
Joël prédit le jugement de Jahvé sur toutes les nations païennes ; 
le livre d'Amos commence par l'annonce du même jugement 
sur les peuples voisins d'Israël el s'ouvre par cette phrase : 
« Jahvé rugira de Sion et de Jérusalern il fera entendre sa voix » 
(1,2) qui se trouve mot à mot dans Joël (4,16). Le livre d'Amos 
semble ainsi continuer celui de Joël. Fait qui explique suff- 
samment, sans aucune considération d'ordre historique, la place 
qui lui est attribuée. 

Un second groupe d'arguments est emprunté au style, au 
vocabulaire, aux tournures grammaticales du livre. 

Le style est en général classique : ce qui a semblé une raison 
de placer Joël à l’époque classique, donc antique de la littéra- 
ture juive. Mais un prophète de l’époque postéxilienne n’a-t-il pas 
pu écrire un hébreu pur, surtout s’il élait, comme Joël, versé 
dans les livres de ses prédécesseurs”? 

Les données lexicographiques et grammaticales ne se prêtent 
pas davantage à fixer la date de Joël. C'est surtout Holzinger 
qui dans son étude : « Sprachcharacter und Abfassungszeit des 
Propheten Joel (2) les a invoquées : formes aramaïsantes, expres- 
sious qui se rencontrent surlout dans les derniers livres de l'An- 


(1) Op. cif., p. 146 5, 
(2) Dans Zeifschrift fiir die alltestamentliche Wissensehaft 18589, p. 89-131, 


LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOEL 29 


cien Testament (1), en faveur de l’origine tardive du livre. Il est 
vrai que plusieurs de ces mots se trouvent plutôt dans les écrits 
postéxiliens ; mais puisque quelques-uns se rencontrent égale- 
ment dans les textes anciens (2), ceux qui restent sont trop spo- 
radiques pour être décisifs. Notre connaissance du développe- 
ment de l'hébreu biblique n’est pas assez parfaite pour permettre 
de prouver que telle ou telle expression appartient exclusive- 
ment à la langue récente. 

En troisième lieu ce sont les parallèles entre Joël et d'autres 
textes prophétiques qui ont été invoqués comme critère pour 
fixer l'âge de notre prophète. Il y a dans ce pelit livre un nombre 
relativement grand de passages qui se retrouvent plus ou moins 
mot à mot chez d'autres prophèles. Les principales sont les sui- 
vants : Jo 4, 146 — Am 1,2; Jo 4, 18 — Am 9,13; Jo 4,10 — 
Mich 4, 3et Is 2, 4 ; Jo 2,2 — Soph 1, 14-15 ; Jo 4, 18 — Ez 47, 
4 ss; Jo 1, 15 — Ez 30, 2-3 + Is 13. 6; Jo 3, 5 — Abd 17; Jo 3, 
18 — Zach 14, 8; Jo 2, 11 — Mal, 3,2; Jo, 3, 4 — Mal, 3, 93; 
Jo 2, 14 — Jon 3, 9. 

Mais dans ces cas est-ce Joël qui a imité ou reproduit des 
textes antérieurs ou bien ne serait-ce pas lui qui a servi de 
source ou de modèle aux autres? Les deux hypothèses ont déjà 
été faites. C'est ainsi qu’on a exploité l'identité d'Amos 1,2 et de 
Joël 4,16 pour faire dépendre Amos de Joël qui serait ainsi le 
premier prophète-écrivain, tandis que celle de Malachie 3, 23 et 
de Joël 3, 4 autorisait d'autres critiques à ranger notre pro- 
phète après Malachie. Récemment encore M. Schmalohr s'est 
appuyé sur la première identité pour conclure à une date 
ancienne de Joël et à combattre Scholz et van Hoonacker qui 
l'utilisent dans un sens opposé. Cette division n'est-elle pas la 
preuve que ni d'un côté ni de l'autre l'argumentation n'est 
valable ? Le second fait ne peut pas non plus être interprété, 
come par ex. Cornill a essayé de le faire (3), dans le sens que 
Joël cite Malachie. Aucune des autres ressemblances citées ne 
peut davantage délerminer l'âge relatif du prophète. Tout au plus 


(4) En voir les principales chez M. van Hoonacker, op. cif., p. 150 8. 

(2) Voir Bewer, op. cil., p. 58, E. Küniy, Einleitung in das Alle Testament, 
1893, p. 345. 

(3) Einleitung in die kanonischen Bücher des Alten Testamentes. Ve éd., 
1905, p. 204. 


30 L. DENNEFELD 


peut on dire que l'emprunt du côté de Joël est plus vraisemblable 
que la dépendance de tant de prophètes par rapport à son petit 
livre. 

Il existe un autre cas de parallélisme qui, sans être inconnu, 
n'a pas encore été allégué comme argument dans la discussion : 
c'est le terme 95% « le Septentrional » (2,20) qui rap- 
pelle. comme on l’a déjà vu dans le premier chapitre. les textes 
de Jérémie (1, 14, elc.) et d'Ezéchiel (38, 6-15; 39,2) où les 
peuples païens qui attaquent Jérusalem dans les derniers temps 
sont censés venir du Nord. Or l'emploi de cette expression pour 
désigner les sauterelles serait tellement étrange et incompréhen- 
sible, si l'ennemi eschatologique n'avait pas été auparavant 
désigné comme descendant du Nord, qu'il faut le supposer pos- 
térieur aux livres de Jérémie et surtout d'Ezéchiel. Il nous 
semble non seulement probable, comme nous le disions dans le 
premier chapitre, mais certain que Joël s'est inspiré pour cette 
expression des oracles de ces deux prophètes. Quiconque prend 
ce terme pour un nom donné aux sauterelles doit le regarder 
comme une preuve décisive de la date postéxilienne de Joël. 

Une quatrième série d'indications à élé cherchée dans les 
allusions contenues dans notre livre à la situation politique de 
l'Etat juif. 

A l'intérieur, aucun roi n'est mentionné et par contre les 
prêtres semblent posséder le pouvoir. On en a souvent conclu 
que l’auteur écrivait au lemps postexilien. D'autre part, le grand 
succès de l'hypothèse de Credner a été précisément dû au fait 
qu'il expliquait par la jeunesse de Joas le silence gardé par le 
prophète à son sujet et la position prépondérante des prêtres 
dont le chef, le grand prètre Jojada, avait sauvé la vie au prince 
royal et exercait la régence. Mais est-ce que Joël a dû néressai- 
rement parler du roi de sorte que son silence nous oblige à le 
placer à une époque où les rois avaient disparu ou à un temps 
où le roi, par suile de sa minorité, ne Jouail pas de rôle ? Aux 
tenants de la première conclusion E. Kônig réplique très bien 
qu'on s'altendait alors avec autant de raison à la mention du 
chef de l'État postexilien, le gouverneur ou le grand prêtre (1). 
Aux partisans de la Secoude K. Marti répond non moins Judicieuse- 


(4) Op. cit., p. 346. 


LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOEL 341 


ment que la minorilé du roi n’expliquerait pas suffisamment son 
absence dans le discours de Joël, car celui ci invite même les 
nourissons à venir dans le temple, a fortiori aurait-il dû y con- 
voquer le jeune roi (4). £L’argumentum ex silentio n’a donc ici 
aucune force. Il faut en dire autant du fait, relevé par M. van 
Hoonacker (2) et M. Tobac (3), qu'il n’y a aucune trace d'organi- 
salion politique. Il est vrai que comme éléments constitutifs du 
peuple Joël distingue seulement différentes classes selon l’âge, 
le sexe, la condition sociale. Mais, cette énumération étant sufli- 
sante pour désigner la totalité du peuple, il ne s'ensuit pas que 
ce peuple formait alors plutôt une communauté religieuse telle 
qu'elle existait après l'exil qu’un État monarchique comme aupa- 
ravant. 

Quant à la situation extérieure d'Israël; l'attention s'est fixée 
autant sur les peuples qui sont nommés comme ennemis de Juda 
que sur ceux qui ne sont pas menlionnés. Il est uniquement 
question des Égyptiens, des Édomiles, des Phéniciens et des 
Philistins. Dès lors que ces nations se rencontrent surtout dans 
l'histoire ancienne des Israélites, on a tâché de trouver dans les 
paroles de Joël l'écho d'événements survenus sous les antiques 
rois de la Judée. On a rapproché l’oracle contre l'Égypte de l'in- 
vasion de Scheschenq sous Roboam {I Rois 14, 25 ss.), l’oracle 
contre Edom du soulèvement des Edomites sous Joram {II Rois 8, 
20-22), l'accusation, dirigée à l'adresse des Phéniciens et des 
Philistins de l'invasion des Philistins et des Arabes sous le même 
roi Joram (II. Par. 21, 16 ss.) Mais ces rapprochements sont 
purement arbitraires : Aux Égyptiens et aux Édomites Joël 
reproche seulement d'avoir versé le sang de Juifs innocents et 
paisibles qui séjournaient dans leurs pays. sans mentionner un 
élat de guerre entre ces peuples el Juda. Le texte relatif aux deux 
autres nations, ne dit rien des Arabes, tandis que le chroniqueur 
se tait au sujet des Phéniciens. Il n’y a donc aucun fait connu de 
l'histoire préexilienne qui soit visé dans le livre de Joël. 

En conclure à une date postexilienne serait aussi faux que dire 
avec Baudissin (4) et d'autres que la mention des Phéniciens et 


(1) Op. cil.,p. 24. 

(2) Op. cil., p. 148. 

(3) Op. cit, p. 599. 

(4) Einleitung in die Bücher des Alten Testamentes, 1901, p. 501. 


32 | L. DENNEFELD 


des Philistins exclut la date postéxilienne; car l'histoire du 
judaïsme est trop incomplètement rapportée pour permettre 
l'affirmation que les Phéniciens et surtout les Philistins n'y 
peuvent pas figurer. Il est non moins faux de faire valoir la 
mention des Grecs (4,5) auxquels les Phéniciens et les Philistins 
ont vendu les esclaves juifs pour placer Joël après l'exil : les 
Grecs ont très bien pu avoir des relations commerciales avec 
l'Orient dès avant 586 av. J.-C. C'est donc sans motif suffisant 
qu'on a exploité de façon où d'autre dans le débat sur l'âge de 
Joël les passages qui mentionnent les ennemis de Juda. D'autant 
que, comme on l'a vu au chapitre précédent, les passages ne 
sont très probablement pas authentiques : celui qui a trait aux 
Phéniciens, aux Philistins et aux Grecs est tout entier suspect, 
celui qui introduit les Égyptiens et les Edomites au moins en 
partie. 

Un peu plus précises sont les conclusions suggérées par le 
silence de Joël au sujet d'autres nations. Il ne nomme ni les 
Araméens ni les Assyriens et les Babyloniens, ces trois peuples 
qui combaltirent si souvent et si gravement les Israélites pen- 
dant toute la période préexilienne et exilienne que presque tous 
les prophètes de cette époque profèrent des menaces réilérées 
contre eux. Puisque Joël ne les mentionne pas, on peut en dé- 
duire avec une assez grande probabilité qu'il a vécu ou bien 
avant les rencontres de Juda avec ces nations — c'est un des 
principaux arguments de Credner et de ses partisans — ou bien 
après la disparition de ces peuples de l'horizon politique juif. 

Dans cette alternative il faut préférer la seconde hypothèse. 
C’est ce qui résulle de deux autres genres d’allusions, failes à la 
situalion extérieure de Juda. D'abord on constate que, du temps 
de Joël, le royaume du Nord n'existe plus : il n'y a plus aucune 
différence entre Juda et Israël; Juda est Israël 2, 27 : 4, 1-2. 16. 
49. 20. Joël a donc écrit au moins après la destruction de 
Samarie (122 av. J.-C.). En outre, Juda lui-même n'est plus un 
peuple indépendant : il est dispersé parmi les nations; les 
étrangers ont jeté le sort sur lui et ont partagé son lerrain (4, 2. 
Cette siluation suppose la catastrophe de la destruction de Jéru- 
salem en 586. 

Avant cet événement Joël n'aurait pas pu décrire en ces termes 
la situation de son peuple. Nous avons donc ici un indice précis 


LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOËL 33 


que Joël a vécu après l'exil. M. Schmalohr qui, dans son intro- 
duction, réfute sur plus de trente pages tant d'arguments allé- 
gués par les tenants de l'hypothèse postexilienne, n'y souffle 
mot de cette preuve pourtant si décisive. Cet oubli n'est qu'en: 
partie excusé par la manière dont il explique dans son commen- 
taire le verset 4, 2 : il estime qu'on peut très bien l'appliquer à 
la situation créée par l'exil, pourvu qu'on y voie une prophétie. 
faite par Joël deux siècles auparavant. Exégèse qui révèle une. 
fois de plus la conception inexacle que M. Schmaluhr a de notre 
livre au point de vue chronologique. 

En cinquième lieu on essaie de déterminer l’époque de Joël. 
par la situalion religieuse que suppose son livre. Sous ce rap- 
port les exégètles se sont surtout arrêlés au fait que le prophète 
ne reproche aucunement au peuple l'idolâtrie, le culte des hauts 
lieux ou d'autres crimes etils en ont tiré la conclusion qu'il à 
vécu à un moment où ces abus n’existaient pas. La plupart ont 
pensé à l'époque postexilienne, d'autres, Credner et ses partisans, 
au temps de la minorité de Joas où le grand prêtre Jojada aurait 
aboli tout désordre religieux et moral, d'autres encore, par 
exemple Künig, à la période du pieux roi Josias. Déjà cette diffé- 
rence des opinions prouve que le fait en question ne peut pas. 
entrer en ligne de compte dans notre débat. En outre, la con- 
clusion elle-même qu’on en tire et qui forme la base de ces diffé- 
rentes solutions nous semble peu justifiée. Il est vrai que Joël 
ne fait aucune de ces réprimandes violentes et détaillées aux- 
quelles on est accoutumé chez tous les autres prophètes préexi- 
liens. Mais assez d'indices dans ses discours démontrent que de 
son temps le peuple était loin de vivre conformément à la Thora. 
L'invasion des insectes ravageurs qui avaient presque ruiné 
Juda, l'annonce du terrible jour de Jahvé qui va fondre comme 
une tempète sur lui supposent de grandes faules qui ont excité 
la colère divine au plus haut degré. L'exhortation à retourner de 
tout cœur à Jahvé laisse entrevoir que les contemporains de 
Joël l'avaient abandonné et oublié gravement et qu'ils n'étaient 
pas seulement coupables de légères transgressions. 

Cette absence de reproches directs a élé encore interprétée 
d'une autre facon. On a voulu y voir, par exemple Baudissin (4),un 


(1) Op. cit., p. 501. 


R£vue os Scigxces RELIG., t. VI, 1926. 3 


34 L. DENNEFELD 


manque de sentiment moral et on en a conclu que Joël appar- 
tient ou bien à une époque reculée où l'idée morale de Dieu 
n'était pas encore développée, ou bien au temps postexilien, où 
cette idée par suite du formalisme extérieur n'était plus aussi 
vivante. Cette interprétation, aussi fausse que le système évolu- 
tionniste de l'école de Wellhausen sur lequel elle repose, est 
réfutée par le verset 2, 13 : « Déchirez vos cœurs el non vos vète- 
ments ». Cette exhortation révèle une conceplion si pure el si 
intérieure de la religion que selon E. Künig elle suffirait à elle 
seule pour exclure Joël du temps postexilien (1). Cette conception 
religieuse de Joël ne l'a cependant pas empèché d'attribuer une 
valeur assez considérable aux formes extérieures du culte : 
Dans sa description des effels que produira l’effusion de l'Esprit 
de Dieu (3, 1-2) il relève surtout les suites visibles et miraculeuses 
et dans sa prophétie sur l'état de sainteté qui doit orner Jérusa- 
lem à la fin des temps (4, 17) il ne mentionne pas expressément 
la perfection morale de ses habitants, mais leur pureté rituelle. 
La mentalité qui se manifeste dans ces deux cas serait pourtant 
mieux compréhensible après l'exil qu'avant. Mais nous ne vou- 
drions quand même pas avec beaucoup de ceux qui placent Joël 
après l'exil en trouver une preuve dans la grande importance 
quil attribue dans la vie religieuse au jeûne et aux sacrifices. 
Tandis que les anciens prophètes auraient déprécié ces actes 
extérieurs, Joël les recommande chaudement et regarde la cessa- 
tion des sacrifices comme le plus grand des malheurs. Il suffit de 
se rappeler l'exhortalion de notre prophète au culte tout à fait 
spirituel : « Déchirez vos cœurs et non vos vètements », la. 
menacè faite par Osée que Dieu fera cesser les sacrifices pour 
punir Israël (3, 4; 9, 1-4), l'ordre donné par Jérémie à tout le 
peuple d'observer un jour de jeûne (36, 6. 9), pour voir combien 
cette argumentation correspond mal aux faits. 

On a relevé enfin la grande eslime dont Jouissaient, à l'époque 
de Joël, le sacerdoce et le prophétisme. D'après ceux qui préco- 
nisent avec Credner une date très ancienne ce fait ne peut bien 
se comprendre qu'au temps de Joas et le prestige du prophétisme 
serait inexplicable après l'exil. Les exégèles qui rangent Joël 
parmi les derniers prophèles répondent avec raison que le rôle 


(1) Op. cit., p. 346. 


LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOEL 35 


prépondérant du sacerdoce correspond beaucoup mieux au ju- 
daïsme, que le prophétisme, bien qu'éclipsé alors par le sacer- 
doce, avait encore par plusieurs de ses représentants un grand 
ascendant sur le peuple, qu'une puissante personnalité telle que 
celle du prophète Joël s'imposait nécessairement surtout au 
moment d'un grand désastre. 

La considération de la situation religieuse au temps de Joël 
reste donc trop imprécise pour pouvoir être invoquée en faveur 
d'une date certaine. 


Il 


I] nous reste encore à éludier les indications que la doctrine 
de Joël sur le jour de Jahvé est susceptible de fournir au sujet 
de son époque. Outre qu’elles complètent et confirment les 
conclusions précédentes, elles nous permettent en même temps 
d'apprécier le rôle joué par notre prophète dans la théologie de 
l'Ancien Testament. 

La doctrine eschatologique de Joël présente, comme nous 
l'avons vu, surtout deux points caractéristiques : d’un côté il pro- 
met le salut final à tous les Juifs qui en seront rendus dignes 
sans exceplion par l'effusion de l'Esprit de Jahvé ; de l’autre il 
en exclut Lous les païens qui formeront au jour du jugement une 
massa damnata vouée à l’'exlermination. La comparaison avec les 
doctrines analogues des autres prophètes nous mettra en état de 
les juger et de les ranger. 

Tout d'abord la promesse de salut faile à tous les Juifs n’est 
guère concevable dans la bouche d'un prophète avant 586: car 
les voyants préexiliens ont enseigné unanimement qu'à cause de 
la grande corruption du peuple un très petit nombre seulement 
de ses membres seront les héritiers du bonheur messianique. 

Amos prédit avec une sévérité extrême la ruine du royaume 
du Nord. Au peuple qui désire l'arrivée du jour de Jahvé parce 
qu'il en attend une manifestation éclatante du Très-Haut en sa 
faveur (1) il annonce que ce jour sera pour lui ténèbres et non 


(4) M. Schmalobr (op. cit., p. 9} exploite la conception errouée que le peu- 
ple nourrissait sur le jour de Jahvé en faveur de sa thèse que Joël serait 
antérieur à Amos. D’après lui cette conception aurait été due à la prophétie 


36 L. DENNEFELD 


lumière (5, 18) et que Jahvé viendra pour le puniret pour le 
perdre : « comme le pasteur sauve de la gueule du lion une paire 
de jambes ou un bout d'oreille, ainsi seront sauvés les enfants 
d'Israël » (3, 12). 11 déclare même en termes hyperboliques que 
personne ne sera sauvé (9, 1-4). L'extermination du peuple est 
tellement le thème continuel des discours d'Amos que beaucoup 
de critiques regardent comme ajoutés après l'exil les rares pas- 
sages (5, 45 ; 9, 8-15) où on lit que Jahvé ne détruira quand 
même pas loule la nation et qu'un reste en sera sauvé. 

Quelques années plus tard Osée émet à peu près les mêmes 
idées. Puisque Israël est devenu aussi infidèle à Jahvé qu’une 
femme adullère à son mari (ch. 1-3), un jugement impiloyable 
l'attend. Aux jours du: châtiment la tribulation sera si grande 
que les hommes diront aux montagnes : « Couvrez-nous et aux 
collines : Tombez sur nous ! » (10, 8). D’après l’oracle saisissant 
de 13, 12-14, 1, Jahvé vouerait le peuple à la ruine complète. 
Cependant, parce qu'il est Dieu et non pas un homme, il ne 
s’abandonne pas aux sentiments de vengeance et de colère (11, 
8-9) ; il n’extermine pas Israël après l'avoir créé et choisi. Quel- 
ques-uns survivront à la catastrophe et Jahvé les fera revenir de 
l'exil et ils formeront avec leur descendance innombrable les 
membres saints et heureux du nouveau royaume de Dieu sur 
terre (2, 1-3. 16-95 ; 3, 1-5 ; 5, 13-6, 3 ; 11, 10. 11 ; 12, 105 ; 14, 
2-9). Bien que chez Osée les prophéties de salut soient beaucoup 
plus fréquentes que chez Amos, l'annonce du jugement prédo- 
mine d'une façon si nette dans son livre que plusieurs critiques 
regardent également toutes les promesses de salut, même res- 
treintes à un petit reste, comme des interpolations, faites après 
le retour de Babylone pour rendre les oracles du prophète con- 
formes aux vues judaïques. 

Le désastre dont Amos et Osée ont menacé le royaume israëlite, 


de Joël sur le salut des Israëlites. Par suite la masse aurait attendu le bon- 
heur messianique sans tenir compte de ce que Joël l'avait lié a sa conversion 
comme à une condition indispensable. — Par cette opinion M. Schmalohr 
met Amos en opposition non seulement avec l'attente du peuple mais néces- 
sairement aussi avec la prédiction de Joël Ini-méème. Par l'annonce d'un 
jugement qui cause la ruine de la nation presque tout entière Auos contre- 
dirait de la facon la plus formelle la prophétie de son prédécesseur, ce qui 
est bien invraiscmblable. 


LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOËL 37 


Isaïe l'a prédit au royaume judéen. Le peuple de Juda est 
presque aussi indigne du Dieu trois fois saint que celui d'Israël : 
« c'est une nation pécheresse, chargée d'iniquité, une race de 
méchants » (1,4), qui ressemble aux Sodomites et aux Gomor- 
rhites (4, 10) « C'est pourquoi la colère de Jahvé brûle contre 
son peuple,.… il le frappe de telle façon que les montagnes trem- 
blent et que ses cadavres gisent dans les rues comme du fumier » 
5,25. Les épreuves purifieront la nation, comme le feu purifie 
le métal (1, 25). Un petit nombre seulement de ses membres sera 
sauvé. C'est précisément Isaïe qui a énoncé et développé de pré- 
férence l'idée d’un saint reste qui échappera à la ruine (1, 21-26; 
4,2; 7, 3; 10, 20 ss; 11, 11; 28, 16 ; 30, 17). Il relève que, 
même si le peuple était aussi nombreux que le sable de la mer, 
seul un reste survivra (10, 22) aussi insignifiant qu’un mât au 
sommet d'une montagne et un signal sur une colline (30, 17). 

Michée partage tout à fait cette doctrine de son maître. Avec 
une véhémence et une sévérité qui le font ressembler à Amos il 
lance des blâmes et des anathèmes à l'adresse des Hiérosolymi- 
tains ; car il relève chez eux outre la dépravation totale des 
mœurs (7, 1-6) l'illusion présomptueuse qu'aucun malheur ne 
leur arrivera parce qu'ils forment le peuple de Dieu et que le 
temple se trouve au milieu d'eux (3, 44). Il proclame dans les 
termes les plus catégoriques la chute de Jérusalem : Sion sera 
transformée en un champ par la charrue et la cité deviendra un 
tas de décombres (3, 12) ; un faible reste seulement survivra 
(2,12; 4,6; 5,6). Quelques critiques avancés contestent aussi 
à Michée, comme à Amos et à Osée, tous les passages qui annon- 
cent le salut au moins à quelques membres de la nation. Ils 
nient même en partie l'authenticité des prophéties analogues du 
livre d'Isaïe. 

Nahum et Habacuc sont lcs seuls prophètes préexiliens qui ne 
font pas le procès d'Israël et ne lui annoncent pas un jugement 
sévère. Mais il ne s'ensuit pas qu'ils fussent d'un sentiment 
opposé à celui de tous les autres; car ils ne s'occupent qu'inci- 
demment de leur peuple età un point de vue qui n'est pas 
eschatologique, qui ne révèle donc pas leur conception du sort 
d'Israël au jour de Jahvé. 

Nahum invite Juda à la joie à cause de la chute ininente de 
Ninive; car « Jahvé restaure la vigne de Jacob que des dévasta- 


38 L. DENNEFELD 


leurs avaient dévastée ». (2, 3). Rien n'indique que cette restau- 
ration de la vigne de Jacob signifie l’arrivée de l'ère messianique. 
On n'a donc pas le droit de reprocher, à Nahum comme l’a 
fait W. Staerk {1) un nationalisme étroit par suite duquel il pré- 
dirait à Juda le rétablissement définitif sans le faire dépendre 
du relèvement moral. On n’a pas non plus besoin, pour expli- 
quer l'absence de reproches graves de placer avec Sellin (2) la 
prophélie de Nahum à l’époque où Josias avait déjà accompli 
la réforme religieuse grâce à laquelle le renouveau moral aurait 
eu déjà lieu. Nahum annonce tout simplement que, le plus grand 
oppresseur de Juda disparu, son peuple se remettra. 

Habacuc, dans le psaume qui forme le chapitre final de son 
livre, décrit une théophanie à la façon du psaume 18. Jahvé 
apparaît pour sauver le peuple élu avec son roi. Ce psaume n'a 
aucune partie eschatologique et ne décrit pas, comme le veut 
par exemple Guthe, (3) le jugement final des païens en faveur 
d'Israël. : 

Le contenu principal du livre de Sophonie est comme celui du 
livre de Joël la prédiclion du jour de Jahvé et du jugement uni- 
versel. Mais il y a entre les deux prophètes celle grande diffé- 
rence que d'après Sophonie le jugement atteindra en premier 
lieu Juda. Les païens seront également punis, mais d'abord et 
surtout les Israélites. Jahvé étendra sa main sur Jérusalem et 
sur Juda pour exterminer les idolâtres qui ne l'ont pas cherché 
(4, 4-6). Les terreurs du jugement seront si grandes que les 
hommes marcheront comme des aveugles; leur sang sera ré- 
pandu comme de la poussière et leurs cadavres comme de 
l'ordure (1, 17). Ceux-là seulement seront sauvés qui seront 
humblement soumis à Jahvé et qui cherchent la justice (2, 3). 
Ils formeront un peuple humble et petit. Ce « reste d'Israël » ne 
commettra plus d’iniquité el sera tranquille et heureux {3, 43). 

Enfin Jérémie et Ezéchiel, les deux grands prophètes qui ont 
vu la chute de Jérusalem, ont eu les mêmes perspectives sur 
l'avenir messianique d'Israël que leurs prédécesseurs. A cause 
de l'énorme culpabililé de la plupart des Israélites la ruine du 


(4) Das assyrische W'ellreich im Urteil der Prophelen, 190$, p. 1739. 
(2) Op. cit., p. 310 s. 
(3) Dans E. Kautzsch, op. cit., t. IE, p. 75. 


LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOËL 39 


peuple comme tel est une inéluctable nécessité. Ils le disent et 
le redisent avec les expressions les plus fortes (Jér. 8, 16 ; 14, 
12 ; 15, 6 ; Ez. 33, 28). Leur seule consolation consiste dans l’es- 
pérance qu'au moins un faible reste échappera à la vengeance 
divine et yerra le bonheur messianique (Jér. 5, 18 ; 23, 3 ; 24,5; 
30, 3. 7-11; 31,7. 37; Ez. 5,1 ss; 9,1 ss.; 19, 16; 14,192 ss.). Ce 
reste qui sortira intact du crible des épreuves se recrutera uni- 
quement parmi les Israélites qui avaient été conduits en exil 
avant 586; car ceux qui survivent en Juda et à Jérusalem sont 
trop corrompus pour pouvoir se convertir (Jér. 24; Ez. 14, 12-23; 
15, 1-8). 

Tel est l'enseignement des prophètes avant l'exil et durant la 
première période de l'exil. Joël enseigne tout à fait le contraire. 
Il est donc impossible de l'insérer dans la liste des voyants de 
la période assyrienne et babylonienne. Sa doctrine cadre beau- 
coup plus avec celle des successeurs d'Ezéchiel. 

On le voit déjà dans Isaïe 13-14 ; 40-55 (1). La siluation histo- 
rique que supposent ces prophéties est la fin imminente de 
l'exil, Bien que le peuple juif fût alors loin de ressembler à un 
faible reste — ses membres s'étaient créé des situations si avan- 
tageuses que la plupart préféraient rester en Mésopotamie ; ceux 
qui rentrèrent en Palestine, donc la moindre partie, furent au 
nombre de plus de soixante mille — le prophète proclame que 
les Israélites ont déjà été trop punis, qu'ils ont reçu le double 
de ce qu'ils avaient mérité /40, 2). Jahvé éloigne dès maintenant 
de Sion la coupe de sa colère et elle ne la boira plus (31, 29). 
Jahvé fait disparaitre les péchés d'Israël comme un brouillard 
(44, 22). Ce n'est que transitoirement qu'il avait abandonné son 
peuple (54, 7-8) ; il lui jure qu’il ne s’irritera plus contre lui et 
que s0n alliance sera dorénavant inébranlable (54, 9-10). 

Immédiatement après le retour, Aggée annonce à ses coreli- 
gionnaires, malgré leur grande négligence dans la construction 
du temple, que Jahvé ébranlera sous peu ciel et terre et renver- 
sera les nations païennes en faveur d'Israël (2, 6 ss.) 

Zacharie professe dans ses chap. 1-8 que le peuple entier de 


(1) Sur les raisons qui permettent d'utiliser ces chapitres 13-14, 40-55 
coinimne source exilienne, les chapitres 24-27, 34-35 et en grande partie 56-66 
comme source postexilienne voir J. Touzarnl, Dictionnaire apologétique, 
t. 11, col. 16 24. | 


40 L. DENNEFELD 


Juda avait bien mérité le châtiment de l’exil (7, 9-44), mais qu'à 
l'avenir Juda dans sa totalité n’a plus à craindre le jugement ; 
les malfaiteurs qui se trouvent et se trouveront encore dans son 
sein seront punis et exterminés individuellement (5, 1-4). 

La seconde partie de Zacharie, chap. 9-14, contient sur la 
manière dont Israël atteindra le bonheur messianique des idées 
très différentes. D'après les chapitres 9, 12 et 13 le peuple tout 
entier l'acquerra sans avoir besoin de passer par des épreuves. 
Jahvé conduira le Roi-Messie en triomphateur sur ses ennemis à 
Jérusalem (9) et repoussera la dernière grande attaque des païens 
sur la ville sainte, bien que les habitants se soient rendus cou- 
pables du meurtre du « bon pasteur » (12-13). D’après le chapitre 
14 par contre la cité sainte sera, lors de ce dernier assaut, con- 
quise el privée de la moitié de ses habitants; ce n’est qu'après 
avoir laissé les ennemis commettre les crimes les plus affreux 
que Jahvé les refoulera et relèvera la ville. Enfin d'après le 
. chapitre 11 (+ 13, 7-9), la grande masse de la population est 
tellement corrompue que le glaive de Jahvé en exterminera les 
deux tiers ; le dernier tiers sera fondu et éprouvé comme l'or et 
l'argent. | | 

La dernière de ces trois conceptions est tout à fait préexilienne 
et s'explique seulement si on suppose que l'auteur non seule- 
ment a pris comme point de départ de sa description le temps 
qui précède la captivité de Babylone, mais qu'il répète aussi les 
idées de cette époque reculée (1). 

La seconde ressemble si peu à la prophétie des deux chapitres 
précédents qu'on a souvent} conclu pour le ch. 14 à un autre 
auteur que pour les ch. 12-13. Elle est en outre en désaccord 
avec Ez. 38-39 et Joël 4, où se retrouve la vision des nations 
réunies contre Jérusalem et de leur défaite devant les murs de 
la ville. Elle n'entre donc pas dans le cadre de ce groupe d'oracles 
et pas davantage dans celui des autres prophéties messianiques 
de l'époque postexilienne. Cette deuxième conception ne peut 
pas plus que la troisième représenter l'espérance qu'on nourris- 
sait après le retour. Celle-ci est contenue dans la première où 
s'aftirme l'idée d'un salut universel de la nation. 

Parmi les oracles, réunis dans 1s. 56-66, ceux qui reflètent la 


(4) Voir van Hoonacker, op. cit., p. 649 ss. 


RS EE en 


.LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOEL 41 


situation de la fin de l'exil ou du temps qui la suit immédiate- 
ment (surtout 56, 1-8 ; 57, 14-21 ; 58-64; 66) n'annoncent aucun 
jugement d'Israël bien que les plaintes sur la corruption morale 
n’y manque pas (39, 1-15. 66, 17 ss.) : dès que cessera le désor- 
dre, le salut viendra avec grand éclat (58, 8) pour les habitants 
de Sion (60--62) ; ceux par contre qui cadrent mieux avec le 
commencement de l’exil ou le temps qui précède 586 (surtout 
56, 9-57, 13; 65) contiennent des menaces de ruine à laquelle 
un reste seulement échappera (37, 12-13 ; 65, 8). 

L'apocalypse d’Isaïe 24-27, qui décrit le jugement du monde 
entier, nomme seulement les pécheurs et les païens comme vic- 
time de la colère divine. Le peuple élu est, au contraire, épar- 
gné ; Jahvé lui dit: « Va, mon peuple, entre dans tes chambres ; 
ferme les portes sur toi; cache-toi un peu jusqu’à ce que soit 
passée la colère (26, 21). 

Abdias réserve également les terreurs du jour de Jahvé aux 
autres peuples, surtout aux Edomites, et promet comme Joël aux 
Israélites qu'ils seront sauvés à Sion. 

Malachie reproche à la communauté des rapatriés une grande 
négligence dans l'observation de la Thora; il va jusqu'à dire 
que toute la nation fraude Jahvé (3, 9), Pour 14 châtier Jahvé 
viendra sous peu exercer un Jugement sévère : il sera pareil au 
feu du fondeur et au sel de lessive des foulons (3, 2). Chaque 
prophète préexilien aurait prédit qu'alors presque tous les 
Israélites seront exlerminés. Malachie, au contraire, annonce 
à la fin que Jahvé enverra avant la venue de son jour le prophète 
Elie qui convertira le peuple à Jahvé de sorte qu'il n'aura 
pas besoin de frapper le pays d'anathème (3, 23-24). Bien des 
critiques nient l'authenticilé de ces derniers versets ; et pour- 
tant ce sont précisément ceux qui, au point de vue eschatologi- 
que, donnent aux prophéties de Malachie leur vrai caractère 
judaïque. 
+ Daus le livre de Daniel le peuple juif apparait comme le peuple 
de prédilection de Jahvé. Les empires païens seront renversés 
et Israël comme tel, sans avoir besoin de passer par un juge- 
ment, sera digne d'obtenir un règne mondial (2, 44; 7, 18. 22); 
carilest le peuple des saints du Très-Haut (7, 27). Cependant, 
conformément à la situation de l'époque macchabéenne, où beau- 
coup de Juifs reniaient la foi de leurs pères et acceptaient des 


49 L. DENNEFELD 


mœurs païennes, il est expressément dit que les justes seuls 
entreront dans le nouveau royaume de Dieu (12, 1.10). 

Cet aperçu sur les idées prophétiques concernant le salut 
d'Israël montre clairement que Joël se range parmi les prophètes 
postexiliens. Car autant sa promesse du salut de tous kes Israéli- 
tes est peu en harmonie avec celles des prophètes anciens, autant 
elle correspond à celles des prophètes judaïques. Cette compa- 
raison fournit l'argument le plus solide pour placer Joël après la 
captivité, argument qu'il faut d'autant plus relever qu'on lui a 
prêlé jusqu'ici moins d'attention. Rien en mème temps ne fait 
mieux ressortir la place unique de Joël dans le prophélisme. Ce 
rôle se révèle encore davantage, quand on met en relief, par une 
comparaison analogue, le second point caractéristique de sa 
doctrine : savoir la ruine de tous les païens. 


III 


Tous les prophèles concoivent Jahvé comme maitre absolu de 
l'univers et de tous les hommes et le présentent par suite comme 
juge non seulement du peuple élu mais aussi des nations païen- 
nes. | 

C'est ainsi que le livre d’Amos s'ouvre par le jugement annoncé 
à sept peuples voisins d'Israël (1-2, 5). Parce qu'ils ont trans- 
gressé les lois les plus élémentaires de l'humanité, le berger de 
Tekoa prédit aux uns l'extermination complète, aux autres seu- 
lement la destruction de leurs maisons. Cependant la menace 
d’extermination n’est, comme dans les discours qu'il adresse à 
Israël, qu'une hyperbole poétique, comme il résulle de la fin de 
son livre (9, 12), où il promet aux Israélites qu'ils conquerront 
pendant la période messianique Îles nations autrefois dominées 
par David, c'est-à-dire ces mêmes voisins dont il avait tout 
d'abord présenté quelques-uns comme absolument détruits. 

Tandis que le regard d'Amos ne va pas au-delà des pays limi- 
trophes, celui d'Isaïe embrasse tout le monde antique (1). Dans 
une série d'oracles il s'adresse aux empires de son temps, surtout 
en tant qu'ils entraient en relation avec Juda. Tantôt il les dé- 
crit comme l'instrument dont Jahvé se sert pour châtier son 


D n'ya pas lieu de citer Osée qui parle à peine des paiens. 


“+ 


LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOEL 43 


peuple, tantôt il leur reproche leurs crimes, surtout leur hostilité 
contre Sion. Il annonce à chacun qu'il sera abattu. Plusieurs 
fois Isaïe voit aussi les peuples païens réunis dans une grande 
entreprise contre Jérusalem (17, 12-14; 29, 1-8 ; 30, 27-33); mais, 
même alliés, ils seront dispersés et anéantis comme de la paille 
(47,13; 29,5), embrasés par le souffle de Jahvé comme par un 
torrentde soufre (30, 33). 

Cependant Isaïe n'adresse pas seulement aux païens des sen- 
tences de ruine, mais aussi des promesses de salut. Aux seuls 
Philistins il annonce une destruction complète (14, 30). Même 
pour les Assyriens, les ennemis les plus redoutables d'Israël, il 
prévoit un petit reste qui échappera à la catastrophe (10, 19). 
Dans l'oracle sur Moab il exhorte ses propres coreligionnaires à 
abriter les fugitifs de ce peuple : par cette clémence le trône de 
Jérusalem sera affermi (146, 3-5). Aux Éthiopiens Isaïe prédit 
d'abord leur désastre, ensuite leur conversion à Jahvé auquel 
ils apporteront des présents (17, 1-7;. Sur l'Egypte sa prophétie 
est encore plus brillante: Jahvé ira lui-même irriter ce pays et 
le frapper de maux terribles (19, 1-17) ; la suite en sera la con- 
version des Egyptiens,; ils s'uniront même aux Assyriens pour 
servir en commun Jahvé, et les deux nations auront part aux 
privilèges d'Israël (19, 18-23;. L'universalisme le plus large se 
manifeste dans la célèbre vision de la montagne de Sion où les 
nalions affluent pour apprendre la vérilé et pour vivre selon les 
préceptes de Jahvé (2, 2-4), vision qui remonte probablement 
chez Isaïe et chez Michée à une source antérieure. Il n’y a aucune 
raison décisive pour nier l’authenticilé de ces prédictions sur la 
conversion des païens. | 

Michée, conformément au ton sévère dont il s'adresse aux 
Israélites, menace aussi les païens d'une façon très dure. À 
l'époque messianique les peuples qui attaqueront Jérusalem 
seront foulés devant les murs de la ville comme les gerbes sur 
l'aire (4, 11 ss.). La fille de Sion, qui aura dans ce but des cornes 
de fer et des sabots d'airain (4, 13;, ne se contentera pas de la 
défensive : elle prendra l'offensive, pour sévir parmi les nations 
comme un lion parmi les troupeaux (5, 7). Cependant ces peu- 
ples ne seront pas anéantis. Quand ils verront les miracles fails 
par Jahvé lors de la restauration d'Israël, ils seront tellement 
consternés qu'ils lècheront la poussière comme des serpents et, 


44 L. DENNEFELD 


tremblants, rendront hommage à Jahvé (7, 16-17). Puisque 
le royaume du Messie s'étendra jusqu'aux extrémités de la 
terre (5, 3), les peuples païens en feront partie. Ils iront 
même en pèlerinage à Sion qui sera le centre religieux de la terre 
(4, 1-5). 

Nahum et Habacuc présentent également Jahvé comme le 
maître suprême des nations au cours de l'histoire. Le second 
prédil que « la terre sera remplie de la connaissance de la 
gloire de Jahvé comme les eaux qui couvrent la mer » (2, 14); 
mais, comme cette prédiction ne cadre pas avec le contexte et 
qu'Habacuc ne décrit pas des événements du temps final mais 
l'histoire de son époque, mieux vaut la regarder avec Sellin 
et d’autres comme la glose d'un lecteur qui l'a empruntée à 
Is. 41, 9. 

Sophonie, dans sa description des terreurs du jour de Jahvé, 
énonce à plusieurs reprises que tous les hommes périront (1,3. 
18) et que toute la terre sera consumée par le feu du zèle de 
Jahvé (1, 18 ; 3, 8). Mais, comme il suppose que, malgré la sévé- 
rité du jugement, un reste d'Israël survivra, il prévoit que les 
autres nations continueront aussi à exister et finiront par se con- 
vertir: toutes les îles adoreront Jahvé (2, 11) ; les peuples auront 
des lèvres pures, ils invoqueront le nom du Seigneur d'un com- 
mun accord et viendront des régions les plus lointaines lui 
apporter des offrandes (3, 9-10). 

Jérémie déclare qu'il n'est pas seulement envoyé comme pro- 
phète pour son peuple, mais aussi pour les autres nations (1, 8. 
10). En paroles magnifiques il exalte Jahvé comme le souverain 
de tous les peuples (10, 7. 10 ; 16, 19; qui punit les païens plus 
encore que les Israélites (25, 28; : Tandis que Jahvé n'exterminera 
pas tout à fait Israël, il exterminera les peuples, parmi lesquels 
celui-ci fut dispersé (30, 11). 

Cette menace n'empêche pourtant pas le prophète d'annoncer 
aux ennemis d'Israël leur retour en grâce. Jahvé, après avoir 
arraché «les méchants voisins » qui attaquérent l'héritage de 
son peuple, aura de nouveau pitié d'eux et ils les ramènera cha- 
cun dans son pays, et, dans la mesure où ils se convertiront, 
il les fera prendre place au milieu de son peuple élu {12, 14-16). 
D'une facon analogue, après avoir prédil aux Moabites, aux Am- 
monites et aux Élamites la dévastation et la désolation, Jérémie 


LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOEL 45: 


leur promet que Jahvé, à la fin des jours, les rétablira (48, 47; 
49, 6. 39) (1). 

Tandis que les conceptions de Jérémie et d'Ezéchiel se ressem- 
blent beaucoup en ce qui concerne le jugement d'Israël, elles 
diffèrent assez au sujet de l'avenir des nations païennes : Ezéchiel 
ne connaîil pas de salut messianique pour les autres peuples. 
Dans son cycle d'oracles à l'adresse des païens (ch. 25-32) il 
annonce tour à tour aux différents ennemis de sa nation l'exter- 
mination et la dévastation. Il n'y a qu'une seule prophétie clé- 
mente, celle qui concerne l'Égypte : après quarante ans de dis- 
persion et de ravage elle sera rétablie; mais son empire sera 
très réduit, ainsi que le nombre de ses habitants (29, 13 ss.). 
À aucun peuple Ezéchiel ne promet qu'il prendra part au bonheur 
messianique. Îl répète sans cesse que les merveilles faites par 
Jahvé lors du rétablissement de son peuple révèleront aux autres 
nations que Jahvé est le seul vrai Dieu; mais il n'annonce jamais 
la vraie conversion d'une nation païenre et son union avec les 
Israélistes. 

Pour lui l'ère messianique‘comporte encore de grandes hosti- 
lités des païens contre le peuple de Dieu. Quand les dispersés 
seront retournés en Canaan et y vivront tranquillement, il y aura 
contre eux une dernière expédition de peuples, venant surtout 
du Nord et guidés par un certain Gog. Une armée immense enva- 
hira la Terre Sainte. Mais au lieu d'anéantlir Israël, elle sera elle- 
même abattue par Jahvé d'une façon aussi miraculeuse que terri- 
ble. Cette défaite fera plus que jamais resplendir la gloire de 
Jahvé de sorte que les peuples reconnaîtront qu'il est le seul 
‘Dieu (38-39). C’est encore une fois l'unique effet que doit produire 
selon le prophète cette nouvelle et plus grande manifestation du 
Très-Haut sur les païens. 

Une attitude bienveillante envers les Gentils se révèle par 
contre dans [s. 40-55. Bien qu'on y trouve le souvenir douloureux 
des outrages et des souffrances qu'ils ont causés aux Israëélites 
(p. e. 51, 17-23) et que la revanche de ceux-ci soit annoncée (41, 
13; 42,13; 45, 14: 49, 22 ss.), le salut est promis à tous les peu- 
ples. Jahvé devant lequel les nations sont comme des gouttes 


(4) Le verset 46, 26 qui annonce ce rétablissement aussi aux Egyptiens 
semble étre ajouté après coup. 


46 L. DENNEFELD 


d'eau dans un seau (40, 15), se manifestera plus que jamais au 
monde précisément par le rétablissement d'Israël (52, 10). A 
l'avenir il se servira de son peuple (42, G. 49, 6: et surtout de son 
« Serviteur » pour apporter la vérilé à tous les hommes et 
pour procurer le salut aux pays les plus lointains (49, 6). 

Dans les chapitres suivants, Is. 56-66, la participation des 
paiens au bonheur messianique est encore plus explicitement 
proclamée. La maison de Jahvé sera une maison de prière pour 
tous les peuples (36, 7) qui seront attirés par la lumière de Jéru- 
salem (60, 1 ss.). Tous ceux qui veulent s'associer à Jahvé, 
seront reçus sans exception (56, 3. 6). Jahvé choisira même des 
prêtres parmi les païens convertis (66, 21). Ceux, par contre, qui 
ne voudraient pas se convertir seront d'autant plus punis (59, 
15-20; 63, 1-6; 66, 14-16]. 

Aggée prévoit que sous peu les nations seront bouleversées, 
les trônes de leurs rois seront renversés et leurs armées détruites 
(2, 6. 22). Indirectement il annonce la participation des païens au 
règne messianique en disant qu'alors les trésors de tous les 
peuples afflueront au temple f2, 7). 

Zacharie, sauf qu'il annonce que les cornes des nations qui 
ont dispersé le peuple de Dieu seront abattues (2, 1-41, se montre 
très favorable aux païens. Il prophétise qu'après la restauration 
d'Israël beaucoup de peuples se rallieront à Jahvé (2, 15); les 
habitants des grandes villes s'engageront à aller à Jérusalem (8, 
20-21); des gens de toutes les nations saisiront les pans de la 
robe des Juifs en disant : « Nous allons avec vous; car nous 
avons entendu que Dieu est avec vous » (8, 23). 

Dans la seconde partie du livre (9-14) se rencontrent les mêmes 
idées : après l'installation du rovaume messianique ceux qui 
restent des Philistins se convertiront et seront comme une tribu 
de Juda (9, 7). Après la défaite foudrovante des nations devant 
Jérusalem les survivants « viendront chaque année pour adorer 
le roi Jahvé des armées et célébrer la fète des tabernacles; ceux 
qui ne viendront pas...…., sur eux ne descendra point de pluie » 
(14, 16-17). 

Dans l'apocalypse si mystérieuse d'ls. 24-27, à côté des pro- 
messes à l'adresse des Juifs et des menaces à l'adresse des gen- 
tils, il y à aussi une prophétie rassurante pour ces derniers : Jahvé 
préparera un festin à Sion pour tous les peuples et enlèvera sur 


LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOEL 47 


cette montagne le voile de tristesse qui couvre les nations 
(25, 6-7;. | 

Dans les prophélies de Malachie des vues universalistes au 
sujet des païens se mêlent aux idées particularistes. Les Israélites 
forment presque l'unique objet de ses préoccupations; à eux 
seuls il annonce le jugement, à eux seuls aussi le salut. Bien que 
du levant au couchant le nom de Jahvé soit grand parmi les peu- 
ples et qu'on offre partout à Jahvé un sacrifice pur {1, 11), il ne 
promet pas expressément que les païens prendront part au bon- 
heur du temps messianique. Il prédit seulement qu'à cette époque 
les peuples estimeront les Israélites heureux (3, 12). Pour rele- 
ver encore davantage la préférence de Jahvé pour Israël, Mala- 
chie décrit au commencement de son livre la destruction des 
Edomites qui descendent pourtant d'Esaü, frère de Jacob. 

Abdias annonce également aux Edomites leur ruine. Mais 
d'après lui le jugement qui les consumera sera en même temps 
un jugement universel qui doit anéantir à l'exception d'Israël 
tous les autres peuples qui « boiront toujours (la coupe des chà- 
liments\.... et seront comme s'ils n'avaient point été » (16). 

Le livre de Daniel décrit la ruine des empires mondiaux et 
l'éreclion du royaume de Dieu, Il y est dit que ce royaume 
embrassera toutes les puissances (7, 27); tous les peuples en 
seront par conséquent les sujets. Il n'est pas expressément ques- 
tion d’un autre avantage dont les païens se réjouiront durant 
l'ère messianique. 

L'auteur du livre de Jonas professe un universalisme très 
libéral. [l enseigne que Dieu veut sauver tous les hommes, non 
seulement les Juifs, mais aussi les païens, el qu'il a même pitié 
des animaux. | 

Telles sont les idées des prophètes sur le sort des peuples 
païens à la fin des temps. Tous les voyants leur ont annoncé un 
Jugement sévère à cause de leurs crimes. Quelques-uns leur font 
en même lemps de brillantes promesses sur leur participation au 
bonheur messianique. Ces promesses se trouvent à toutes les 
époques de l’histoire du peuple élu. D'autres, surtout Ezéchiel, 
Malachie, Daniel, ne disent rien du salut final des païens. D'après 
la manière dont ils parlent de leur situation au temps messiani- 
que, ils semblent même les en exclure. Un seul, Abdias, les exclut 
formellement et les voit pour toujours voués à la colère divine. 


48 L. DENNEFELD 


La doctrine de Joël sur l'extermination de lous les païens au 
jour de Jahvé ressemble tout à fait à celle d'Abdias et a des 
liaisons avec celle d'Ezéchiel et des autres prophètes après lui 
qui ont une conception plus ou moins étroitement nationale du 
salut. Elle est donc un nouvel indice sur l'époque à laquelle notre 
prophète a vécu; car avant l'exil un tel exclusivisme ne se ren- 
contre pas. 

C'est ainsi que les deux points caractéristiques de l'enseigne- 
ment de Joël, le second pourtant moins que le premier, invitent 
à le ranger parmi les prophètes du judaïsme postexilien. Mais 
pas plus que les äutres critères de son activité tardive ils ne per- 
mettent de préciser davantage la période de l’hisloire pendant 
laquelle il a exercé son ministère. 

Sur ce double point la comparaison avec les perspectives pro- 
phétiques similaires nous met du moins en élal de reconnaître 
dans toute son ampleur l'originalité doctrinale de Joël. Abstrac- 
tion faite d’Abdias, sur l'oracle duquel il se base formellement 
(3, 5), aucun prophèle n’a poussé comme lui jusqu'à l'extrême la 
conception de la place privilégiée d'Israël et du rang inférieur 
des autres nations. | 

Pour cette raison la queslion se pose de savoir si dans les 
tableaux eschatologiques de Joël il ne faudrait pas faire une 
place à l'hyperbole ou à la mise en scène, telles que nous 
venons de les rencontrer dans certains endroits d'autres livres 
prophétiques. La réponse ne peut être que négative; car les 
passages dans lesquels les autres prophètes annoncent aux 
peuples ennemis leur ruine complète sont contrebalancés par 
des textes où ils promettent expressément à une parlie de ces 
mêmes peuples le salut. Or de telles promesses ne se lisent 
Jamais dans Joël, On ne peut pas dire qu’elles manquent par 
hasard ; car son livre ne se compose pas comme bien d'autres de 
fragments; 1l forme un tout par lequel le prophète veut donner 
une description complète du drame final du monde, De même 
qu'on ne rend justice à la leltre des deux premiers chapitres 
qu'en rattachant le Jour de Jahvé à une invasion de sauterelles 
arrivée au temps du prophète, on ne respecte le sens des deux 
derniers qu'en y lisant une eschalologie où le salut est exclu- 
sivement réservé aux Juifs et la ruine préparée à tous les païens. 

Les énigmes du livre de Joël semblent se résoudre de la meil- 


LES PROBLÈMES DU LIVRE DE JOEL 49 


leure façon quand on ramène son contenu principal aux idées 
suivantes : Le prophète, témoin d'une invasion extraordinaire de 
sauterelles, l’a prise pour l'inauguration du jour de Jahvé. Par 
suite de son repentir et l'effusion de l'Esprit de Dieu le peuple 
juif, malgré ses péchés, sera en ce jour entièrement sauvé, toules 
les nations païennes au contraire seront réunies devant Jahvé 
et, à cause de leur hostilité contre Israël, exterminées sans 
exception. — | 

Plus donc que tous les autres prophètes Joël a donné à l'espé- 
rance messianique l'empreinte du particularisme. La littérature 
du bas judaïsme montre combien il a fait école sur ce point. 
Son livre fait d'autant mieux ressortir, par contraste, l'existence 
et l'importance de l’universalisme si large professé par tant 
d'autres voyants qui préparait de loin la révélation de l'Évangile. 


L. DENNEFELD. 


Revues Des ScExcas REuIG., t. VI, 1926. & 


BERNARD SAISSET 


ÉVÉQUE DE PAMIERS 


(Suite) (1). 


6. — Concordia discors. Deux pariages au lieu d'un. 


Le successeur de Roger Bernard, Gaston I‘ (1302-1315), se con- 
forma sans doute au statut pour l'hommage à prêter dès son avè- 
nement. Mais lorsque, à son tour, il voulut recevoir celui des 
consuls, l’évêque, ou plutôt son procureur (car Saisset venait 
d'être chassé du royaume) y mit obstacle. Les consuls s'en plai- 
gnirent au roi, qui fit sommer ce procureur de justifier, s'il lui 
plaisait, la conduile de son maître. Mais, après d'inutiles subter- 
fuges, cet officier déclara qu'il s’y refusait et qu'il se garderait : 
même d'entrer en discussion sur ce sujet. 

Philippe était, à cet instant moins que jamais, disposé à tolé- 
rer de la part des prélats ce qu'il disait être un empiètement sur 
sa juridiction. Il fit défense expresse à Saisset de se mêler de 
cette affaire, lui ordonna de retirer ses défenses, et, afin d'ap- 
puyer cette sommation, il prescrivit à ses sénéchaux de saisir 
tous les biens de l’évêque et de l'église de Pamiers, sans por- 
ter, toutefois, la moindre atteinte à la juridiction spirituelle 
(6 juin 1302) (2). | 

Ainsi, les rapports de Saisset avec le fils de son défunt ennemi 
ne valaient guère mieux que ceux qu'il avait eus avec Roger 
Bernard. Pourtant le jeune comte s'était fait scrupule d'acquit- 
ter ponctuellement les annuités de la dette paternelle. Dès le 
25 juin 1300, c'est-à-dire le jour même de sa réconciliation offi- 


(4) CF. Revue des Sciences religieuses, t. V, 1925, p. 416-438; t. V, p. 565-590. 
(2) Doat, t. 93, f. 60: Hist. de Languedoc, t. X, col. 393-395. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS D{ 


cielle, Roger Bernard III avait versé un acompte de 6.000 li- 
vres (1). Un an plus lard, ilen avait remis 4.000 autres (2). Dix 
mille restaient à payer quand il mourut. Aux termes convenus, 
c'est-à-dire à la Pentecôte, le trésorier de Gaston se présentait, 
les années suivantes, pour payer les sommes fixées : 4.000 livres 
les deux premières fois, 2.000 la troisième. Mais l’évêque étant 
alors au-delà des monts, vicaires-généraux, procureur et tréso- 
rier épiscopaux, chanoines étant introuvables, acte était, à cha- 
que fois, dressé de leur carence, et l'argent était mis en dépôt. 
Quant Saisset reparut dans le pays, ses chanoines et lui prirent 
acte des versements opérés et donnèrent quittance de la somme 
intégrale (21 mars 1306) (3). 

L'évèque inspirait à son parier une si pâle confiance que celui- 
ci Jugeait bon de prendre des sûretés. Il demandait à Clément V 
de ratifier à son tour la convention de pariage approuvée par feu 
Boniface {22 novembre 1305); et comme une bulle ne paraissait 
pas suffire, il s'en faisait, au bout de trois ans (23 novembre 1308), 
octroyer une seconde (4). 2 

Depuis que le siège pontifical était occupé par un gascon de sa 
connaissance, c'élait le comte qui bénéficiait des faveurs du 
pape ; et, par un renversement tolal des alliances, Philippe le 
Bel devenait le protecteur de son ancien ennemi. Le roi avait 
oublié, avec le temps, les incartades du vieux prélat. Boni- 
face VIII était mort, et la victoire, en leur querelle, était demeu- 
rée au roi. Saisset n’était plus à craindre. Clément V s'était 
d'ailleurs entremis pour qu'il lui fût pardonné. Le vieillard était 
assagi. Loin de porter des défis, il demandait secours. Il était 
toujours en butte à des molestations et son église subissait des 
dommages. Le comte de Foix mis en appétit prétendait englober 
dans le pariage appaméen des localités où l’église de Saint- 
Antonin se disait seule maitresse. Les consuls et la communauté 
de Pamiers formulaient, eux aussi, des revendications de pro- 
priété et de juridiction. Les uns et les autres contestaient l’ex- 


(4) Archiv. Nat. J. 336, n. 13. 

(2) Bibl. nat. Nouv. acquis. franc., t. 1311, fo 462; t. 7390, fo 490; t. 7404, 
fos 398-399 ; Archiv. de l'Ariège, G, 54, n. 1, Uuruy, op. cil., p. 641. 

(3) Archiv. de l'Ariège, G, 1930, n. 11; Bibl. nat., t. 1404, fos 403-406 v>. 

($#) Archiv. Ariège, G, 51, n. 12; ltegest, Clementis V, edit. Bened. Cassinen., 
n. 123, 5021. 


52 MS® VIDAL 


clusive ecclésiastique même sur le Barry (faubourg) Saint-Anto- 
nin, où se trouvaient la cathédrale et le monastère. Les trois 
puissances se disputaient encore, comme elles l’avaient toujours 
fait, à propos de la forêt de la Boulbonne et Saisset était, par 
surcroît, en procès avec les Cisterciens de l’abbaye du même nom 
au sujet de la grange de Bonrepos. Bref, autour du domaine 
ecclésiastique ce n'étaient qu’avidités conjurées. Obligé, en 1307, 
d'entrer en compromis avec le comte, Saisset l’admit de moitié 
au Mas Saint-Antonin, tandis que Gaston lui reconnaissait une 
part de droits sur la Boulbonne (1). C'élait un pis aller que l’évé- 
que pe put longtemps snpporter. Sa pensée était toujours de 
s’émanciper du comte et, à tout le moins, de le réduire à la por- 
tion congrue. Qu'il demeurât cantonné strictement dans Pamiers! 
Quant aux autres lieux, pour qu'il n’y pût toucher, on y instal- 
lerait le roi de France. Pariage contre pariage ; protecteur contre 
protecteur. La crainte de la Justice royale découragerait aussi 
les gens de Pamiers et les autres. 

Philippe le Bel accepta la combinaison s'il ne l'inspira lui- 
même. Il trouva piquant de donner son appui à cet homme et 
avantageux de contraindre, à son bénéfice, les ambitions du 
comte et les appétits populaires Il prit donc sous sa protection 
« son cher et fidèle sujet, Bernard », évêque, le chapitre, le per- 
sonnel et les biens de l'église de Saint-Antonin (2). On lui paya 
grassement son concours. Depuis plusieurs années déjà Saisset 
préparait ce coup. Dès 1305, il s'était fait donner carte blanche 
par son chapitre, pour disposer de la mense comme il l'en- 
tendrait (3). Les négocialions trainèrent. Encore quand elles 
aboutirent l’évêque était-il retenu au loin. Comme il v avait 
urgence, à cause des tracasseries dont on pätissait, les procu- 
reurs du chapitre conclurent sans lui un premier accord avec 
le sénéchal de Toulouse et Jean de Crépy, clerc du roi (fin mai 
1308) (4). 

Saisset survint sans tarder et signa la convention détinitive, à 
Poitiers, le 23 juillet. Ce fut Guillaume de Nogaret qui signa pour le 


1, Archives de l'Ariège, G, 98, n. 6, fes 7 et suivants. 
(2, Histoire de Lang, X, col. 576 : (juillet 1308. 

(3) 3. 336, n. 13: acte du 22 octobre. 

(4) J. 336, n. 18. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 53 


roi (1). Le légiste assurait à son maitre ses entrées dans un beau 
domaine. Le pariage portait sur une trentaine de localités et chà- 
teaux faisant partie de l'héritage de Saint-Antonin (2). Allait-il 
rester, de celui-ci, après ce sacrifice, quelque chose qui demeurût 
liquide? Mais Saisset ne dépouillait pas son église sans lui assu- 
rer des avantages et des compensations. D'abord le comte était 
évincé pour toujours. Îl eût voulu s'opposer à la conclusion de ce 
pariage? Il avait, disait-il, les promesses des rois Philippe III et 
Philippe IV s'engageant à ne se point lier à l'avenir avec l’église 
de Saint-Antonin ? On le lui faisait bien voir. Un article de la 
convention stipulait comme condilion que les terres du nouveau 
pariage seraient assimilées à celles de la couronne. Le roi ni ses 
successeurs ne pourraient jamais les détacher de leurs domaines. 
S'ils le faisaient, l'église de Pamiers les recouvrerait ipso facto. 
Plus n'était possible au conte de recommencer le coup de 1285 
et de se substituer au roi dans cette coseigneurie comme dans 
l'autre. 

Au surplus, il s'agissait d'un échange et d’une permutation. 
Philippe le Bel s'engageait, en effet, à constituer à son parier 
une rente foncière équivalente aux territoires cédés (août 1308 ;3). 
A merveille, dirions-nous, Saisset jouait beau jeu! Il ne perdait 


(1) J. 336, n. 17, 17 bis ; Arch. de l'Ariège, G, 99, n. 1; BARRIÈRE-FLAyY, Le 
paréage de Pamiers (sic) entre le roi Philippe le Bel el l'évêque B. Saisset, le 
23 juillet 1308. Toulouse, 1891, pp. 16-22 (texte de l'acte même du pariage). 
Le chapitre ratifia, le 8 novembre. J. 336, n. 18. 

(2; M. Barrière Flavy /op. cil., pp. 1-8), remarque fort justement qu'il 
existe, pour le nombre de ces localités, une différence notable entre la liste 
contenue dans l'acte du 23 juillet, qui en porte une trentaine, et celle que 
présenta la lettre du roi, approuvant cet acte, en août, (ist. de Lang., X, 
col. 471}, et où il n'en est marqué qu'une quinzaine. Voici la liste la plus 
longue où l'on verra soulignés les noms qui figurent dans la plus courte : 
Barry $S. Antonin, uvec la cathédrale, l'abbaye et leurs dépendances, les Alle- 
mans, Villeneuve-du-Paréayge, S. Saturnin du Curluret, S. Amadou, Ricoboer 
(Rieucros?), Cazaur, Carla de Paulhac, (Pauliac, près Saverdun?), Brie, 
Fournels ‘dans les Issarts ?), fiaimio :?), Caornhan (?}, Casa de Faja, Sainte- 
Foi ‘dans S. Victor-Rouzaud), Artix, Saint-Bauzeil, Bénagues, Isla, Monesple, 
Tapio (dans Dun), Saint-Victor, Mas de Sumpsegio (ou Subsegio}), Bonnac, 
Reboui! (Roubichon”? dans Vira), Saint-Félir de Rieutort, la grange de Bon- 
repos (dans les Allemaus!, celle de Commelonque ‘dans Montaut) et la moitie 
de la forit de la Buulbonne. 

!3) BaRiÈRE-FLavy, p. 19; Hist. de Lang., loc. tit. 


54 | MS" VIDAL 


rien matériellement; il gagnait la protection royale et évinçait 
ses compétiteurs. Oui, si le roi eût tenu sa promesse. Mais il ne 
la tint pas. Compensations et dédommagements, ni Saisset, ni 
ses successeurs n'en reçurent, Philippe VI l'avouera, en 1347 (1). 
Saisset en fut pour ses frais. Le résultat le plus clair de sa con- 
vention fut que les évêques de Pamiers eurent désormais deux 
chaines aux pieds au lieu d’une : le pariage royal des Allemans 
— ce fut son nom — et celui de Pamiers, qui restait au comte 
de Foix. 

D'aucuns estimérent que le vieil évêque en prenait à son aise 
avec sa mense et ses engagements. Quelques chanoines le dé- 
sapprouvèrent, à ce que dit le comte, et en appelèrent au pape (2). 
L'évèque de Toulouse et Clément V trouvèrent mauvais que, par 
ses combinaisons personnelles, il gènât les opérations relatives à 
la délimitation de son diocèse et de sa mense. Et de fait, l'hypo- 
thèque concédée au roi de France pouvait paraitre inopportune, 
au moment où Gaillard de Preyssac et Clément V ramenaient ce 
diocèse et cette mense à des limites étroites. N'était-ce pas leur 
couper l'herbe sous les pieds que d'engager au roi des revenus 
dont ils faisaient élat dans leurs calculs ? (3). 

Clément exprima ses doléances à Philippe, qui, non sans iro- 
nie, lui fit d'abord remarquer (8 janvier 14309) que c'était pour 
déférer à son désir qu’il avait accordé pardon et protection au 
prélal. Un accord avait été conclu entre eux, il est vrai, à propos 
de certains domaines de la mense situés hors de Pamiers. Il 
s'agissait, non pas d'une aliénation et d’une dilapidation de biens, 
— ainsi que les adversaires du prélat le prétendaient — mais 
d'une association de souÿeraineté et d'une permutation. Personne 
n’en était lésé : ni l'église de Toulouse, ni le comte de Foix, le- 
quel demeurait coseigneur de la ville comme naguère. L'église 
de Pamiers n'y perdait rien, au contraire ; elle recevrait une rente 
foncière équivalente qui la dédommagerait amplement. Au 
surplus, la faveur du roi vaudrait à l'évêque et aux siens de 


(4) Ms. 7404, f. 459, 

(2) Arch. de l'Ariège, G. 98, n. 6,f. 12. * 

(3) Le pariages fut signé à Poitiers le 23 juillet. Clément V publia sa bulle 
de délimitation le 3 août, dans cette ville. Philippe approuva l'acte de Noga- 
ret, ce même mois, en ce même lieu. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS ‘DD 


LS 


percevoir des revenus qu'ils n'avaient pu faire rentrer jus- 
qu’alors (1). | 

C'étaient de belles paroles. On a vu ce que furent les réalités. 
Clément V eut beau condamner le marché conclu, il fut définitif. 

Les comtes de Foix firent pourtant leur possible pour en obte- 
nir la cassalion. Gaston et Jeanne d'Artois, sa mère, protestèrent 
hautement dès qu'il eut été signé et saisirent le Parlement de 
Paris. Ils maintenaient la totalité de leurs prétentions sur plu- 
sieurs des localités, qui en avaient fait l’objet, notamment sur le 
Mas Saint-Antonin, inséparable de Pamiers, puisque là se trou- 
vait l’église paroissiale de la ville; sur la Boulbonne, que les 
comtes avaient reçue en fief du roi de France ; sur la grange de 
Bonrepos, dont ils étaient seigneurs supérieurs, et sur d’autres 
lieux encore qui faisaient partie du comté de Foix. Ils se réfé- 
raient à la concession de Philippe le Hardi (1283) et rappelaient 
au roi sa promesse de ne plus conclure de pariage avec l'église 
de Pamiers (2). 

La Cour royale recçüt l'appel et prescrivit une enquête. Tant 
que durerait cette information rien ne serait innové. Les parties 
resteraient en possession de ce qu'elles détenaient au moment de 
la conclusion du pariage. Le comte recouvrerait immédiatement 
les localités ou droits dont il aurait été frustré en vertu de cet 
acte. Celui-ci demeurerait ferme pour les localités dont l’église 
de Pamiers était saisie quand il fut conclu. L'enquête montrerait 
s'il devait tenir aussi pour les autres (26 avril 1309) (3). 

Une procédure fut jengagée. Maître Géraud de Cortone, cha- 
noine de Paris, Guillaume de Plaisian et Bernard de Meso, con- 
seillers royaux, y présidèrent (4). Elle dura plus d’un an. Ils 
reçurent les plaintes des uns, les défenses des autres, en re- 
mirent kes dossiers à la Cour. Ils durent sommer les officiers du 
pariage, viguier et juge, nommés par les coseigneurs, de s'abs- 


(1) Hist. de Lang. X, c. 481-482; E. Bouranic, Nolices et extraits des Manus- 
crits, t. XX, part. 11°, pp. 195-191. 

(2) Archives de l'Ariège, G, 98, n. 6, ff. 1-12. Les revendications du comte 
sont exposées en 52 articles. 

(3) Archives de l'Ariège, G. 99, n. 1; G. 98, n.6; Mss. 7404 (Bibl. nat. 
nouv, acq. franc.), f. 491 ; Doat 94, ff. 180-181. 

(4) Leur commission est du 7 mai 1309. Arch. de l'Ariège, G. 99, n. 4 et 98 
n. 6. 


D6 M°" VIDAL 


= 


Lenir de toute « nouveauté » sur le territoire litigieux. Le comte 
de Foix se plaignait, en effel, que ces hommes, enfreignant les 
ordonnances du Parlement, se comportaient, en ces lieux, comme 
s'ils y eussent été les maitres : ils y faisaient des assises et des 
proclamations, y exerçaient des répressions, y emprisonnaient 
les gens du comte, y mettaient obstacle à la levée des leudes et 
des tailles, y apposaient les pannonceaux des prétendus cosei- 
gneurs. Eux expliquaient qu’étant légitimement accrédités par le 
roi, leur droit d'agir ainsi n’élait pas douteux. De tout temps, 
d’ailleurs, les localités en question avaient été de la mouvance de 
l'église de Pamiers. Ni le comte ni ses prédécesseurs ne l'avaient 
contesté jusqu'à ce jour. Point par point les procureurs du roi et 
de l’évêque réfutaient les allégations de l'adversaire. Ils invo- 
quaient, eux aussi, le roi Frézélas pour établir les droits de 
l'église de Saint-Atonin. Propriété, possession multiséculaire, 
usage, prescription, rien ne leur manquait. Si le comte était en 
possession de quelque partie de leur domaine, c'est qu'il l'avait 
usurpée (1). Durant quarante ans et plus Roger Bernard III avait 
opprimé l'église de Pamiers. La force brutale ne saurait consti- 
tuer un titre de propriété. “ 

Les usurpations du comte de Foix ne pouvaient pourtant légi- 
timer les innovations des officiers pariagistes, le Parlement les 
ayant formellement interdites d'avance. Le roi maintint cette 
défense par lettres du 2 juin 1310 (2,, et les commissaires révo- 
quèrent certaines mesures prises par ces fonclionnaires el qui 
étaient préjudiciables aux droits éventuels du comte. Le statu 
quo devait durer tant que la justice souveraine n'aurait pas décidé. 


(1) Ainsi pour les villages ou châteaux des Allemans, Villeneuve, le Carla- 
ret, etc., dont Roger Bernard, qui s'en était emparé, en 1295, reconnut en les 
restituant, cinq ans après, qu'ils appartenaient à l'église de Pamiers. Ms. 
1390, f. 72 ; Ms. 7404, ff. 396-397. Certaines autres localités, comme Saint- 
Amadou, Vira, Saint-Félix, la Boulbonne figurent au nombre des localités 
de la mense de Saint-Antonin que Boniface VIII attribua au nouvel évéché. 
J. M. Viva, Les origines de la Province de Toulouse, pp. 40-61. Au reste, 
pour connaitre l'étendue des domaines de l'abbaye, il n'est que de se référer 
à la répartition qui en fut faite, en 1261, par voie d'arbitrage, entre l'abbé 
Guillaume et le chapitre. Presque toutes les localités qui figurent dans l'acte 
de pariage de 1308 sont mentionnées dans ce vieux document. Guiratn, Les 
Registres d'Urbain IV, n. 110. 

(2) Archiv. de l'Ariège, G, 99, n. 3; Ms. 7404, F. 445. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 57 


Elle ne décida jamais, à ce qu'il semble. Fondées ou non, les 
réclamations du comte furent sans résullat. La procédure 
demeura en suspens. Au point où se termine le dossier qui en 
est conservé (1}, on voit kes enquêteurs royaux prêts à commencer 
leurs investigations terriloriales, durant le Carème de 1311. Le 
roi de France ne dut pas insister beaucoup pour qu'ils Îles 
menassent avec zèle. Pour lui, comme pour Suisset, le pariage 
était définitif. 

Les gens de Pamiers qui avaient, eux aussi, porté leurs préten- 
tions au tribunal des commissaires, tentèrent de les accentuer 
par des coups de force. Ils envahirent la Boulbonne et la rava- 
gèrent ; ils mirent le siège devant le Mas Saint-Antonin, pillèrent 
l'église, assommèrent des chanoines, loul cela pour mieux affr- 
mer leur juridiction. Mal leur en prit. Le protecteur royal, pre- 
nant au sérieux son rôle, exigea réparation. Ils s'en tirèrent avec 
une indemnité de 7.000 livres (2. 

Dans la suite Gaston II (1315-1343) essaya de remettre en ques- 
tion le pariage de 1308. En 1336 et en 1340, il oblint mème du 
Parlement de Toulouse, puis du roi, que, soit le sénéchal de 
Carcassonne, soit celui de Toulouse fussent chargés de lui rendre 
justice. Ils n'en fireat rien (3). Gaston-Phoebus, son fils, fil une 
nouvelle instance en 1344. Il s'ensuivit un nouveau mandat d’en- 
quête adressé aux mêmes fonctionnaires; et l’on en resta là, 
bien que Phoebus eût essayé de démontrer que ce pariage était 
de nul profit pour le trésor royal (4). | 

N'ayons crainte, le trésor y devail trouver son compte. En tout 
cas l'institution dura des siècles et ne disparut qu’à la Révolu- 
tion. Nous n'avons pas à en suivre ici l’histoire, ni celle du 
pariage de Pamiers, son voisin. 

Saisset, qui les avail tous deux instituës, touche d'ailleurs à 
sa fin. Après lui des prélats pacifiques occupèrent le siège de 


(1) Aux Archives départ. de l'Ariège, G. 98, n° 6 (enquëéte de 1309 avec les 
Arliculi des deux parties); G. 99, n. 1, 3. Voir des copies d'actes s'y rappor- 
tant, dans Ms. 3390, ff. 229-232, 253-254 : et Ms. 7404, fT. 427-499, 431-433, 
435-443, et dans Doat, t. 94, ff. 180-181. 

(2) Des lettres d'abolition leur furent délivrées en mai1311. Archives mun. 
de Pamiers, FF. 10. 

(3) Ms. 7404, 17. 450, 457-458. 

(4) Mass. 7390, f. 207 ; 1404, EX. 459-460. 


58 MS* VIDAL 


Pamiers. Ils semblent s'être entendus avec leurs coseigneurs, qui 
furent, eux aussi, de meilleure composition et de rapports plus 
agréables que Roger Bernard III. Les uns et les autres bénéfi- 
cièrent du calme qui succède aux orages. Pour vivre en paix ils 
n'avaient qu'à se tenir au statut plein de sagesse que leurs fou- 
gueux devanciers leur avaient conslitué en échangeant des coups. 


Les comtes de Foix avaient, de tout temps, opprimé le fief de 
Saint-Antonin, et les abbés de Pamiers toujours tenté de s'éman- 
ciper. Ils n’y avaient jamais réussi que pour un temps et seule- 
ment en s'assujettissant au roi de France. En fin de compte l’iné- 
vitable souverain de Foix les ressaisissait toujours. 

Saisset consacra 44 ans à suivre la même politique. Il y 
employa des armes nouvelles. Mais après avoir lutté et souffert 
plus que ses prédécesseurs et passé par les mêmes chemins 
qu'eux, fatigué et usé, il finit par revenir au point de départ. Il 
reprit les chaines du pariage. Il avait seulement obtenu qu'elles 
fussent dorées : l'évêque eut une situation plus honorable que 
l'abbé et toucha une indemnité. Pour s'assurer une protection 
que ce pariage ne lui procurait pas, il dut en constituer un 
second au roi Capétien, au détriment de sa mense. C'était une 
humiliation, car il n'avait, après le comte, détesté personne au 
monde autant que ce roi. Ce fut aussi un piètre marché, car 
Philippe le Bel était, en plus grand, un comte de Foix, mauvais 
payeur el tuteur sans scrupule. 

Telle est la destinée de ce seigneur temporel. Il eut les plus 
hauts desseins ; il les servit avec la plus rude énergie et avec 
quelques succès éphémères. Le succès final lui fit défaut, l'in- 
dépendance d'une seigneurie ecclésiastique étant, de son temps, 
irréalisable. | 

Ce qui lui resta, ce fut son titre épiscopal, et, s'il ne put faire 
de l’abbave de Saint-Antonin une autonomie temporelle, il en fit 
ou en fit faire le centre d'un diocèse. C'est la deuxième grande 
affaire de sa vie. 


IV. — BERNARD SAISSET ET LA FORMATION DU DIOCESE DE PAMIERS 
(1295-1308). 


La bulle Romanus Pontifex, du 23 juillet 1295, créait l'évêché 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 59 


et le diocèse de Pamiers, donnait à l’église abbatiale de Saint- 
Martin, le titre de cathédrale, fixait la dotation de l'évêque à 
10.000 livres tournois de revenu, précisait que cette somme 
serait fournie jusqu'à concurrence de 7.000 livres par la mense 
épiscopale de Toulouse, et pour les 3.000 autres, par l’ancienne 
mense abbatiale. Le même jour, la bulle Cælesti dispositione 
désignait le premier titulaire de l'évêché en la personne de 
Bernard Saisset (1). La consécration de l'élu, effectuée par l'évé- 
que de Tusculum, Jean Boccamazza, avait précédé l'expédition 
des lettres (2), Les décisions promulguées par ces documents 
étaient donc arrêtées depuis quelque temps dans les conseils du 
Pape. 


1. — Opportunité de la fondation. 


Elles étaient opportunes ; le choix des lieux et des personnes 
était justifié. Que Saisset fôt promu à l'épiscopat, à cette heure-là, 
nous savons combien cela était désirable, et, en tout cas, désiré 
par lui. Qu'il fût digne de cet honneur, Boniface VIII l'assure. 
C'est un garant autorisé. Attendentes grandia probitatis merita 
quibus nosceris insignilus et que lua diutina et laudabilis apud 
Sedem apostolicam conversatio nostris sensibus nola fecit. Saisset 
était une personnalité notoire à la Cour papale. On l'y avait sou- 
vent vu venir revendiquer les droils de son église ou chercher 
secours. Des missions lui avaient été confiées. Il avait été décoré 
du titre de chapelain du pape. 

_ Boniface l’appréciait. Il le soutint contre ses ennemis, même 
quand il eut des torts. Un ami ne ferait pas mieux pour son 
ami. Saisset le paya de retour. IT fut le champion du Saint-Siège. 
La personne même du Pontife lui inspira une telle vénération 
qu'il eut l'idée de fonder, en l'honneur de s. Boniface, une cha- 
pelle ou église avec un collège de six chapelains. A cette création 
il voulut consacrer les biens que son père et son frère lui avaient 
légués par testament pour dès fondations pieuses et quelques 


(4) Archiv. de l'Ariège, G. 49, n. 1; Regest. Vatic. 47, fos 95, 96: THomas, 
Registres de Bonif. VIII, n. 411, 412 bis: Vivar, Documents sur les origines 
de la province de Toulouse, pp. 16-20. 

(2) Boniface parlant de cette cérémonie, dans les bulles du 23 juillet, s'ex- 
prime au passé. 


60 MS" VIDAL 


revenus de l'église de Pamiers (1). C'était de la dévotion el une 
habile politique. 

Communauté d'idées et de sentiments : même zèle à revendi- 
quer les droits de l’Église et à affirmer la prééminence de ses 
chefs sur les puissances séculières, même courage, même vigueur 
de caractère, même tempérament de combat : autant de traits 
qui apparentent ces deux hommes et expliquent la bienveillance 
du pape, le dévouement de l’évêque. L'élévation de l'abbé de 
Pamiers peut donc prendre à nos yeux le caractère d’une récom- 
pense conférée au soldat qui a lutté et souffert pour l'Eglise, 
d'une compensation morale et matérielle pour les pertes subies 
et d'un encouragement. 

Le choix de Pamiers comme siège épiscopal s'explique aussi 
fort bien. La ville de Saisset devait, comme son abbé, être exal- 
tée d'un religieux décor, pour que le coseigneur laïque v vit sa 
situation amoindrie. Au reste, iln'y avait pas dans la contrée, de 
localité plus « insigne », plus « noble », plus « commode » : 
locum utique nobilem et insignem multisque commoditatibus predi- 
tum. Un patron illustre, une abbave considérable, plusieurs 
églises et communautés religieuses (2); une souveraineté sécu- 
lière avantageuse, malgré les lracas qu'elle donnait ; une position 
d'accès facile, de la plaine qui y finissait presque et de la mon- 
lagne, qui n'en était guère éloignée. Foix n'était point désirable. 
Le comte eût écrasé l'évéque du haut des tours. Rieux, Mirepoix, 
qui seront plus tard promues au rang de cités, eussent été 
excentriques dans la circonscription nouvelle. Et c'étaient des 
localités moins populeuses, moins prospères que Pamiers (3). 

La cité de Frézélas allait se trouver au centre du domaine. Ce 
domaine élait démembré du diocèse de Toulouse par une ampu- 
tation péuible, mais dont la nécessité simposait depuis long- 
temps. Ici les intérêts personnels s’effacent, ou passent au second 
plan, et l’on voit l'influence dominante des préoccupations reli- 
gieuses, 


4) A quoi Boniface VIT l'autorisa, le 20 février 1298. Dicanp, Les Reyistres 
de Boniface VIII, n. 2465. On ne sait si ce projet aboutit. 

(2; Eglises du Mercadal et de N.-D. du Camp; couvents des Frères Pré- 
cheurs, des Frères Mineurs, des Carmes et des Augustins. 

(3) Sur la prospérité de Pamiers au xint s., voir de LaboNbÈs, op. cit., 
t. 1, chap. 1v. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 61 


Le diocèse de Toulouse est trop vaste, trop populeux et trop 
riche. Un seul évêque ne peut suffire à le gouverner et à le visi- 
ter. Environ neuf cents églises, chapelles, prieurés, monastères 
dépendent de lui, ou vivent sous son contrôle. Ce prélat devrait 
parcourir.de sa personne toules ces localités disséminées dans 
la plaine, ou perdues dans les vallées profondes : du confluent 
de la Garonne et du Tarn aux sources de l’Ariège, des abords de 
Carcassonne aux frontières de la Gascogne (1). Il est probable 
que les paysans de l'Ariège ne le voient chez eux qu’une fois par 
généralion. Son autorité a-t-elle toujours été reconnue dans le 
district montagneux situé au delà du Pas de la Barre, qui est, à 
moins d'une lieue de Foix, la porte du pays? Les comtes de Tou- 
louse et, après eux, les rois de France n’y avaient été jusqu'à une 
époque assez récente que des suzerains nominaux, peu reconnus 
de fait. L'évêque de Toulouse y avait-il un pouvoir plus effectif? 
L'y exercer dans sa bienfaisante plénitude, était, en tout cas, au- 
dessus de ses forces. 

Ces contrées avaient, durant un siècle, servi de refuge aux 
héréliques albigeois. C'est à Montségur que se fit la dernière 
résistance des sectaires (1244). C'est dans les montagnes que se 
terrèrent de nombreux survivants cathares et là qu'ils gardèrent 
le plus d'adeptes L'évèque de Toulouse ne parait pas s’en être 
ému, au point d'entreprendre de les catéchiser, ou de leur infliger 
des pénitences. Sauf de rares tournées pastorales, sauf les rede- 
vances qu'on lui payait, il demeurait un étranger pour ces mon- 
tagnards, un ennemi pour ceux que l'erreur avait gagnés. 

Un seul de ces prélats, à l'époque de la Croisade, avait compris 
que le remède serait dans le morcellement du domaine et la mul- 
tiplicalion des diocèses. C'était l'ancien troubadour, ami et pro- 


(1) A. Loxoxow, Allus hislorique de la France, Paris, 1907, pp. 155-156 : « La 
civilas tolosana était l'une des plus vastes de l'ancienne Gaule ; elle com- 
prenait tout le département de la Haute-Garonne, la majeure partie de 
l'Ariège, une portion importante du Gers jusqu'à la Gimone, le sud du Tarn- 
et-Garonne ; dans le Tarn, l'arrondissement de Lavaur: dans l'Aude, celui de 
Castelnaudary et une petite partie de celui de Limoux ». A. Mounier, dans 
Hist. de Lang., XI, p. 156. — Le nombre approximatif des églises ou 
paroisses peut être connu par Îles bulles de délimitation des diocèses créés 
en 1317-1318 par Jean XXII. Vinac, Les origines, etc., pp. 66-84, et Documents 
pour servir à dresser le Pouillé de la Province eccl. de Touluuse. Paris, 1900; 
Molinier, loc. cit., pp. 156-165. 


62 M8 VIDAL 


tecteur de s. Dominique, Folquet de Marseille (1205-1231). Il 
eût consenti au démembrement de l'immense territoire et à 
l’utilisation des richesses de son église pour la Croisade pacifique 
des missions. Mais Honorius III ne l’écouta point (1). Son idée 
généreuse ne fut reprise qu'un demi-siècle plus tard, par le 
pape languedocien Clément IV (1265-1268) ancien archevêque de 
Narbonne et métropolitain de Toulouse. Celui-ci avait une par- 
faile connaissance de la situation : contrée, clergé et fidèles. On 
n'a pas oublié son intervention pour le règlement de pariage 
royal. S'il eût vécu, le diocèse de Pamiers aurait été formé et 
Bernard Saisset fait évèque vingt-cinq ans plus tôt (2). 

Après lui la siluation religieuse ne fit qu'empirer. À la fin du 
xHt° siècle, précisément à l'heure où Boniface se décide à agir, un 
travail de funeste propagande est recommencé dans la montagne 
et dans la plaine. Des ministres cathares, des anciens de la secle, 
qui avaient dû émigrer en Ilalie à la suite des perquisitions 
sévères des inquisiteurs, en 1273-1274, s’enhardissent à se rapa- 
trier. Ils rallient clandestinement leurs adeptes assoupis et font 
de nouvelles conquètes. L'Inquisilion doit redoubler d'efforts. 
Durant le premier quart du xiv* siècle, elle s’astreindra à une 
poursuite méthodique des sectaires, et le territoire du nouveau 
diocèse lui en fournira à foison (3). 

Un relevé fait naguère par moi des résultats de cette double 
campagne, celle des hérétiques et celle des inquisiteurs, permet 
de soupçonner l’étendue du mal. S'il en étail besoin, il servirait 
de justification à la fondalion du siège épiscopal de Pamiers (4). 


(4) Rinauot, Annales eccles., ad ann. 1213, n. XXII. 

(2) Boniface VIII, en 1295, Jean XXII, en 1317, s'inspirent de ses projets, 
en réalisant les leurs. Vioaz, Docum., Pp. 17, 78. 

(3) Pierre Girard, procureur de l'archev®que de Narbonne, qui instrumen- 
tait, en 1308, contre les hérétiques du Fenouillédes, prétendait que « tout le 
pays du Savartés et de Montaillou (dans la haute vallée de l'Ariège), était 
peuplé d'hérétiques et en serait purgé cette année-là ». Montaillou fut vidé 
de ses habitants âgés de plus de 14 ans. On les conduisit à Carcassonne, où 
ils furent examinés comme témoins ou accusés. Manuscr. Vatic. latin 4030 
fos 257 c, 51, 54, 204, etc. Ax, Junac et d'autres localités s'étaient aussi don- 
nées à l'hérésie Fo 55, 2741. 

‘4) Les derniers ministres de l'Albiyeisme en Languedoc (Revue des Ques- 
lions historiques, janvier 1906, extrait), pp. 1-39 : liste des ministres cathares : 
une trentaine environ; p. 31-32 : noms des localités atteintes par l'hérésie 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 63 


Au resle Boniface VIITI se rendait un compte si exact de la 
situation que, non content d'installer un évêque dans cette ville, 
il y créait aussi un inquisiteur (21 décembre 1295), disant que 
l'hérésie « pullule » en ces parages et que c’est chose notoire (4. 
Sous Jacques Fournier, deuxième successeur de Saissel, évêque 
et inquisiteur se confondront en un seul homme et le pasteur 
ira jusque dans les villages les plus haut juchés affirmer la vérité 
catholique et donner la chasse à l'erreur (2). Alors seront réalisés 
les desseins de Clément IV et de Boniface VIII. 

Quant à Saisset, le zèle lui manque peut-être, en tout cas, le 
loisir, pour vaquer à ce devoir de sa charge. Il laisse l’Inquisition 
l'y suppléer, absorbé qu'il est par la défense de son temporel (3). 

S'il eût soupçonné, pourtant, que son mortel ennemi Roger- 
Bernard III était peut-être un adepte caché de l'hérésie, ‘au point 
que l’ancien Pierre Aulier se vantlera de lui avoir conféré in extre- 
mis le consolamentum cathare, le 3 mars 1302! (4) Mais nul ne 
doutait de l'orthodoxie du comte. Ses funérailles furent célébrées 
avec toute la pompe des rites catholiques. 

Si l’évêque de Toulouse avait surabondance de territoires et de 
fidèles, ses revenus étaient opulents en proportion. « La renom- 
mée et le témoignage de gens dignes de foi les prétendent si 
abondants et si magnifiques, que leur copieuse multitude pour- 
rait suffire à pourvoir décemment, non point deux, mais plu- 
sieurs évêques ». Ainsi s'exprime Boniface VIII en y mettant des 
formes. Jean XXIT, qui, 22 ans plus tard, agencera toute une 
province dans le diocèse de Toulouse, parlera avec une émotion 
plus scandalisée de ces richesses immenses, dont nul ne se sou- 
vient que leur opulence ait, si peu que ce soit, profité à l'accrois- 
sement du culte divin. Au contraire, ce surcroit de revenus avait 
engendré l'iniquité : un luxe effréné, une soif inassouvie de plai- 
sirs, la pompe et le faste, un parasitisme sans mesure, un népo- 


125 environ, dont 48 dans l'arrondissement de Foix ; pp.-33-34 : évaluation 
du nombre des adeptes de l'erreur connus de nous, à un millier. 

(1) Thomas, op. cil., n. 606; Vivaz, Docum., pp. 24-95. 

(2) Viva, Le Tribunal d'Inquisilion de Pamiers, Toulouse, 1906. 

(3) Vinaz, op. cil., pp. 67-10. On sait seulement qu'il assista, le 18 dévem- 
bre 1300, à la condamnation d’Arnaud Emnbrin, de Limoux, hérétique étranger 
à son diocèse, Doat,t. XXXII, pp. 113-124. 

{&) Man. Vat. lat. 4030, fo 206 B; Vibar,, Derniers ministres, etc., p. 14. 


64 M8 vIDAL 


lisme dispendieux, des gaspillages énormes qui absorbaient 
presque tout le patrimoine du Christ (1). Le pape cadurcien 
aura des raisons particulières de malmener l’évêque de Tou- 
louse (2), mais, en lant qu'elle stigmatise des abus invétérés, sa 
critique peut s'appliquer à la situation visée par Boniface VIII et 
doit être retenue par nous. Jean XXII trouvera le moyen d'asseoir 
huit convives (3) à la table où l'évêque de Toulouse siégeait seul 
naguère, et ils y auront, au moins les premiers temps, à manger 
à leur faim (4). 

On pouvait donc tenir pour certain que le tête-à-tète de Tou- 
louse et de Pamiers, à quoi se bornait la réforme de 1295, ne 
réduirait pas à la misère celui à qui il était imposé. 

Distraire 7.000 livres de la mense toulousaine, rien n'était plus 
facile à décider et à justifier ; il n’y eut rien de plus difficile à 
réaliser, à cause de l’âpreté que mirent les intéressés à défendre 
ou à atlaquer le domaine en litige. Un premier essai de démem- 
brement ful opéré en 1296; c'était une mutilation cruelle contre 
laquelle Toulouse réagit vivement. Douze ans plus tard, Clément V 
fit un rajustement en sens inverse, qui mécontenta Pamiers, 
mais fut à peu près définitif. 


3. — Première délimitation du diocèse et de la mense 
de Pamiers (1295-1308). 


Le point de départ de loute l'opération, Boniface l'avait fixé 
dans ses lettres du 23 juillet. 7.000 livres tournois de revenus 
localisés (si{uati) devaient être distruits de la mense toulousaine, 
pour constituer l'appoint de celle de Pamiers, qui disposait déjà 
des 3.000 livres de la mense de saint Antonin. Une fois trouvées 
les localités à redevance, la fixation des limites du diocèse irait 
de soi. On voit l'idée directrice : la mense d'abord, le diocèse 
ensuite. 


14) Gall, Christ., NU, instr. col. 55; Vibaz, Documents, p. 18. 

(2; Gaillard de Pressac. Voir Vivaz, Origines de la Province de Toulouse, 
p.48-56, et E. AusE, Hugues Géraud, évèque de Cahors. Toulouse 1904, p. 126-129. 

(3) Sans parler des chapitres cathédraux et des collégiales créés en même 
temps. 

(4) M. Molinier fixe à 45.000 livres tournois (environ 3.000.000 de francs de 
notre monnaie or) les revenus approximatifs de l'évêché de Toulouse, à la 
fin du x siècle. Hist. de Lang., XII, p. 140. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 65 


Boniface apporta des précisions topographiques dans ses lettres 
du 16 et du 17 septembre 1295 1). Les commissaires chargés de 
la délicate affaire, Gilles Avcelin, archevêque de Narbonne (2) 
(4290-1311), Raymond de Paulhan, archidiacre de Fenouillèdes, 
Jordan l‘erroul, chanoine de Narbonne, reçurent l’ordre de ne 
viser dans leur estimation de reveous et leur délimitation de ter- 
ritoires que la contrée située au sud d'une ligne idéale qui, de la 
localité de Grépiac ‘Haute-Garonne, cant. d'Auterive), irait, à l’est, 
vers l'Agout. à l'ouest, vers la Garonne. 

Indication de principe. La frontière serait repoussée vers le 
Nord ou ramenée vers le Sud, selon que les nécessités de la mense 
future le requerraient. Au nord, resterait Toulouse; au sud, jus- 
qu'aux Pyrénées, règnerait Pamiers. Il élait entendu que les droits 
du chapitre et du prévôt dè Toulouse seraient respectés et que, 
seuls, les revenus épiscopaux feraient les frais de l'opération. 
Une fois effectuées l'enquête et l'estimation, les commissaires 
_ conclueraient, sans autre, par une sentence, au nom du pape. 

Cela était aisé à dire. L'exécution se heurta à des difficultés. 
Hugues Mascaron, évèque de Toulouse (1286-1296), qui était le 
patient condamné à la mutilation, et le prévôt Arnaud Roger de 
Comminges, dont le pape avait pourtant respecté les intérêts, 
firent l'opposition la plus vive. Cinq mois durant Ayÿcelin et ses 
collègues en virent leur action paralysée. Boniface semoncça 
l’archevèque, le 5 février 1296, et l'invita à agir malgré lout. Il 
flétrit l'orgueil et la témérité des prélals toulousains et pres- 
crivit qu'on les cilàt à son tribunal, si leur désobéissance était 
avérée (3). 

Les enquéteurs se mirent à l'œuvre. De Toulouse, l'évêque, le 
prévôt, le chapitre : de Pamiers, l'évèque et les chanoines, puis 
des abbés de la contrée : la Grasse, Boulbonne, Lézat, Foix, les 
prieurs de Camon et de Rabat, et d'autres ecclésiastiques ou 
laïques intéressés à l'affaire, leur portèrent ou leur firent lenir 


(1) Gallia Christ, XIE, instr. c. 98 ; Tuowas, n. 412; Documents, p. 20-23. 
(2) Gilles Aycelin, prévôt de Clermont. archevèque de Narbonne en 1290, 
transféré à Rouen, en 1314, mourut en 1318. Eve, ierarchia,t. 1, pp. 356, 
495. Il fut conseiller du roi et garde du grand sceau. Sur ce personnage 
voir L. DEuISLE, Gilles Aycelin dans Hist. litlér, de France, t. XXXIL, pp. 434- 
502. : | 

(3; Tuomas, n. 891, 892 ; Documents, pp. 25-27, 


Revus ve Sciences Reuc., t. VI, 1926. E) 


66 M‘ VIDAL 


par des procureurs réclamations et protestations. D'office. ou à 
la demande des parties, des témoins informés furent entendus. 
La commission alla s’instruire sur place, à Mirepoix, à Gaudiès, 
à Grépiac, enfin au monastère de Prouille, où juges et parties se 
rencontrèrent, le 18 avril 1296, pour la publication de la sen- 
lence (1). | 

Celle-ci donne bien l’idée des conflits d'intérêts et d’appétits 
qui se produisirent, les Appaméens essayant d'absorber le plus 
de territoire avec un minimum de charges, les Toulousains de 
céder le moins possible de leur mense et les autres ayants droit 
réclamant le respect de leurs intérêts. 

Pamiers voulait une dotation sans hypothèque. Des Liers étaient 
usufruitiers de rentes multiples : à Dun, c'était l'archidiacre 
d'Olmes, à Saint-Amadou, à Puivert, le fils du sénéchal de Beau- 
caire, ailleurs d'autres clercs ou laïques investis ad vitam. Au 
total : 500 livres tournois à défalquer. 

Que dire des biens possédés par des abbayes ou des prieurés, 
ou que ces établissements revendiquaient comme leur propriété, 
bien que l'évêque de Toulouse se les fût attribués indûment? 
L'abbaye de la Grasse et le prieuré de Camon s’en réservaient 
une vingtaine, Boulbonne, quatre, Lézat, six, Saint-Volusien de 
Foix, quatre, et notamment les revenus de l’officialité du Savartès, 
ceux du pays d'Olmes et du Quercorb; enfin le prieuré de Rabat 
prétendait à des redevances 'en dix localités. 

Et les bénéfices grevés de charges, qui en amoindrissaient la 
valeur? Treize églises et leurs curés {si toutefois elles en avaient) 
se trouvaient réduits à la misère, car l'évèque de Toulouse s'était 
approprié presque tous leurs revenus. Ne fallait-il pas leur faire 
un sort convenable au dépens de sa mense? 

Le porte-parole de Saisset pensait à tout. 11 voulait que l'on 
arrondit la part de son maitre pour compenser les dégâts et les 
pertes résultant de la grûle, de la gelée, de la neige et autres 
intempéries fréquentes dans ces pays. Enfin que l'on garantit ses 
propriétés des attentats des hommes et de tout danger d'éviction 
de la part de tiers, preneurs de fruits. 

Mais écoutons l’autre partie. Le procureur de l'évêque de Tou- 


(1) Texte de ce document, dans Viba, op. cit, pp. 28-46; fragment dans 
DE LAHONDES, t. 1, pp. 467-450. | 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 67 


louse découvrait des sources de revenus insoupconnés, dont il 
voulait qu on fit état avant d'entamer le temporel de son maître. 
L'officialité de Gaudiès donnait, bon an mal an, 400 livres; les 
immeubles épiscopaux, 250, pour un capital de 5.000 ; les bailies 
de Saint-Martin d’Oydes et de Lescousse, 500, pour un capital de 
10.000; d'autres droits et redevances, meri vel mixli imperu, 
d'hommage, d'appel, de justice, de port d'armes, d’encours d’hé- 
résie, etc., rendaient 1.000 livres, et s'ils élaient réalisés ils don- 
neraient un capital de 20.000. Le droit de dépouilles perçu par 
l'évêque à la mort des curés du Savartés procurait un supplé- 
ment de 200 livres. 

Pris entre ces prétentions et ces réserves, les commissaires du 
pape s’en tirèrent par une cote mal taillée. Ils négligèrent un 
grand nombre de ressources temporelles de l’abbaye sous pré- 
texte qu'elles ne rentraient pas dans la catégorie des redditus 
situati dont avait parlé Boniface VIII. Ils décidèrent que la somme 
de 7.009 livres résulterait des « revenus temporels et spirituels » 
perçus par le prélat toulousain dans le territoire démembré, sans 
excepter, en principe, les rentes cédées à des tiers ad vitam, mais 
excluant, en fait, certains revenus attribués à des églises ou à des 
personnalités qui méritaient des égards. Pamiers n'obtenait sur 
ce point qu’une demi satisfaclion. Il n'en avait aucune sur le fait 
des intempéries, mais on lui donnait les garanties demandées 
contre toute éviction. 

Ce premier travail étant fait, le tracé des confins du nouveau 
diocèse s'en trouvait facilité. Il ne s’écarta guère de la ligne 
Garonne-Grépiac-Agout marquée par la bulle pontificale. Car- 
bonne fut le point où il atteignait la Garonne, La Pomarède et 
Labécède (Aude, cant. de Castelnaudary) les paroisses extrêmes 
à la pointe nord-est, où, sans aller jusqu'à l'Agout, qui coule au 
delà de la montagne Noire, la ligne frontière touchait au diocèse 
de Carcassonne {1}. A l'est, à l’ouest, au sud, la nouvelle circons- 
criplion confinait à ce diocèse et à ceux de Narbonne, Urgel et 
Couserans. 

C'était un domaine varié d'aspect et de valeur, moilié mon- 
tagne, moilié plaine : l'indigence avec l'opulence. Plusieurs vallées 
fertiles et bien peuplées : l'Ariège, la Lèze, l'Arize, une partie de 


(4) Voir Vipaz, Origines, etc., pp. 12-15. le tracé de cette ligne. 


68 M‘ VIDAL 


la Garonne, le grand L’Hers, et le petit L'Hers ; des villages per- 
chés à des altitudes de 1.000 mètres et plus, d'accès difficile, Trois 
cent cinquante paroisses environ, tandis que Toulouse en gardait 
cinq cents ; six abbayes : Foix, Lézat, le Mas d'Azil, Boulbonne, 
Calers et Saint-Papoul, les quatre premières riches cet illustres. 
Saisset avait lieu d'être fier de la part d’hérilage qui lui revenait. 

Sa satisfaction, s’il en éprouva, se mêla bientôt d'amertume. 
Hugues Mascaron, lésé par ce jugement, s'en alla en hâte porter au 
pape ses doléances. Il y avait eu naguère, entre Saisset et lui, une 
querelle fâcheuse dont le souvenir mêlé de rancune devait peser 
à leur cœur. Au cours de sa mission en Aragon, l'abbé de Pamiers 
avait exigé de l'église de Toulouse le paiement d'une procuration, 
en sa qualité de nonce du pape. Mascaron et Vital, son collègue, 
vicaires de l'évêque, s'étant refusés à l'acquitter, Saissel les 
excommunia et lança l'interdit sur l’église de Toulouse. Mascaron 
fit appel au pape qui ordonna que les censures fussent levées 
ou considérées comme inexistantes, selon qu'elles auraient élé, 
ou non, justement fulminées (23 août 1286) (1). 

Les antagonistes, devenus tous deux évêques, se retrouvaient 
dix ans après aux pieds du pape. On devine ce que Mascaron dut 
remontrer à Boniface. On l'avait grandement induit en erreur «u 
sujet des revenus de la mense toulousaine et de ceux de l'abbaye 
de Saint-Antonin. Les premiers élaient moins opulents qu'il ne 
le croyait et les seconds l'étaient plus. L’estimation de ceux-ci 
avail négligé des ressources considérables. Paniers allait dispo 
ser d'un revenu avoué de 10.000 livres, constilué au détrimentde 
Toulouse, et d'un supertlu clandestin, d'égale importance peut- 
être, qu'il n'élail point dans les intentions du pape de lui laisser. 

Boniface VIII s'apercut de l'erreur commise. Il avouera plus 
tard sa trop grande crédulité à l'endroit des suggestions de 
Saisset, et il songera à reprendre toute l'affaire. Pour lors, il 
S'abstint, semble-t-il, de réprouver l'acte de ses commissaires. 
On conjecture que la partie adverse devait àprement se défendre. 
Si bien que Boniface attendit trois ans avant d'aller plus outre (2). 


(4) M. Puoc, Registre d'Honorius IV, n. 608. 
(2; Mascaron ne revint point à Toulouse. Il mourut à Rome, le 6 décembre 
1296. : 


BERNARD SAISSET, ÉVÈQUE DE PAMIERS 69 


3. — Délimitation définitive du diocèse (1308). 


Cependant le diocèse de Pamiers prenait vie indépendante. La 
sentence de délimitation, dûment promulguée, l'avait définitive- 
ment détaché de Toulouse. Saisset y élait chez lui. Mais il ne 
dut s'installer à Pamiers que vers la fin de 1297, alors que Gui de 
Lévis travaillait à le réconcilier avec le comte. Un article du com- 
promis du 7 novembre laisse supposer qu'il a repris possession 
- du château et de la seigneurie, puisque l'arbitre statue qu'il aura 
la garde de la forteresse et y exercera ses droits jusqu'à ce que 
vienne la ratification pontificale (1). 

Du mois de juillet 1295 à celui de novembre 1297, l'épiscopat 
de Saisset est d'exercice pénible, mais il existe. L'évêque ne peut 
aborder la ville épiscopale; il n’y a qu'un vicaire ou un procureur. 
Néanmoins Guillaume de Nangis et les historiens modernes qui 
dépendent de lui (2), n'ont pas vu l'exacte situation quand ils 
ont prétendu que saint Louis d'Anjou, fils du roi de Sicile, 
nommé à l'évêché de Toulouse, le 30 décembre 1296 (+ 19 août 
1297), avait « reçu de Boniface le gouvernement des deux dio- 
cèses » (Nangis). Rien de semblable dans les bulles du jeune 
prince, ni dans les documents le concernant. Tout le contraire 
dans les lettres émanées de Ja Chancellerie apostolique (3) et 
qui intéressent le nouveau diocèse et son premier pasteur. 
Depuis le 23 juillet 1295, il n’est à Pamiers d'autre évêque que 
Bernard Saisset. Il y a juridiction et le pape la lui reconnait. 
Dès le 4 octobre 1295, il lui avait donné le pouvoir de nommer 
aux bénéfices vacants dans ce diocèse; le 23 mars 1296, il lui 
avait mandé, à lui, évêque de Pamiers, un exécutoire pour l'évé- 


(1) Gall. Christ, XIII. instr. c. 103. 

(2) G. DE NaxGis, Chronique, éd. Géraud, t. 1, p. 305. Son témoignage a 
influcncé plusieurs historiens. Ex. Gall. Christiana, XHI, col. 4151, 157; 
Histoire de Lang., t. X, notes, p. 49, dont l'auteur prétend prouver que 
Saisset ne fut nominé à Pamiers qu'en 1297; OunGaUb, op. cit., p. 145-446: 
DE LaHonnës, op. cit.,t. 1, p. 100 ; Baunaix, op. cil.,p. xxvnr, etc., qui allir- 
ment que Louis d'Anjou fut administrateur du diocèse de Pamiers jusqu'à 
sa mort. 

(3; BeñNaun Gui (Flores Chronic, dans Historiens de la France, t. XXI, 
p. î11) dont l'information est plus directe que celle de Nangis, ne sait rien 
de ce cumul. Pour Ini c'est BR. Saisset qui est le premier évêque de Pamiers. 


70 MS VIDAL 


que de Jaen. Le 11 février 1297, il lui adressa un mandat du 
même genre pour un chanoine de Bourges. Enfin, le 1°" mai de 
cette même année, il exempta deux chanoines de Bazas de la juri- 
_diction que Bernard, évêque de Pamiers, pouvait avoir sur eux, en 
raison des bénéfices qu'ils possédaient dans son diocèse. Veul-on 
savoir à quels exécuteurs est confié le contrôle pratique de cette 
faveur? A l’évéque de Toulouse et à celui de Carcassonne. Voilà 
bien nos deux prélats, Louis et Bernard, chacun chez soi (1). 

Une seule fois Boniface VII donne à Louis d'Anjou un mandat 
intéressant un clerc du diocèse de Pamiers. C'est un certain 
Germain Pons, de Gibel, fils de prêtre, qu'il s'agit de légitimer. 
Mais c'est là un cas réservé pour lequel le pape délègue qui bon 
lui semble. Neuf fois sur dix il s'adresse à tout autre que l'évé- 
que diocésain (2). 

Louis d'Anjou étant parent du roi de France, Saisset pouvait 
appréhender qu'il ne mit des entraves sinon à la création du 
diocèse, du moins au démembrement exagéré de la mense; 
mais le pieux prélat ne fit que'passer à Toulouse et son succes- 
seur, Arnaud Roger, le prévôt protestataire, que son élection 
comme évêque alla trouver à Rome, n'en revint même pas pour 
prendre possession (3). Sacré par le pape, le 47 mars 1298, il 
mourut à Orvieto en oclobre. Il eût été un rival redoutable, 
étant de la famille illustre de Comminges. Le comte son frère 
‘ accusera plus tard Bernard Saisset d’avoir été cause de sa mort: 
_« Iste diabolus occidit fratrem meum » (4). Cela doit s'entendre 
sans doute d'épreuves morales ayant accéléré son trépas. 

En moins de deux ans, trois évêques s'étaient succédé à Tou- 
louse et deux étaient morts sur la brèche, défendant leur mense. 
Pierre de la Chapelle Taillefer qui recueillit leur héritage, le 
25 octobre 1298 (5), et le garda six ans, vit aboutir leurs reven- 
dications et les siennes à un premier résultat. 


(1) Tomas Et Faucon, Registres de Boniface VIIT, n. 9717, 1734, 1836. 

(2; A. Tuouas, op. cul., n. 1483 (15 janvier 1297). 

(3) Elu par le chapitre, Arnaud Roger fut pourvu par le pape, le 2 décembre 
1297, et mourut en 1298. Eusez, Hier. t. 1, p. 48. 

(4) Dovuy, Histoire du differend, etc. p. 645. Ailleurs, le comte s'exprime 
avec plus de réserve: « Iste episcopus credidit destruere fratrem meum ». 
(p. 650). 

(5) Pierre de la Chapelle Taillefer, chanoine de Paris, évêque de Carcas- 
sonne, le 15 mai 1291, de Toulouse, le 25 octobre 1298, cardinal (titre de S, 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 71 


Boniface VIII, échappant aux suggestions de Saisset, décida, 
le 27 mai 1299, qu'il serait procédé à une enquête impartiale sur 
les points contestés. La partie narrative de sa lettre aux commis- 
saires réflète la pensée toulousaine avec autant de clarté que le 
mandat adressé quatre ans auparavant à l'archevêque de Nar- 
bonne reproduisait les allégalions de Saisset(1). Taillefer soutient 
que les revenus de la mense de Toulouse avant la ruineuse 
opération de 1296, ne dépassaient pas 15.000 livres. Et Saisset 
avait osé parler de richesses immenses (2)! Que restait-il de ce 
pécule après l'acte partial des délégués pontificaux ? Toulouse 
avait été dépouillée de la moitié ou presque de son territoire, 
des districts de plaine les plus riches, de monastères et d’églises 
notables. Pamiers s'était enrichi de tout cela, alors que les reve- 
nus de son abbaye, qui étaient, non de trois, mais de cinq ou six 
mille livres, les procurations, au nombre de 300, les droits tem- 
porels et seigneuriaux, les carnalages du comté de Foix, les 
revenus des domaines et des fiefs, qui jadis faisaient la richesse 
du diocèse de Toulouse en ces contrées, auraient suffi à doter 
richement le nouvel évèque ! 

L'enquête confiée à Bérenger Frédol (3), évêque de Béziers, 
à Gaucelme de la Garde (4), évêque de Maguelonne et à Raymond 
Costa (5}, évêque d'Elne, devait donc tirer au clair les points 
suivants : montant des revenus de l’ancienne abbaye de Pamiers 
en leur totalité; — de ceux du territoire toulousain rattaché au 


Vital) le 15 décembre 1305, évèque de Palestrina, en 1306, mort le 16 mai 1312. 
Eve, 1, pp. 14, 166, 488 ; Hauréau, dans Hist. lité. de la France, t. XXVII, 
p. 423. 

(1) Dicarp, Registre de Boniface VIII, n. 3139 ; Documents, p. 41-49. Voir 
aussi Regestum Clementis Papae V, n. 3045 ; Documents, pp. 60-63. 

(2) « Bonifatius, ad instantiam dicti Bernardi episcopi Appamiarum sugge- 
rentis eidem quod reddilus et proventus praedicti ejusdem episcopatus Tolo- 
sani, longe maiorem annis excedebant singulis quantitatem ». Documents, 
p. 61. 

(3) Bérenger Frédol (l'ancien), évêque de Béziers, en 1294, promu au cardi- 
nalat, le 15 décembre 1305 (titre des SS. Nérée et Achillée), évêque de Tus- 
culum, le 10 août 1309, mourut le 11 juin 1323. [l était neveu de Clément V. 
Eusec, t. |, pp. 14, 137; Gallia Christ, t. VI, col. 341-354; Viozrer, Bérenyer 
Frédol, dans Histoire littéraire de la France, t. XXXIV, pp. 62-178. 

(4) Evèque de Lodève, en 1292, de Maguelonne, en 1296. Eusee, 1, p. 309, 3:34. 

(5) Evéque d'Elne, en 1290, mort vers 1310. Eurer., p. 238; Hist. lift. de la 
France,t. XXVII, pp. 416-411. 


4 


72 MS" VIDAE 


nouveau diocèse ; — de ceux du territoire laissé à Toulouse ; — 
monastères, couvents, collégiales, églises paroissiales et rurales 
situés dans l’un et l’autre diocèse; — nombre de procurations 
perçues par chaque évêque; — enfin sources de revenus passées 
sous silence dans la première estimation et dont Pamiers tirait 
avantage depuis l'annexion. 

Les trois évêques s'acquittèrent de leur mission et transmirent 
leur rapport au pape : « penes aedem sacram deponere curave- 
runt., » Ce dossier sommeilla dans les cartons. Saisset veillait 
peul-être sur son sommeil. En 1301, Boniface et lui, on le verra, 
eurent motif d'en distraire leur allention et, dès lors, Pierre de 
la Chapelle Taillefer s'évertua en vain à y ramener celle du pape. 
Boniface mourut (41 octobre 1303) laissant l'affaire en l'état. 

Benoît XI (22 octobre 1303 — 7 juillet 1304) disparut en moins 
d'un an et, après une vacance de onze mois, vint Clément V 
(5 juin 1305-14 avril 1314) avec qui changèrent les choses. 
Pierre de la Chapelle Taillefer fut fait cardinal et un propre neveu 
du pape, Gaillard de Preyssac (1), le remplaça à Toulouse (le 
22 janvier 1306). Dans le lointain, il y avait le roi de France, ami 
de tous les adversaires de Saisset. Avec Boniface VIII, la chance 
de l'évêque de Pamiers était vraiment descendue dans la tombe. 

Preyssac obtint que le dossier des trois évèques, ramené 
d'Italie, servit de base à un nouveau procès. Le cardinal Taille- 
fer stimulait le pape. Saisset fut convoqué, se garda de paraître 
et, au bout de huit mois, fut déclaré contumace. Clément décida 
de passer outre. Il délégua de nouveaux commissaires: Ray- 
mond, évêque de Lectoure (2), Guillaume, abbé de Saint-Paul 
de Narbonne, Bernard, abbé de Saint-Papoul. La consigne qu’il 
leur donna, le 45 février 1307, (3) s'inspirait en tout du dossier 
de la deuxième enquête interprété selon l'exégèse toulousaine. 


(4) Gaillard de Preyssac, prieur de Saint-Caprais, à Agen, chapelain du 
pape, nommé à Toulouse, le 22 janvier 1306, fut, en 1317, transféré au siège 
de Riez qu'il refusa. EU8EL, 1, pp. 417, 488. Il avait été impliqué dans le pro- 
cès intenté à Ilugues Géraud, évêque de Cahors, pour tentative d'empoison- 
newent et de maléfices contre Jean XXII. E. Aer, Hugues Géraud, pp. 126 
et suiv. 

2) Sacriste de Narbonne, promu à Lectoure, le 43 janvier 1392, mort en 
1308. EUBEL, À, p. 299. 

(3) Begest. Cle, V, un. 30% ; Documents, pp. 60-67. 


“ 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 73 


Pourtant, la pensée de Boniface se survivait dans le chiffre de 
10.000 livres demeuré sacrosaint. ) 

Quant aux sources qui produiraient ces rentes, quelle revan- 
che pour Toulouse ! Le pape voulait qu'on mil d'abord à contri- 
bution les revenus de l'ancienne abbaye sans en excepter un seul : 
procuralions, émoluments de la curie, carnalages, droits féodaux, 
domaines, châteaux, terres, bref tout ce qui produisait, rappor- 
lait ou payait. 

Pour parfaire la soinme, on entamerait la mense de Saint- 
Etienne mais en y prenant les revenus par elle possédés de pré- 
férence au sud de Pamiers, dans les localités du Savartès les 
plus éloignées de Toulouse, les plus proches de la Catalogne. 
Quand la somme de 40.000 livres aurait été obtenue par ce pro- 
cédé, l'évèque de Toulouse rentrerait en possession du surcroît 
dont celui de Pamiers s'était enrichi. De nouveaux confins 
seraient lracés, dont ce prélat devrait se contenter. Qu'il récrimi- 
nât, ou son collègue de Toulouse, il n'en faudrait avoir cure. 
L'enquête des trois évèques suffirait à dissiper toute ambiguïté, 
à écarter toute contestation. De nouveaux témoignages, il n'en 
faudrait admettre qu'en cas de nécessité, et par procédure som- 
maire. Nulle obstruction ne devrait êlre tolérée. Le bien des 
deux églises exigeait qu'on en finit au plus tôt. 

Les juges firent diligence. Le 2 mai, dans l’église de Belpech 
(Haute-Garonne), où ils avaient convoqué les parties, ils pronon- 
cèrent leur jugement. A leur audience ce furent les procureurs 
de l'évêque et du chapitre de Toulouse qui requirent l'exécution 
du mandat apostolique conformément aux conclusions de l'en- 
quête de 1299, tandis que les Appaméens virent leurs réclama- 
tions écartées comme déraisonnaäables. Tout l'opposé de l'acte de 
Prouille, esprit et lettre. 

Les 10.000 livres de revenu, on les trouvait presque en entier 
dans la mense de Saint-Antonin et les rentes que celle de Tou- 
louse percevait au sud de Pamiers. Quatre localités, situées à 
l'est de la ville épiscopale, savoir La Bastide-de-Gardereinoux 
(ou de Lordat), Rocatin, Arvigna et Ségura, suflisaient à assurer 
ce qui manquait au chiffre rond. Encore les commissaires 
exeluaient-ils de leurs calculs les droils seigneuriaux, dont l'évè- 
que de Toulouse continuerait à jouir comme jadis. 

La frontière du diocèse de Pamiers fut tracée, du côté de la 


714 MS® VIDAL 


plaine, du Plantaurel et du Terrefort, avec la préoccupation d’une 
stricte parcimonie (1). A l'est et au nord, la ville épiscopale n'en 
était qu'à une distance de dix kilomètres ; à l'ouest, quatre ou 
cinq l’en séparaient à peine. Au sud, c'était la montagne avec ses 
vallées sévères et pauvres : l'Ariège jusqu'à Merens et Orlu; 
l'Oriège jusqu'à Auzat et Ournac ; la Barguillière, à l'ouést de 
Foix (2). On y comptait quatre-vingts paroisses, prieurés ou 
églises, et une seule abbaye, celle de Foix. Avec les pays qui 
étaient restitués à Toulouse et qui représentent les deux tiers 
du premier diocèse de Pamiers, Jean XXII tit plus tard ceux de 
Mirepoix, de Saint-Papoul (en partie) et de Rieux. 

Bernard Saisset élait battu à plale couture et Toulouse avait 
pleine revanche. Chose étonnante ! le vainqueur, au lieu de 
triompher, parut aussi mécontent que le vaincu. Tous deux por- 
tèrent à Clément V le concert discordant de leurs réclamations. 
L'évêque de Pamiers disait : « Ce que l'on a ajouté à mon 
ancienne mense abbaliale est loin de parfaire la somme de 
40.000 livres ». Celui de Toulouse répliquait: « Saint-Antonin 
se serait suffi, sans meltre à contribution Saint-Etienne, s'il eût 
voulu organiser la culture sur ses terres en friche. Par cet expé- 
dient, ce n'est pas dix mille, mais douze mille livres au moins 
qu'il se fût assurées ! » Gaillard de Preyssac avait le triomphe 
exigeant, et le succès aiguisait son appétil. Son prédécesseur et 
lui-même mettaient naguère à 3.000 livres les revenus appa- 
méens. C'était maintenant à 42.000. Qu’adviendrait-il si Clément V 
n’en finissait bientôt! 

Le pontife pourtant ne se pressa pas. 11 confia lout le dossier 
à trois cardinaux: Nicolas Alberti, évêque d'Ostie, Arnaud de 
Chanteloup, du titre de Saint-Marcel, Bérenger Frédol, du titre 
des Saints-Nérée et Achillée, avec l'ordre de reprendre les calculs 


(1) Voici les noms des paroisses ou localités, qui limitaient, dans ces trois 
directions, le domaine diocésain : Cazaux, Artix, S.-Victor, Escosse, Saint- 
Amans, Bonae, le Vernet, Montaut, Trémoulet, Labastide de Lordat, Le 
Carlaret, Ludies. Saint-\madou, Les Pujois, Les Issards, Arvigna, Calzan, 
Malléon, Gudas, Villeneuve-du-Bosc, L'Ierm. Voir Vibau, Origines, etc. pp 
29-31. 

(2) Les cantons modernes d'Ax, Les Cubannes, Vicdessos, Tarascon, Foix, 
en leur totalité ; ceux de Varilles et de Pamiers, moins quelques paroisses, 
et un tiers de celui de Saverdun. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 15 


et les conclusions de la fameuse enquête et d'éclairer, la religion 
du pape sur leur exactitude el leur équité. Ils peinèrent beau- 
coup, éprouvèrent « de multiples anxiétés à débrouiller l'inextri- 
cable confusion de la procédure. » En fin de compte leur minu- 
lieuse auscultation aboutit aux mêmes conclusions que la sentence 
des juges de Belpech. 

La parole étail au pape. Il scruta à son tour les paperasses 
entassées ; il entendit les parties rivales en de multiples consis- 
toires ; il se donna plusieurs mois de réflexion, (cette temporisa- 
tion lui ressemble:, enfin il fit citer les inléressés et prononça 
la sentence finale. Ce fut à Poitiers, où la curie était alors en 
résidence, le 3 août 1308. 

En consistoire solennel fut publiée la Bulle /ustitia et Pax (A), 
document de dimensions imposantes, où l'affaire élait racontée 
depuis les débuts jusqu au terme avec toutes ses péripélies. De 
Boniface VIIT était confirmée la décision à propos de la création 
du diocèse. L'évêque de Toulouse se le tiendrait pour dit et 
garderait en cela un « perpéluel silence ». Par contre l'évèque de 
Pamiers devrait considérer comme aboli l'acte de délimitation 
effeclué au nom du pontife défuut, et s'accommoder des nou- 
veaux confins donnés à son diocèse et des ressources attribuées 
à sa mense par les juges de Belpech. Ce que ceux-ci avaient dé- 
cidé le pape le ratifiait, y mettant non seulement le poids de son 
autorité mais la menace des foudres de l'Eglise. 

Sans aller jusqu'à l'infraction ouverte, qui eût déchaîné l’ana- 
thème, le mécontentement des parties, vainqueur et vaincu, pou- 
vait se manifester de telle sorte que le pape se vit contraint de 
donner un épilogue à cet acte, proclamé irréformable. Cet épi- 
logue s’imposa en effet et il constitua une aggravation de la 
sentence. Des renseignements de sûre provenance donnèrent à 
Clément la conviction que la mense de Pamiers, telle qu'il l'avait 
organisée, ne pouvait valoir que 8.800 livres de revenu. En re- 
vanche la forèt de la Boulbonne, si elle était mise en culture, 
rapporterait 4000 livres environ, ainsi qu'il resultait des calculs 
de la commission cardinalice. Clément décidait en conséquence 
de compter ce domaine comme terre de rapport. Un laps de 
temps de quatre ou cinq années suftirait pour en organiser 


(4) Regest. Clem. V,n. 3045; Documents, pp. 50-35. 


76 MSA VIDAL 


l'exploitation ; et, en attendant, l'évêque de Toulouse verserait à 
son collègue de Pamiers une indemnilé de complément de 1200 
livres par an payables 600 à Pâques, 600 à la Saint-Michel (1). 
(27 octobre 1308). 

C'était à Gaillard de Preyssac qu'on devait l’idée de l’utilisation 
des biens stériles (2). Mais Saissel avait oblenu le sursis indis- 
pensable et la compensation pécuniaire. Leur compétition devait 
pourtant finir, ne fût-ce que par lassitude. Elle s'était produite, 
ardente et irréductible, durant des années. Toulouse et Pamiers, 
la mère et la fille s'étaient disputé pied à pied le domaine de 
l'antique évêché toulousain. La fille eut d'abord l'avantage. Son 
avocat avait l’oreille du juge, qui lui coustilua une dot opulente. 
Survint un juge nouveau dont le tempérament, les idées et la 
politique étaient le contrepied de ceux de l’autre. Les situations 
furent renversées. Renversé l'édifice somptueux élevé par le pre- 
mier. La mère devint une marâtre jalouse, qui, à cetle fille indé- 
sirée, mesura l'espace chichement, la confinant dans les monta- 
gnes, ne lui laissant vers la plaine qu'une vue sur son propre 
champ. 

La première opération entamait profondément ce champ en 
ses terres grasses. La deuxième l’allégeait de ses terres maigres. 
Les parts eussent été plus égales selon l'une ; elles furent injuste- 
ment inégales selon l’autre. La vérité, la justice et la paix auraient 
gagné à s'en tenir à un juste milieu. Mais les passions humaines 
firent leur œuvre. L'autorité émit, à douze ans de distance, des 
décisions contradictoires, car elle subit des influences rivales 
acharnées à se nuire. On déplore ces conflits entre personnes de 
telle qualité, et à propos du « domaine du Christ ». Mais, dans 
ce domaine, il n'y avait pas que des âmes, il y avait des biens 
lemporels. Les hommes, sauf les saints, se sont toujours battus 
pour ces biens. | 

Bernard Saissel avait-il tort de lutter pour l'extension de son 
hérilage ? Il n’est point possible de le croire, le caractère et 
les défauts du personnage mis à part. Quand Jean XXII compléta 
la réforme territoriale commencée par Boniface VII, il dut dé- 
plorer d'abord le mauvais usage fait par Gaillard de Preyssac 


(l} Reg. Clem. V,n. 3618 ; Documents, pp. 5%, 75-76. 
(2) Documents, p. 54. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 77 


des revenus dont il possédait un surcroît si notable qu'il avait 
pu faire pour 12.000 livres de libéralités à des parents et des 
amis. Le nouveau pape devait regretter aussi que son prédéces- 
seur Clément V « vaincu par des instances importunes, ou mieux, 
trompé par des allégalions mensongères », eût légitimé ces actes 
de népotisme (1). Ce bläme pontifical est tout à la louange de 
Saisset, qui avait, le premier, signalé à Boniface VIIT l'existence 
de ces disponibilités et lutlé pendant douze ans pour que la 
mense nouvelle en eût une part plus Jarge. On sait comment 
Jean XXIFutilisa ces revenus. Dans la répartition impitoyable 
qu'il en fit entre plusieurs diocèses, Pamiers ne fut point oublié. 
Aussi bien, déclarait le pape, ce diocèse requérait agrandisse- 
ment, « il était trop exigu. » L'évêque n'y pouvait, à cause de 
la maigreur de sa mense (mensae pensalu fenuitate), Y Lenir digne- 
ment son rang. Cet évêque était alors Jacques Fournier, le futur 
Benoit XII, qui, dans l'histoire, ne fait point figure d'ambitieux, 
avide de richesses. Jean XXII agrandit le diocèse de seize loca- 
lités ou églises: tout un district du Plantaurel, dans la terre 
mirapiseienne (2; (22 février 1318). IL altribua à l'évêque un 
supplément de revenu de 1600 livres, dont les fonds communs de 
la mense toulousaine fournirent l'appoint, tant que dura l’opéra- 
tion du remaniement territorial, et qui fut ensuite assuré par les 
localités annexes et spécialement par Lieurac, Unzent, Saint- 
André et Sainte-Croix de Ventenac, Saint-Christaud, Dun et 
Vira (3). 

Cette correction apporlée par Jacques Fournier et Jean XXII 
à l'œuvre de Gaillard de Preyssac et de Clément V n'est-elle pas 
la revanche posthume de Saisset ? 


(À suivre.) 
Mgr Vial. 


(1) Regesta Valtic., LXVI, n. 1012; Documents, p. 112. 

(2j Ventenac, avec les prieurés de Saint-André, et Sainte-Croix, Roquefort, 
Montferrier, Villeneuve d'Olmes, Pereille, Pradettes, Limbrassac, Senesse, 
Saint-Pastou, les prieurés de Saint-Christaud, Lieurac, les églises de Dun 
et de Vira ; plus, le prieuré d'Unzent, au nord-est du diocèse. Via, Docu- 
ments, pp. 129-133. 

(3) Op. cil., pp. 82-84, 129-133. 


_—— — 


NOTICES 
SUR TROIS COLLECTIONS CANONIQUES INÉDITES 


DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 


Les trois collections canoniques auxquelles sont consacrées les 
notices qui suivent sont fort peu connues. Elles appartiennent 
toutes trois au ix° siécle. 

On ne pourrait sans exagération les classer parmi les recueils 
canoniques de la première importance. Toutefois elles méritent à 
plus d'un titre l'attention de l'historien. 

Ea premier lieu, chacune d'elle est, à sa manière, un témoi- 
gnage de l'esprit réformaleur de cette époque. Ces témoignages 
ne manquent pas d'intérêt, encore que les auteurs de ces recueils 
n'appartiennent pas au groupe pseudoisidorien. 

En second lieu, nous trouvons dans l’un des recueils un statut 
diocésain inconnu, qui date de l'époque carolingienne, et, dans 
un autre le texte d'une collection, les Sfatuta Bonifacit legati; 
nous recueillons aussi quelques renseignements sur l'origine 
de ces S{atula, de ces renseignements on peut déduire avec 
certilude que les Statuta sont un apocryphe. 

En troisième lieu, l'une de ces collections, appelée par nous la 
collection en deux livres, nous fournit un type particulier de 
recueil : le [‘" livre est fait de textes évidemment rassemblés 
en vue de servir à l'instruction religieuse des cleres ; dans le 
second livre, l’auteur a voulu donner, à la Dionisio-Hadriana, 
un supplément fait principalement des canons des conciles de 
la Gaule romaine et franque, qu'il est utile de ne pas laisser 
* tomber dans l'oubli. 

Enfin, à plusieurs reprises, l'étude de ces recueils nous permet 
de constater la liberté grande dont usaient les compilateurs du 
ix° siècle à l'égard des textes qu'ils remaniaient et modifiaient 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 19 


tout en leur laissant le nom de leurs auteurs. On en pourra con- 
clure que le faux Isidore n a fait qu'user, sur une échelle beau- 
coup plus vaste, de procédés familiers à nombre de ses contem- 
porains. | 


L'INSTITUTIO CANONUM 


Le manuscrit 73 de la Bibliothèque de Vesoul (1), datant de la 
fin du x° siècle, appartenait à l'abbaye comtoise de Faverney dans 
les années qui précèdent la Révolution. Auparavant il avait été 
en la possession de particuliers. D'où provenait-il, c'est une 
question que nous ne nous sentons pas en mesure de répondre. 

On y rencontre un certain nombre de textes canoniques, 
notamment, en tête du manuscrit, un péuitentiel éclectique, dans 
la composition duquel sont entrés les litres I-XIT de l'£xcarpsus 
Cummeani et quelques titres du livre IT du pénitentiel de Théo- 
dore ; un autre pénitentiel qui, sous le nom de Bède, reproduit 
successivement l'£xcarpsus Bedae et l'Excarpsus Egberti; le Capi- 
tulaire donné par Théodulphe d'Orlèans à ses prêtres et un ex- 
posé de la doctrine sur le baptême et le symbole, en forme d'intér- 
rogations à la manière des caléchismes; enfin un autre exposé très 
bref en la même forme, principalement sur les devoirs du clergé, 
apparenté à la collection dite de Sl-Germain, contenue dans un 
manuscril provenant de Corbie (Bibl. Nat., Lat., 42444 (2). Le but 


(1) Cf. Le catalogue dressé par J. Gauruien, au t. VI du Cataloque général 
des manuscrils des bibliothèques des départements, p. 491. 

(2) Voici, en bref, la composition de ce manuscrit : 

Fol. 1-29. Un pénitentiel composé principalement des titres I-XII de 
l'Excarpsus Cummeani et de titres empruntés au livre II du pénitentiel de 
Théodore : on y trouve aussi le concile de Grégoire 11 (721). 

Fol. 29 vo : Excarpsum ex canone catholicorum Patrum Bedae presbiteri : 
Pénitentiel fait de l'Ercarpsus Bedue suivi des canons de l'Excarpsus Egberli 
s'achève par l'Edilio Bonifacii archiepiscopi (Schinitz, Die Bussbücher, p. 672) 
et une instruction pour la confession (Cf. Schmitz, t. 11, p. 199 et suiv.). — 
Suit l'Inferrogatio Auqustini : Si quis post inlusionem... et la Responsio 
Gregorii. 

Fol. 44. Institutio canonum, suivie des décrets de l'assemblée de Compiè- 
gne. 

Fol. 53 vo. Interrogations et réponses sur la préparation au baptéme, le 


80 PAUL FOURNIER 


de la présent étude n'est pas de faire connaitre tous ces textes, 
qui, à dire vrai, fourniraient des renseignements utiles sur l'his- 
toire de la discipline el sur celle de l'instruction religieuse à 
l'époque carolingienne. Je veux seulement appeler l'attention sur 
un recueil canonique commencant au feuillet 44, qui porte le litre 
d'Institulio canonum. Cette collection mérite, à mon sens, d'être 
connue, lant à cause de son contenu que des renseignements 
qu'elle fournit sur la composition d'une portion des Faux Capi- 
tulaires de Benoit le Diacre, et aussi sur celle du court recueil, 
assez énigmatique, connu sous le nom de Statuta Bomfacu archi- 
episcopi. 

L'Institutio canonum est faite d'une série de chapitres portant 
une numérolalion qui est contemporaine du manuscrit. Les cha- 
pitres sont numérotés de 4 à 91. — On peut répartir en deux 
groupes les chapitres de l'/nstitutio. Le premier comprend les 
chapitres 1-34 ; le second les chapitres 35-91. 


1° GROUPE. 


Les chapitres 1-34 de l'Znstitulio, à l'exception des chapitres 
28, 29, 30 et 33, se retrouvent, avec des variantes en général peu 
importantes, dans la série des chapitres 171 à 200 du livre Il des 
Capitulaires de Benoît le Diacre. Nous donnons ici l'énumération 
de ces chapitres ; on remarquera qu'ils sont, dans les deux col- 
lections, disposés d'après le mème ordre. 


baptème, le symbole, etc. Quid sid caticuminus vel quare sit infans bapti- 
zatus ?.… 

Fol. 57 vo Exposilio super fidem catholicam : Quicumque vult salvus esse... 
Fides dicitur catholica.. (Exposé fait d'après le symbole Quicumque; cf. Pitra 
Analecla sacra.t. V, p. 21). _ 

Fol. 63. Incipit de ofliciio Officiorum sunt plurima genera. Notes brèves 
concernant surtout les prières de la messe. 

Fol. 65. Exposé sur le Paler Patreuw invocamus.…. 

Fol. 66. Expositio super symbolum. Svmbolum gracca iingua dicitur... 

Fol. 68. Capilula de Thtodulphe, ad presbyleros (Pat. lat., t CV, col. 33). 
Le nom de Théodulphe n'est pas cité; le chap. 18, propre aux églises d'Or- 
léans, est omis. 

Fol. 81-85. : Canon in qua lingua dicitur et quid interpretatur? Canon 
graece. — Questions et réponses, avec textes de Nicée el d'autres conciles, 
apparentés au recueil du ms. de la Bibl. Nat. Latin 12444. Sur ce recueil, 
cf. Maassen. Geschichle der Quellen and der Literatur des canonischen 
Rechts, p. 836. 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 81 


1, Ut sacerdotes signa .......,,.......,.,,...,,,.. 171 
2.Dt-stolas nortent.merssseiuncauterhiciutes 4172 
3. Te igitur non inchoent...............,........ 173 
4. Adnuntient etiam presbiteri omnibus .......... 174 
5. Adnuntient presbiteri ut neque viri............ 175 
6. Adnuntient ut quomodo celerrime..........,... 177 
+: UE presbitéri SM iuemiimiinenss 178 
8. Ut omnes presbiteri oleum........... teens 179 
9. Ut unusquisque presbiter parrochiarum ........ 180 
105 "UC DA DHIZATEs. een aide Mens, 181 
A CERUNADBreCIE Rainer irons 183 
12. SE dé dUiDUS Las ds ii messessn ci aencténres 184 
13: Nullus/sitpresbilér.ssssesss essuie Ds 185 
44. Doceant etiam presbiteri .,..,................ 186 
15. Iterum admoneant .,...........:.,..,,.,,...., 187 
16: DOMINENT EL ss ste ruse tie amer ein 139 a 
11 Has SN QUIdÉNM en ser Eboneterendat < 189b 
18. Et adnuncient ipsi presbiteri eodem............ 190 


19. Adnuncient etiam unusquisque...........….....,. 191 
20. Et adnuncient etiam presbiteri plebem..........…., 192 
21. Ut sacerdotes ammoneant viris............,........ 194 


22. Et adnuntient ut in ipsis ecclesiis..…............... 195 et 196 
23. Et adnuntient ut ad illos mortuos.............,.... 197 
24. Et pro defunctis… PS UE 
25. Compellimur quoque dt. otsrastuusse 200 
26. Ut nullus presbiter sacra.......,,.....,............, 201 
27. -Ut nullus in ecclesia...,...........,,.,......,.…. 202 
31. Ut episcopus, presbiter....….,.................. 203 
32, OUOnIAMVElO ssh Lisa ss. O0! 
34. Et quia varia (sic) necessitate ....,.....,.....,...,... 206 


Les chapitres 28, 29, 30 et 33, qui ne figurent pas dans le 
recueil de Benoit, donnent, sous une forme qui leur est particu- 
lière, des règles qui se retrouvent fréquemment dans les recueils 
de l'époque franque : 

C. 28. Nullus presbiter aut clericus cum alio clerico causam 
habens ad judicium secularem {sic) procedere audeat, sed ad 
presbiteros, aut si necesse est, ab episcopo ad concordiam revo- 
centur. 

C. 29. Nec ullus sane presbilterorum cum exlraneis mulieribus 


Revue pes Scisnces neuic., t, VI, 1926. 6 


82 PAUL FOURNIER 


habilare presumat, nisi cum quibus sanctorum canonum permi- 
tlit auctoritas, id est matre, sorore, amita vel matertera. 

C. 30. Clerici edendi vel bibendi causa tabernas non ingre- 
diantur nisi peregrinationis causa coacti (1). 

C. 33. Si quis presbyter aut clericus suguria vel divinationes 
aut somnia sive sortes seu filacteria, id est serupulas, observa- 
verit, sciat se canonum subjacere vindictam (sic:. 

Aucune analogie entre l’/nstitulio canonum et les Faux Capitu- 
laires n'est constatée pour la partie de l’/nstitutio qui commence 
au c. 35. Nous avons le droit d'en conclure que les c. 1-34 consti- 
luaient une série autonome, qui existait avant d'être insérée dans 
l'/nstitutio canonum. C'est à l'état de série autonome que Benoit 
le Diacre a connu ces chapitres ;: suivant son habitude, il les a 
insérés dans son recueil sans en altérer l'ordre. Peut-être cette 
série ne comprenait-elle pas alors les c. 28, 29, 30 et 33 que nous 
ne retrouvons pas dans les Faux Capitulaires. Peut-être aussi, 
si elles y figuraient, le pseudo Benoit les a-t-il omises, parce 
qu'il a pas eu de peine à reconnaître qu'elles contiennent des 
prescriptions maintes fois répétées dans sa compilation. 

Faut-il voir dans cette série un statut diocésain, analogue aux 
divers statuts du 1x° siècle qui nous ont été conservés, ou les 
décisions d'un concile régional, d'ailleurs inconnu? Je serais 
enclin à la considérer comme un statut diocésain. Les règles qui 
y sont réunies son! en général des préceptes donnés aux curés 
qui sont en contact avec le peuple. Beaucoup commencent par 
ces mots : Adnuncient presbiteri, ou des expressions analogues, 
qui semblent marquer un ordre donné par l'autorité épiscopale. 

Parmi les dispositions qui v sont réunies, il en est où Île 
curé est désigné par le nom de preshyter ; et d'autres où il est 
appelé sacerdos (2). Est-ce une raison de croire que le statut soit 
composé de deux groupes de règles d'origines diverses, rappro- 
chées par les compilateurs? C'est l'opinion qu'indique M. Seckel, 
à propos de ces textes qu'il a rencontrés dans la compilation de 
Benoît (3); je ne crois pas devoir m'y rallier. Non seulement les 


(4: Rapprocher la {re partie de ce texte du chap. 14 de l'Admonilio genera- 
lis, (189, Bonrerivs, t. 1, p. 5). 

(2) Il en est ainsi du © 1, dont dépendent les c. 2 et 3. 

(3, Neues Archiv, t. XXXV, p. 121. 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 83 


mots sacerdos et preshyler sont, à l'époque carolingienne, 
employés indifféremment avec le sens que nous attachons au 
mot curé, mais on les trouve parfois employés l’un et l'autre 
avec ce sens dans le même document. Ainsi, dans les canons du 
concile tenu en Bavière, entre 740 et 750 {1), les sacerdotes du 
c. À sont évidemment les presbyleri des canons ultérieurs; de 
même, dans les canons du concile tenu à Rispach en 798, le 
sacerdos du c. 12, préposé au gouvernement d'une paroisse, se 
confond avec les preshyteri des canons 13, 14 et 18 (2). 

Il est difficile d'indiquer d'une manière précise la date de ce 
statut, Il appartient évidemment aux soixante-quinze premières 
années de l’âge carolingien, dont il reflète la discipline. Plusieurs 
de ses dispositions rappellent des canons du concile réformateur 
tenu à Mayence en 813 (3); mais cette analogie ne permet pas de 
dire si le statut est antérieur ou postérieur au concile; elle 
donne seulement à penser que le statut est approximativement 
de la même époque. Il semble vraisemblable de l'attribuer aux 
premières années du 1x° siècle. Cette opinion est confirmée par 
l'absence, dans la liste des fêtes (4), de la Nativité de Notre Dame, 
fèle qui ne se répandit dans l'empire franc qu'au cours du 1x° siè- 
cle. 

Quant au diocèse pour lequel fut composé le statut, toul ce 
que nous pouvons dire, c'est que c'était un diécèse du pays 
franc où était célébrée la fête de s. Martin du 11 novembre 
(transitus s. Martini}. Ce n'est pas là une indication précise. 


Le statut diocésain canonique qui constitue la première partie 
de l’/nstitutio canonum n'est pas sans avoir exercé quelque 
influence sur des recueils canoniques postérieurs, les Statuta 
Bonifacii archiepiscopi el le recueil de Benoit le Diacre. 


at 


4° Il est un de ces recueils, les Statuta Bonifarii (3), sur lequel 


(4, Weunminauorr, Concilia aevi carolini,t. F, p. 51. 

(2) bid., p. 199 et 200. 

(3) Comparer les c. 13et 14 le l'{ns/itutio aux canons 26 et 34 du concile de 
Mayence. 

(4) Cette liste figure au c. 17. Sur la propagation de cette fête, cf. SECKEL, 
Neues Arch., op. cit., t. XXXIX, p. 319-320. 

(5) Texte publié pour la première fois par dom Luc p'Acneny, Spicileqium, 
t. IX, p. 63 et suiv., et reproduit par Micxe, P. L..t. LXXXIX, col. 821 et 


Le 


84 PAUL FOURNIER 


s’est exercée depuis longtemps Ia sagacité des critiques. L'opi- 
nion à bon droit la plus généralement admise est que cetle com- 
pilation est un ouvrage apocryphe, dont l'origine se peut placer 
entre 815 et 840. Or les sources en étaient insuffisamment 
connues. 

La découverte de l’nstitutio canonum fournit là-dessus de pré- 
cieux renseignements, | 

Les Statuta Bonifacii contiennent treize fragments qui leur 
sont communs avec le statut diocésain que nous venons d'étu- 
dier. Ce sont les chapitres ci-après indiqués (1) : 


f 


Statula Bonifacii | Statut diocésain 
1 25 
4 26 
3 27 
4 7 

4 
25 D 
26 12 
28 8 
29 14 
30 30 
33 33 
34 18 
39 19 
36 17 


Je dois ajouter que les c. 34 et 36 des Siatuta Bonfacu portent 
la trace de remaniements assez importants, par lesquels ils dif- 
férent des textes correspondants du stalut diocésain. 

Ces treize texles forment une masse dont M. Seckel n’a pu déter- 
miner l'origine, et qu'il ne retrouve que dans les Faux Capitu- 
laires de Benoil. Nous expliquerons ultérieurement leur présence 
dans les Faux Capitulaires, postérieurs au statut diocésain et aux 
Statula. Si M. Seckel n'a pu trouver de source à ces treize cha- 
pitres, c'est qu'il n’a pas connu le manuscrit de Vesoul ni le 


suiv. Sur la bibliographie et l'histoire littéraire de ce texte, cf. WERMINGHOFF 
Neues Archiv, t. XXVI, p. 16, 607; et Seckec, ibid.,t. XXIX, p. 308 et suiv. 
(1) Cf. E. Secke, op. cit., t. XXIX, p. 311 et suiv. 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 85 


statut diocésain qui y est contenu. C'est de ce statut qu'ils ont 
passé dans les Sfatuta Bonifacii. 

À ceux qui supposeraient qu’au contraire c'est le statut diocé- 
sain qui a emprunté aux Sfatula Bonifaci, je répondrais que 
cela est invraisemblable, précisément parce que de la compa- 
raison des textes il résulte que plusieurs fragmgats des Statuta 
Bonifacu décèlent des remaniements pratiqués sur les textes du 
statut diocésain. Ainsi le c. 34 des Stfatuta porte la trace d’addi- 
tions destinées à compléter et à préciser la règle donnée par le 
c. 18 du statut sur la célébration de la Pentecôte (remarquez 
que sur ce point le faux Benoît (II, 190) est demeuré fidèle au 
texte du statut diocésain). Le c. 36 des Statuta, énumération de 
fêtes, se distingue du c. 17 du statut par l'omission de la fête 
in transitu s. Martini qu'il remplace par celle de la Nativité de 
Notre Dame ; or nous savons que cette fête s’est introduite assez 
tardivement en Gaule franque où elle n'apparaît qu’au cours 
du 1x° siècle. Sur ce point encore, les S{atuta présentent un état 
postérieur à celui du statut diocésain. Ce sont là les différences 
les plus importantes entre les textes tels qu'ils figurent dans le 
statut diocésain et les mêmes textes tels que les présentent les 
Statuta Bonifaci. On peut bien signaler d’autres variantes, mais 
peu nombreuses el sans grandes conséquences (1). 

La constatation qui vient d’être faite confirme la thèse de 
l'apocryphicité des Statuta Bonifacii, puisqu'ils dépendent, pour 
une part importante, d'un statut qui, au plus tôt, date des 
environs de l'an 800. Or saint Boniface est mort en 755. Au sur- 
plus, le contenu des Statutu Bonifacii s'accorde pleinement avec 
l'opinion qui en place l'origine probablement sous le règne de 
Louis le Débonnaire, peut-être plus tard (2). Ce recueil est, à 
mon sens, l’œuvre d’un partisan de la réforme ecclésiastique, telle 


(1) Ainsi le c. 3 des S/atuta Bonifacii donne un texte meilleur que le texte 
corrompu que l'on trouve dans le statut diocésain, tel que l'a reproduit l'{ns- 
lilulio canonum. Le c. 31 des Staluta diffère par quelques détails du c. 31 du 
statut, notamment par l'omission des mots de doctrina Dei. Le c. 35 des 
Statula diffère du c. 19 du statut en ce que, dans les S{atuta, on lit : secundum 
Dei inandatum, et dans le statut : secundum praeceptum legitimum. Dans 
un chapitre qui porte de part et d'autre le n° 33, on lit scripturas d'après 
les Sfatula et scrupulas d'après le statut. 

(2) SECKFL, 0p. cil., p. 324. | 


86 PAUL FOURNIER 


qu'on la comprenait à la veille eu à la surveille du mouvement 
pseudo-isidorien. Il suffit de le parcourir pour y reconnaître les 
tendances des réformateurs : fortifier la discipline du clergé et 
l'autorité de l'évêque à laquelle il est soumis, le soustraire à l'in- 
fluence des laïques propriétaires d’églises, assurer l’autorité et 
la surveillance du chef de diocèse sur les monastères, édicter 
des mesures rigoureuses sur la tenue des monastères de fem- 
més, se préoccuper de la bonne administration des sacrements 
et notamment du baptême, rappeler les règles de la pénitence, 
combattre les incestes et les superstitions, exiger la décence du 
culte, faire respecter le dimanche et les fêtes, telles sont les 
intentions qui animent l'auteur des Statuta; c'est pour les réali- . 
ser qu'il croit ütile de se placer sous le patronage du grand 
nom de saint Boniface (1). 

20 Les chapitres communs ay statut diocésain et à Benoit 
le Diacre sont bien plus nombreux que ceux empruntés au 
statut par l'auteur des Statuta Bonifacii. Comme on l'a montré ci- 
dessus, Benoît le Diacre en a reproduit trente et un chapitres, 
cest-à-dire tous les chapitres moins quatre. Il en a, suivant son 
habitude, conservé l'ordre. Toutefois il ne s'est pas cru obligé 
d'en transcrire servilement le texte ; et en cela encore il a été 
fidèle à ses habitudes. Composant son recueil à une date avancée 
de l'époque carolingienne, alors que la renaissance des lettres 
avait porté ses fruits, Benoit avait le souci d'une rédaction cor- 
recte, et non dépourvue d’une certaine élégance. Parfois aussi 
il modifie ses textes pour les mettre en harmonie avec ses idées 
réformatrices ou simplement avec le droit de son temps. On en 
trouvera la preuve dans les remarques qui suivent. 

Le c. 5 du statut diocésain emploie l'expression si non que 
Benoît remplace par nisi (2). 

Le c. 6 s'ouvrail par ces mots peu élégants : 4 dnuncient presbi- 
leri ul quomodo celerrime potuerint, que Benoit remplace par 
quam ciius potuerint (3). 

Le c. 8 du stalut est très corrompu dans le manuscrit de 
Faveruev, mais nous avons le droit d'en rétablir le texte avec 


(1) Sur le pays d'origine des Statuta Bonifacii, voir ce qui sera dit dans 
l'étude consacrée à la collection de Laon. 

(2: Ben. Lev., IT, 175. 

(3) Ibid., 171. 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 87 


l'aide du c. 29 du Sfatuta Bonifacti. Or ce texte, qui traite de 
l'Extrême-Onction, se termine ainsi : ut eodem oleo peruncti à 
presbiteris sanenlur, quia oratio fidei salvabit infirmos. Benoît 
s'exprime ainsi : gralia Dei sanentur, quia a presbiteris fusa 
oratio salvabit infirmos (4). 

Le c. 21 du statut commence par ces mots : Ut sacerdoles 
ammoneant viris el mulieribus (2). Benoît dit correctement : 
Ut sacerdotes ammoneant viros et mulieres. | 

Le c. 22 donne : cantat missam, que Benoît remplace par : cele- 
brat missam (195). On y lit : quando sanctam lectionem, id est 
Apostolum et Evangelium, que Benoît remplace par : lectiones 
sanctas vel Evangelia (3). “ 

Le c. 23 conlient ces mots : alta voce canere faciant... et super 
illum tumulum manducare et libere non faciant. Benoît écrit : 
canere studeant... Et super eorum tumulum nec manducare nec 
bibere præsumant (4) : | 

Le c. 24 se termine ainsi : Et mortuum super mortuum non 
mittant elipsa ossa defunctorum foras terra non dimittantur. 
Le chapitre correspondant de Benoit est ainsi conçu : Et mor- 
tuum super mortuum non ponant, nec ossa defunctorum super 
terram dimittant (5). 

Le c. 34 du slatut se retrouve dans le recueil de Benoît (6), 
mais avec d'importantes modifications qui répondent bien aux 
vues des réformateurs isidoriens. On y a introduit l'affirmation 
de l'autorité de l’évêque, Jussione episcopi, sur l'administration 
de la pénitence, et cette idée chère aux réformateurs que le 
jugement des péchés manifestes lui est réservé, si bien que les 
prêtres ne peuvent connaitre que de occultis. 

Il résulte de ces observations que Benoît a très largement 
reproduit les textes du statut diocésain, non sans les retoucher 
souvent. On trouve cependant, dans sa série 171-206, six textes 
étrangers au slatut : ce sont les c. 176, 182, 188, 193, 199 et 205. 
Il est à remarquer qu'à la différence des textes voisins, ces six 


(1) Ben. Lev., 119. 
(2) lbid., 194. 

(3) Jbid., 195 et 196. 
(4) Jbid., 197. 

(5) 1bid., 198. 

(6) Jbid., 209. 


88 PAUL FOURNIER 


chapitres débutent par le mot Placuit, ce qui semble indiquer 
qu'ils reproduisent les décisions d'un concile. D'ailleurs rois de 
ces chapitres (182, 193, 205), procèdent de la ARelatio episcopo- 
rum de 829. On peut penser que Benoît, en les empruntant à 
celle relatio, leur a donné la forme qui les fait ressembler à des 
canons conciliaires. Quant aux canons 176, 188 et 199, il les a 
pris à une source inconnue de nous et leur a fait subir un trai- 
tement analogue (1). 

Quoiqu'il en soit, nous n'avons pas besoin de l'hypothèse émise 
par M. Seckel (2, pour expliquer la présence dans sa série 170- 
209 du livre II de Benoît de texte: variés dont il n'avail pas 
découvert l'origine et qu'il attribuait à un concile, d'ailleurs in- 
connu, qui aurait été tenu en pays burgonde; nous remplaçons 
ce concile par le statut diocésain dont les disposilions constituent 
le premier groupe des canons portant l’/nstilutio Canonum. 

En résumé, l'étude de ce I‘ groupe nous a fait connaitre 
un statut diocésain des environs de l'an 800, qui fut une source 
des Statuta Bonifacii archiepiscopi, et du livre II de Benoit le 
Diacre. 


11° GROUPE. 


Ce groupe comprend la suite du chapitre de l'{nstifulio, de- 
puis le c. 35 jusqu'au dernier, c. 91. 

Le c. 35 contient la vieille règle qui remonte au concile d’An- 
lioche et qui a été répétée par les Capitulaires : Et annis singulis 
bis in anno synodus fiat (3). 

Le c. 36 se présente sous cette forme incorrecte : ut infrà 
monasteria inquirendum de sobrielate, et de castitate, el de 
celera sanctla religione. 

Les dispositions qui suivent, jusques au c. 46 inclusivement, 
concernent principalement la bonne tenue des monastères, et en 
particulier des monastères de femines. 

Le c. 37 : De monasteriis minutis... reproduit le c. 19 du capi- 
tuluire de 789. : 

C. 38. Quod abbatissa cum suas (sic) durmiat et capitulum cus- 


(1) Cf. SeckeL, Neues Archiv, t. XXXV, p. 128 et suiv., et p. 120. 
(2) Neues Archiv,t. XXXV, p. 117et suiv.; t. XXXIX, p. 30 et suiv. 
(3 Antioche 20 ; Ansegise, 1, 127. 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 89 


todial, et omnia provideat sicut decet et oportet, secundum salu- 
tem animarum 1). 

C. 39. Sanctae moniales qualiter... Agde, c. 19. 

C. 40. Mulieres non valent Pœnit. Theodori, Il, vu, 1. 

C. 41. Mulieri non est licitum /bid., Il, vur, 2. 

C. 42. Episcopo, preshilero, diacono vel cϾteris clericis sive 
laicis horis preteritis, id est matutinalis, ad feminas proibea- 
tur accessus;, tamen, si causa fuerit, cum presbiterorum aut 
clericorum testimonia videantur (sic). 

C. 43. Ad faciendam vero missam vel alia opera qui ingressi 
fuerint, stalim accepto ministerio egredi festinent. Alius autem 
nec clericus nec monachus juvenis ad puellarum congregationem 
habeat accessum, etiam nec laici (2). 

C. 44. De monasteriis tam virorum quam puellarum, si qua 
infra ipsa monasteria dtscordia generata fuerit, statim episcopus 
presbiteros vel seniores congregare faciat el ab eis facta audien- 
cia, quicumque in culpa inventus fuerit, si senior invenitur, 
anno integro communione suspendatur, juniores vero una minas 
XL ictus accipiant; et si de ipsa congregatione aut abbatissa vel 
puelba (sic) que ibi ordinantur audientiam pastoris sui audire 
despexeriat, duobus annis ab ecclesiæ limitibus arceantur (3). 

45. Ut ille nonnanes (4) absque testibus nihil accipiant vel 
reddant, et illa abbatissa foras monasterio non exeat, sine licen- 
tia episcopi sul. 

46. Illud precipue uno ore consensimus inter nos ut omnes ba- 
silicae vel monasteria, tam virorum quam mulierum, in potestate 
episcopi consistant, et non aliter agatur nisi per ipsius ordinatio- 
nem quod ibi necessarium fuerit (5). 


(1) I y a quelque analogie entre cette décision et les c. 27 de Rispach (800) 
et 13 de Mayence (813). , 

(2) Epaone, c. 38. Notre texte ajoute les derniers mots : et jam nec laici. 

(3) Ce texte se retrouve dans Bibl. Nat., Latin, 12444, fol. 31 vo, avec l'ins- 
cription, Antiochenus, cap. V. | 

(4) L'expression se retrouve dans l'Admonitio generalis de 189 (Bonerivs, 
Capilularia, t. 1, p. 55, sommaire du c. 11). dans l'Edictum de la même année 
(Ibid., p. 63). Voir aussi deux textes du début du 1xe siècle {/bid., p. 142 et 
219). Cf. Ben. Lev.,1, 2, et III, 400. 

(5) Ce texte suit immédiatement, dans le ms. latin 12444 (fol. 32), le cha- 
pitre transcrit ci-dessus. Il est précédé de l'inscriptio : Item, Antinchenue, 
cap. VI. 


90 PAUL FOURNIER 


(47). Sacrilegium quod dicitur cultura idolorum (1). Omnia 
autem sacrilegia (sic) et auguria sacrilegia sunt (2), et omnis ille 
observatio quae pagania vocalur, quemadmodum sacrilegia mor- 
luorum circa defuncla corpora vel sepulchra illorum, sive 
auguria sive philacteria, sive qui immolant super petram, sive 
ad fonles, sive ad arbores Jove (sic) vel Mercurio vel alia paga- 
norum; que omnia demonia sunt; quod eis feriatos dies sive 
incantationes vel mulla alia quæ enumerari longum est, quæ 
universa juxta Judicium sanctorum sacramenta sunt à chris- 
tianis vilanda et deteslanda. 

C. 48. Ut presbiteri modum debitum observent, non crisma 
conficiant nec consignent, nec praesente quolibet episcopo nisi 
jubente ipso, vel orare vel sedere presumant, aut venerabilia 
tractare misteria, nec acolitum nec subdiaconum [faciant]; quod 
si fecerint, presbiterii dignilate et sacra communione priventur. 
(Résumé du c. 6 du Decreltum generale du pape Gélase). 

Vient ensuite une série de canons empruntés au concile méro- 
vingien d'Auxerre (513-603), à savoir : 


49. Non licet kalendis...........,.,...,.,.... C Auxerre 1 
50. Ut omnes presbiteri ante...........,..,...,..,....... 2 
01. Non Cet COMPENSIUS.: 1455 éossutreeta biere 3 
02: Non CL ad SON OS.. sus essor eus 4 
53. Ut omnes presbiteri crisma....,........,...,,...,.... 6 
54. Non licet in ecclesia.................. SE Die : 9 
55. Non licet super uno......,............. Matisse 10 
56. Non licet in vigilia............... HDi este rade LE 
51. Non licet mortuis.....,......... dar D 12 
58. Non licet diacono.......,................. Mer eeot 13 
9: Non licel in DaDiiSteDIO ns issus des same tiers nbianus 14 
60. Non: licet MoOrtÜUNI.. ess uns soma 415 
61. Non licet in die..........,.... Ha Ciesesis oise 16 
62. Non licet presbytero nec ......,,,...,,.,,..,.,,...., 19 
Das QUO SLPHÉS DÉC SS enenanmnrremetNeRe msn ires 20 


(4) Cette interprétation du mot sacrileqium n'est que le développement 
d'une idée indiquée par divers pénitentiels francs du vint siècle : cf. SCHMITz, 
Die Bussbicher, t. 11, p. 321, 324, 32N, 335, 342, 361, 626. On sait que ce mot 
” sacrilegium avait un sens très général dans les textes juridiques de l'Empire 
Romain. 

(2) Peut-être faut-il lire sortilegia et auguria. 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 91 


6+. Non licet presbitero post.........,...........,...... 21 
02. Non hicel relictains sise sn ess See 22 
66. Non licet presbitero inter........................... 40 
67. Non licet presbitero nec............................. 33 
68. Non licet presbiterum nec....................... .. 35 
69. Non licet presbitero nec....,......,..........,..... #1 
10. -Quicumque JUdéL trs soda teuibires 43 
11; :Noh:licet abhati heC::... ui debtenetamiedenross 24 
72. Non licet abbati filios................. .........,.... 25, 26 
73. Si monachus in monasterio,..................... 7. 23 
14. Quicumque se propria............,............. V7 17 
75. Non licet absque....... RE LS 18 
10; -Non-liCéR UE QUiIS sens eu ie rss anasc eee 21 
1: Non ICel UE NliaM::.:26 ee hotes 28 
18. Non licél ut relictam..s2..ssuessimtsaesseous 29 
79. Non licet duas sorores.. ............,............. 30 
80 Non licet consobrinam...,......... ........,.... 31 
81. Non licet ut nepos.......... nd do Nes Sie 32 
82. Non licet mulieri.................. Pris id ere 36 
83. Non licet ut mulier................................. 37 
S+: Ut unaquaeque.; iso cuis da virent 42 
85. Si quos presbiter aut..,..,................,.......... 39 


86. Episcopus quando voluerit benedicat crisma, presbyter autem 
non benedicet. 

87. Episcopus sine pallco.. Mäcon, 586, c 6. 

88. Benedictionem in ecclesia. Agde, c #4 

89. Missas die dominico...., Id., c 47 

90. Nullum perturbari excessibus notionem quae tronum Dei vo- 
cantur (sic). Texte altéré du c. 6 du XI° concile de Tolède. 

94. Si homo incestum commiserit (Capitulaire de Pépin le Bref, 
754-766 ; c. 1,2 et 3: Boretius, Capitularia, t. I, p. 31). 

Ici finit, avec la numérotation, l'Institulio canonum (s) 


Le texte à date certaine le plus récent qui y est contenu est 
le fragment du capitulaire de 789 (c. 37). Toutefois j'ai cru de- 
voir, comme il a été dit plus haut, attribuer au statut diocésain 
qui ouvre l'/nstitulio une date voisine de 800. C'est approxima- 
tivement à cette date, plutôt dans les vingt premières années du 


(4) Elle est immédiatement suivie, dans le manuscrit (fol. 53), des décrets 
de l'assemblée tenue à Compiégne en 3571 sur les empèchements de mariage 
(Boretius, Capitularia, t. 1, p. 37 et 38.) 


92 PAUL FOURNIER 


ix* siècle, que je suis tenté de placer la composition de l'/nsti- 
tulio canonum, telle qu'elle nous a été transmise. 

Quant au pays d'origine de l'/nstifutio canonum, tout ce qu'on 
peut dire de certain, c'est qu'elle provient du royaume franc. 
Peut-être pourra-t-on s'aventurer à préciser davantage, si l'on 
adopte une opinion ferme concernant l'origine de la collection 
de Laon, qui, sur un point au moins, est en relation avec l’/nsti- 
tutio canonum, comme on l'indiquera dans l'étude consacrée à 
cette collection. 


(A suivre). 
Paul FOURNIER. 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 


(Suite et fin) (4). 


IV. — Écvypre. 


On appelle en égyptologie Textes des Pyramides Égyptiennes, les 
inscriptions gravées en splendides hiéroglyphes dans les chambres de 
pierre des cinq pyramides de Saqgqarah et destinées aux pharaons 
Ounis de la Ve dynastie (vers 2630 av. J.-C.), Téti I, Pépi 1, Me- 
renra et Pépi II de la Vfe dynastie (2645-2475 av. J.-C.). Maspero n’en 
avait donné qu’une traduction partielle (2), Sethe en avait publié une 
édition parfaite, mais dont la traduction n’a jamais paru (3), on ne 
pourra donc qu'être reconnaissant à M. Louis Speleers d’avoir enfin 
fourni aux égyptologues et aux historiens des religions une traduction 
qui leur permette d'étudier directement l'un des plus anciens textes 
religieux qui existe (+). C'est un recueil de formules rituelles pour 
les diverses phases des funérailles, prières et incantations, sans 
caractère personnel et que l'on pouvait appliquer à n'importe quel roi 
défunt, à condition d'y mettre seulement son nom propre. Le but de 
ces textes était d'opérer la résurrection glorieuse du roi et de lui 
assurer dans l’autre monde une vie éternelle. Pour cela, deux rites 
principaux étaient nécessaires : 14° pourvoir aux oblations journa- 
lières, qui étaient offertes dans le temple funéraire de la pyramide par 
un prêtre spécial; 2° faire « l'ouverture de la bouche » du mort, c'est 
à dire, lui rendre la faculté de manger, parler, sentir, etc. Mais dans 
l'au-delà, le défunt pouvait rencontrer des ennemis, des serpents, des 
monstres de toutes sortes; pour le mettre à l'abri de leurs attaques, on 
récitait des prières en forme d’incantatious. Ce sont donc en fait des 
formules magiques, par lesquelles on assure au roi la survivance même 
des dieux et il n’est en aucune facon question de récompense morale. 


(1)Cf. Revue des Sciences religieuses, t. V, 1925, p. 94-120. 

(2) Masrero, Les Inscriptions des Pyramides de Sagqarah, Paris, 1894. 

(3) H. Serue, Die Aegyplischen lyramidentexte. Leipzig, 1908, 1910, 1922, 
3 volumes. 

($) Louis Srerens, Les Textes des Pyramides Égyptiennes, tome I. Traduc- 
tion, in-4° de v-126 p. Tome Il, Focubulaire, 11-128 p. Bruxelles, 1923, avenue 
Marie-José, 113. 


94 A. VINCENT 


On y trouve également de véritables récits mythologiques, composés 
pour affirmer ou souligner l'identité du roi avec certaines divinités. 
Trois grandes légendes en constituent le fonds. D'abord celle d'Osiris, 
sa mort, sa résurrection et sa victoire sur Seth. C'est à cet Osiris, roi 
des morts que le pharaon est le plus souvent identifié; en second lieu 
la léxende des deux frères ennemis Horus et Seth, qui symbolisent en 
fait la lutte entre la Haute et la Basse Égypte et la victoire d'Horus qui 
réunit l'Égypte entière sous un mème sceptre. La troisième lésende est 
celle de Rà, le soleil, qui vit au ciel pendant le jour et passe la nuit 
dans le monde souterrain. Son trajet, de l'Orient à l'Occident, est 
comparé à la course d'une barque à travers les eaux célestes. Le 
monde où il navisue, est lui-même personnitfié et divisé en régicns 
qui sont le théâtre d'événements religieux on cosmiques. Identifié à 
Rà, le mort participe naturellement à sa vie et à ses honneurs. 

Tous ces documents, en somme, ont été recueillis et réunis dès 
avant la Ve dynastie sans aucun ordre apparent. Ce manque d'unité et 
de suite régulière s'explique par le fait que certaines parties de ces 
textes sont plus anciennes que Îles pyramides elles-mêmes, qu'elles 
doivent dater d’un temps où l'art d'écrire était encore ignoré. Des 
prêtres funéraires ont dû composer ces morceaux archaïques, que l'on 
apprenait par cœur et qui servaient à la mort de chaque pharaon; ils 
ont dû ainsi passer de générations en générations jusqu'au jour, où, 
quelques siècles plus tard, ils furent enfin écrits. On en a la preuve 
dans le fait que certains de ces textes rappellent la position qu'occupe 
le cadavre dans la fosse proto-dynastique, et qu'ils mentionnent des 
conceptions mythologiques ou historiques dont le souvenir n'existait 
plus que vaguement à l'époque des pyramides, celle par exemple du 
gouvernement séparé des pays du Nord et du Sud. Les Égyptiens 
conservateurs ont maintenu ces formules, alors mème qu'ils ne Îles 
comprenaient plus. 

Ce sont ces textes des Pyramides qui sont devenus plus tard le 
Livre des Morts de la période historique (1), à moins que l'on ne sou- 
tienne qu'ils faisaient partie d'un Livre des Morts des temps pré-dynas- 
tiques dont nous n'avons aucune copie (2). C'est ainsi que nous 
retrouvons des passages de la prramide d'Ounis, la plus ancienne 
(Ve dynastie), reproduits sur des cercueils des X1°, Xffe, XIIIe dynas- 
ties, et sur une tombe de la XVIILe (3) et plus tard insérés au Livre 
des Morts. 


(1) Bneasteb, À History of Egypt, p. 1784. 

(2) Masrero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, 1. 398, 
note 3: Bibliothèque égyplienne, t. I, 24. 

(3) E. W. Buocr, The Lileratur of the Egyplians, ch. IV. 


CHRONIQUE D HISTOIRE DES RELIGIONS 95 


Parmi les documents publiés avec une maîtrise incomparable par 
M. Louis Speleers {1) dans son remarquable ouvrage, Recueil des Inscrip- 
tions Égyptiennes des Musées Royaux du Cinquantenaire à Bruxelles, il 
convient de signaler un cercueil de la X[fe dynastie (2000-1788 av. J.-C }, 
provenant des fouilles de Beni-Hassan et dont les hiéroglyphes don- 
nent une version nouvelle du Livre des Morts. Dans le chapitre XVII, 
l'un des plus importants pour la vie future, le défunt s'identifie aux 
grands dieux et les paroles magiques vont lui permettre de triompher 
de la mort : « Je suis Atoum. À moi fut le tout quand j'étais seul.... 
Je suis le Grand, qui s'est créé soi-même (Glose). C'est l'eau (primor- 
diale). C’est Nou, le père des dieux... Je suis ce grand phénix qui est 
à Héliopolis (Glose) : Qui est-ce ? C'est Osiris. Je suis l'inspecteur de ce 
qui est et de ce qui fut {Glose) : Qu'est-ce? Ce qui est et ce qui fut 
c'est l’Infini et l'Éternité. Qu'est-ce l'Infini et l'Éternité? L'Infini, c'est 
le Jour, l'Éternité c'est la Nuit... » Et le défunt continue, révélant 
l'origine du monde et la destinée qui le conduit de la terre au ciel. 
Primitivement chacune des phrases de ce chapitre devait être exposée 
sous une forme brève et concise et, de fait, quelques cercueils de la 
XIe dynastie donnent une version où les formules se présentent sans 
développement, mais déjà à une très haute époque le commun du 
peuple était incapable de saisir le sens littéral des mots. Pour assurer 
à la formule magique sa pleine eflicacité, le théologien ézyptien se vit 
forcé d'y joindre un commentaire sous forme de questions et de 
réponses accolées à chaque membre de phrase, mais parce que la pre- 
mière glose demeure parfois obscure, le prêtre en introduit une 
seconde, On saisit ainsi sur le vif le processus théologique et comme 
les différentes versions du Lirre des Morts se suivent jusqu'aux siècles 
qui ont précédé de peu J.-C , on arrive ainsi à entrevoir l'évolution de 
la pensée religieuse. Dans quelle mesure l'Ésyptien moyen compre- 
nait-il le sens caché de ces symboles, c’est ce qu'il est ditlicile de pré- 
ciser, mais ce qu'on peut afliriner, c'est qu'il avait foi dans l'immorta- 
lité de l'âme et qu'il croyait en une destinée future où il jouirait de la 
société des dieux (2). 

Le ch. XVII du Livre des Morts a pour but de ressusciter les mânes 
et de donner aux défunts les forces magiques lui permettant d'être 
victorieux des adversaires, qui lui interdisent l'accès des portes du 


(1) Louis SrELErRs, Recueil des Inscriptions égyptiennes des Musées Rovaux 
du Cinquantenaire à Bruxelles. In-4° de 212 p. autographiées. Bruxelles, 
1923. ; | 
(2) M. Speelers a traduit et commenté ce texte dans : Recueil d'éludes 
égyptlologiques {Bibliothèque de l'École des Hautes-Études), p. 621 sq. 


La 


96 A. VINCENT 


ciel. La déesse Nouit l'introduit dans le Paradis et au ch. CXXV, 
il pénètre « dans la salle de la double justice où l’homme se sépare de 
ses péchés pour mériter de voir la face des dieux ». Devant les qua- 
rante-deux dieux que préside Osiris justicier, le défunt énumère les 
principaux péchés et se défend de les avoir commis : « Je n'ai pas fait 
le mal; je n’ai pas commis de vivlence; je n'ai pas volé; je n'ai pas 
fait tuer d'homme traîtreusement; je n'ai pas diminué les offrandes 
(des dieux) ; je n'ai pas dit de mensonge; je n'ai pas fait pleurer; je 
n'ai pas été impur; je n'ai pas tué les animaux sacrés; je n’ai pas 
endommagé de terres cultivées ; je n’ai pas été calomniateur; je n'ai 
pas été colère; je n'ai pas été adultère ;..….. je n'ai pas méprisé Dieu 
en mon cœur. Je suis pur, je suis pur, je suis pur ! 

Il y a là un véritable code de justice morale évidemment très élevé 
et qui s'oppose aux textes magiques du reste du livre. M. l'abbé 
Drioton, le distingué professeur de l’Institut Catholique de Paris, dans 
le Recueil d'Études égyptologiques (1) étudie ces confessions négatives 
et à notre avis il a réussi avec une singulière clairvoyance à fixer la 
date et le milieu d’où elles ont pu sortir. Il les rapproche de trois 
textes déjà connus, mais dont on n’avait pas suflisamment remarqué 
la doctrine et la langue. Le premier est la stèle de Béki (stèle 156 du 
Musée de Turin), qui daterait au plus tard du règne d'Aménophis IV 
(4375-1358), vraisemblablement des débuts de la XVITIe dynastie (1540). 
Le second estun passage du papyrus 1116 A, recto, de l’'Ermitage. Ce 
document, copié sous la co-royauté de Thoutmosis IT et Aménophis II 
(1501-1447), donne les instructions d'un roi héracléopolitain à son fils 
Merikarà. Des similitudes d'expressions avec la stéle de Béki amène- 
raient à croire que la rédaction de l'un-ne doit pas être si éloignée 
de la composition de l’autre et que l’on aurait en réalité affaire à un 
traité pseudépigraphe du Moyen-Empire ou du commencement du 
Nouveau. Enfin trois fragments conservés au Musée du Caire et pro- 
venant d'un tombeau du Nouvel Empire renferment, à défaut d’un 
exposé suivi, des expressions caractéristiques qui les rattachent à la 
même école doctrinale. En rapprochant certaines expressions com- 
munes aux trois documents, M. D. voit dans les auteurs de ces textes, 
des individus ayant une foi commune, exprimée par une terminologie 
spéciale, et usant à ce titre d'un type déterminé de biographie funé- 


({_ Recueil d'études éyyptologiques dédiées à la mémoire de Jean-François 
Chawpolliion à l'occasion du centenaire de la lettre à M. Dacier, relative à 
l'alphabet des hiéroglyphes phonétiques, lue à l'Académie des fnscriptions 
et Belles-Lettres, le 27 septembre 1322, ouvrage illustré de 16 pl. hors texte. 
(Bibliothéque de l'École des Ilautes-Etudes, fasc. 234). Paris, Champion, 1922. 
In-8° de 111-188 p. 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 97 


raire, minorité qui omet même de nommer des dieux que pourtant 
elle adore, pour laisser plus de place à l'exposé de sa doctrine. 

Cet enseignement, qui eut la bonne fortune, en s’amalgamant au 
ch. CXXV du Livre des Morts, de parvenir ainsi jusqu’à nous, M. Drio- 
ton nous en montre le véritable esprit. Il peut se résumer ainsi : « La 
vie terrestre que sanctionne le jugement osirien doit être véritable- 
ment une vie de relision intérieure : Le juste doit « mettre Dieu dans 
son cœur » c'est à dire au premier plan de ses préoccupations et c'est 
là pour lui la cause de toute sagesse. Sans doute il aura à se justitier 
d'avoir commis le péché, mais cette justification, en même temps 
qu'elle porte sur l'acte extérieur, exige qu’il ait eu « l'horreur » du 
péché et le désir de ne pas le commettre. Bien mieux, ce sont les 
actes positifs de religion qui s'inscrivent au premier rang de ses 
devoirs : « faire le bien » et, plus profondément avec ce souci de reli- 
gion intérieure dont témoignent les documents, « se pénétrer de la 
justice » et « se complaire » en elle. Une pareille vertu ne reste pas 
sans récompense ici-bas . le culte de la Justice donne sur terre Île 
bonheur et le succès. Mais c’est surtout au milieu des terreurs de 
l’autre monde qu'avoir fait la justice se présente comme « une 
défense parfaite v. L'heure sonne fatalement où l’âme « parvient », 
comme au terme d’une route devant le tribunal d'Osiris; si aucun 
sortilèce ne peut l'empêcher de comparaitre devant cette juridiction 
suprême, elle-même n'a plus le moyen de se repentir, « elle ne s’écarte 
pas de ses chemins de la veille ». Le tribunal siège sans miséricorde, 
prêt à rendre un jugement complet, instantané, mais ce qu'il observe, 
lui aussi, gardien de la religion intérieure, ce sont moins les actions 
elles-mêmes que les « intentions » et les « dispositions ». L’accu- 
sateur se fera entendre, l’accusé, semble-t-il, exposera son inno- 
cence et finalement la faute en litige sera ou non imputée par les 
juges. Condamné, le pécheur sera torturé et anéanti; acquitté, Île 
juste sortira pour jouir du bonheur paradisiaque : être reçu parmi 
les féaux défunts et contempler les ancêtres, entrer dans l'Hadès et 
en sortir, prendre son plaisir dans le tombeau, en un mot, « être 
comme un dieu » et « se promener » dans la belle oisiveté des 
« Seigneurs Éternels ». 

On le voit, c'est un principe tout nouveau, celui de la religion inté- 
rieure, introduit avec toules ses conséquences dans le décor des 
anciennes croyances sur les dieux et sur l'au-delà. 

Mais l'auteur pose lui-mëème une objection qu'il résout d'ailleurs 
parfaitement. Les stèles de l’Ancien Empire rappellent fréquemment 
le devoir de la justice, comment dès lors peut-on faire de Béki et de 
ceux qui suiventsa doctrine, des novateurs qui puissent se proclamer 


Revue Des Scirxces neciG., t. VI, 1926, 7 


98 . A. VINCENT 


« avoir vécu de la justice ». L'auteur répond que la notion de Justice 
a, elle aussi, évolué en Égypte (p. 563). La justice la plus ancienne, 
celle dont le concept fut choisi par les théoriciens de l’Ancien Empire 
comme le pivôt de tout le mécanisme religieux et social, dans la 
doctrine solaire, était bien cette justice qui a son siège dans le cœur 
de l'homme et qui se traduit par ses actes, mais comme ces actes 
étaient précisément ce qu'il importait de sauvegarder et cela, parce 
qu'ils constituaient dans leur ensemble un ordre assuré par le roi et 
au-dessus de lui par le Soleil, on voit qu'il s'agissait uniquement 
d'une notion royale de la justice. C'est à cette conception que se 
réfèrent les textes de l'Ancien et du Moyen Empire. Cette conception 
pourtant ne pouvait durer que dans un état fort, assurant effective- 
ment la justice. Aux époques troublées, où, à la fin de l'Ancien ou du 
Moyen Empire, cette justice s'effondra avec le pouvoir royal lui-même, 
ce fut pour l'âme égyptienne une angoisse dont la plainte du Paysan 
exprime l'acuité (1} et même une désespérance dont la littérature 
pessimiste en général s’est faite l'interprète. Peu s’en fallut qu'à la 
fin du Moyen Empire la notion traditionnelle de justice solaire ne 
sombràt définitivement. Mais à côté de la religion otlicielle en faillite, 
la vraie religion populaire, la foi osirienne avait gagné en influence 
ce qu'avait perdu en prestige son antique émule. Osiris, déjà très 
grandi, se substitua comme juge à Rà défaillant, Quelques-uns de ses 
tidèles firent mème le pas suprème: ils annexèrent la vieille notion 
de justice et, la dépouillant de sa solidarité séculaire avec la cons- 
titution de l'État ils l'individualisèrent, la placèrent avant tout dans 
le cœur de l'homme et, les premiers, élaborèrent explicitement en 
Égypte cette notion morale de la justice qui apparait sur la stèle de 
Béki comme un nouvel évangile, mais qui malheureusement n'eut 
qu'une existence éphémère dans la religion égyptienne (2). 

Qu'on veuille bien ne pas voir dans la distinction introduite par 
M. Drioton entre la justice officielle et la notiun morale de justice une 
simple échappatoire. Cette distinction repose sur une constatation de 
fait. Dans ce même Recueil d'Études Égyptologiques, M. Moret établit 


(1j On trouvera ce document dans : A. ERMAN, Die Lileralur der Ægypler, 
p. 157 sq. 

(21 Morer, Au lemps des Pharaons, p. 199 sq., a écrit un chapitre de très 
bonne vulgarisation qui résume ce que l'on sait sur le Livre des Morts. Sur 
ce développement de la conscience en Égypte, on pourra lire avec profit : 
G. Foccart, Histoire des religions el mélhodes comparatives; G. FoucarT, 
Encyclopaedia of Reliyion and Ethics t. IV, Conscience {(Egyptian) ; FLINDERS 
PerThie, Reliyion and conscience in Ancient Egypt ; J. Baiver, Le Régime 
pharaonique dans ses rapports avec l'évolution de la morale en Égypte. 


+ 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 99 


d'une facon définitive l'identité absolue qui existait dans l'Ancien 
Empire entre la religion et le pouvoir royal (4) A cette époque le roi 
est véritablement dieu et il concentre en sa personne tous les droits 
religieux. Vivant, il est adnré comme Horus; mort, il devient Osiris 
dans l’Amenti et Rà au ciel. Il est l'intermédiaire et l'intercesseur 
nécessaire entre le ciel et la terre et il détient tous les secrets magi- 
ques, de là vient que les textes des Pyramides royales de la VIe dynas- 
tie, plus tard insérés au Livre des Morts, sont écrits pour les seuls 
Pharaons. Sans doute sa famille et ses amis pouvaient, dans une cer- 
taine mesure, participer à ces privilèges religieux, mais pour la grande 
masse populaire il n'y a pas de survie et surtout pas de séjour auprès 
des dieux. Quelques siècles plus tard au contraire, aux débuts de la 
XIIe dynastie, si l’on visite l'une des nécropoles du Moyen Empire, celle 
d'Abydos par exemple, les tombeaux et les stèles funéraires se pres- 
sent, on constate que tous les Euyptiens ont obtenu le privilège de la 
« mort royale » et qu'ils se proclament des dieux. La déchéance 
d'une monarchie divine, l’apparition d’une féodalité qui, pratique- 
ment, fit régner l’anarchie dans le pays, le désarroi moral qui s’en sui- 
vit, furent les causes de cette véritable révolution religieuse. La monar- 
chie a perdu son roi, ses dixsnitaires, ses trésors, mais encore ce qui 
faisait sa force magique et religieuse, « ses secrets sont divulgués » 
et comme conséquence ultime, capilale « le plébéien atteint la condi- 
tion de la divine Ennéade » (2). Amenemhet I, fondateur de la XIe dy- 
nastie rétablit l'autorité royale, mais le novus ordo demeura, la plèbe 
garda ses droits relisieux, seulement par une sorte de fiction oflicielle, 
elle devient la famille du roi et dès lors tous les morts, quelle que 
soit leur condition sociale antérieure, peuvent devenir des « Osiris jus- 
tifiés », il leur sutlira pour cela de se servir des textes rituels. 


Donc, d'abord réservées au roi, la survie dans l’au-delà et la divi- 
nisation se sont étendues petit à petit à sa famille et à ses amis, puis 
à partir de la XII< dynastie (2000 av. J.-C.) à l'Égyptien ordinaire. Par 
une ficlion religieuse, qui est un souvenir de l'ancien état de choses, 
la famille du roi s’est agrandie, tout sujet tidèle du Pharaon en fait 
désormais officiellement partie et c'est ainsi qu'il peut arriver à jouir 
de l'éternité bienheureuse. Mais, comine toutes les réformes, cette 
innovation ne s'est pas faite soudainement et ce sera le mérite de 
M. Moutet (3) d'avoir, et avec quelle incomparable maitrise, fait la 


(1) ALEXANDRE Monet, L'accession de la plèbe égyplienne aux droits reli- 
yteu-r el poliliques suus le Moyen Empire. 

(2, GaRDINER, Admonilions, papyrus 364 de Leyde, VH, 5-1. 

8) Pienne Mouter, Les scènes de lu vie privée dans les tombeaux égypliens 


100 A. VINCENT 


preuve qu'à partir de la fin de l’Ancien Empire, la tombe du riche 
Ésyptien devient, non plus seulement la demeure personnelle du 
défunt, mais le bien collectif de toute la « gens » où le maître entraine 
dans sa survie ceux qui durant la vie se sont attachés à lui. 

Si le prêtre, le fonctionnaire important de la maison du Pharaon, ne 
pouvaient alors prétendre au séjour avec les dieux et surtout à la divi- 
nisation, du moins survivaient-ils, et par le tombeau une vie immor- 
telle leur était assurée dans laquelle ils retrouvaient les bonnes 
choses dont ils avaient joui ici-bas. Pour la plèbe au contraire dont 
les corps étaient jetés sans souci à la fosse commune, c'était le néant. 
Etait-il possible cependant que la mort vint interrompre pour toujours 
l'échange des bons procédés qui s'étaient établis sur terre entre le 
maître et ses serviteurs, que celui-ci ne retrouvât pas autour de lui 
ceux dont il avait apprécié le dévouement et les services. L'Égyp- 
tien ne le voulut pas croire. Maspero a émis cette théorie que dans 
la vallée du Nil la peinture d’une chose en possédait pour une large 
part les propriétés et que, si la peinture des objets tient lieu des 
objets, la peinture des serviteurs, paysans, ouvriers, membres de la 
famille remplacera auprès du défunt ceux dont la mort l’a séparé. 
Cette hypothèse se trouve en effet vérifiée pour la basse époque, mais 
l'examen attentif des scènes peintes ou sculptées dans les tombeaux 
de l'Ancien Empire montre bien que le mort espérait seulement con- 
server dans l’autre monde ce qu'il avait possédé dans celui-ci. Il fait 
graver les noms et les titres de sa femme et de ses enfants aussi 
exactement que les siens propres et il fait de même pour les princi- 
paux employés de sa maison. Les paysannes des domaines du défunt 
ont aussi chacune leur nom et nous n'avons aucune raison de penser 
que ces noms soient imaginaires. C'est danc son prnpre domaine, corps 
et biens, que le défunt emporte en efligie dans l'autre monde et en 
particulier les mêmes serviteurs. Toute cette population travaillera, 
elle trouvera dans le domaine représenté sur les parois du tombeau 
les ressources dont elle a besoin pour subsister et M. Moutet note 
(p. 407) une scène où les poissons qui ne pouvaient ètre portés sur 
la table du maitre, parce qu'il était devenu un Osiris et considérait 
cette nourriture comme impure, sont répartis entre les membres du 
petit personnel qui s’en montre très satisfait. Nous avons là évidem- 
ment une scène qui n'aurait pas dû être gravée si l’on n'avait eu en 
vue que de procurer au maître du tombeau les moyens de son exis- 
tence posthume. Le maitre continue ainsi à payer les siens de leurs 


de l'Ancien Empire. (Publications de la Faculté des Lettres de l'Université de 
Strasbourg, fasc. 24). In-&* de xvi-429 p. XXIV planches et 48 figures. 
Strasbourg, librairie Istra, 1925 (100 f.). 


« 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 101 


peines et sa tombe de survie devient le bien commun de tous ceux qui 
ont vécu avec lui et travaillé pour lui. C'est donc pour les petits et les 
humbles, les serviteurs qui avaient approché les féaux du Pharaon 
un commencement de survie. La « gens » se continuait dans l'au-delà 
et tout n'était pas fini pour ceux qui, s’atltachant à quelque noble ou 
prêtre de l'entourage du roi, avaient ainsi une part éloignée au ce 
que leur maître avait recu par l’onction des mains du Pharaon (1). 

convient en effet de ne pas oublier que si la peinture a été. . 


tard un moyen magnifique de se montrer généreux à bon indrThé! > 


envers le mort, au début les offrandes étaient réelles et. que Les. 


criptions, sont en fait des serviteurs bien vivants, dont le service con- 
siste à prendre dans leurs bras pour les apporter à leur défunt maître 
les choses ‘dont il a besoin. C’est ainsi que peu à peu s’ordonne le 
développement de la pensée égyptienne par rapport à la vie à venir. 
M. Moutet en fixe un nouvel anneau dans les conclusions de son beau 
livre, mais ce qu’on ne dira pas assez, parce que ce n’est pas le lieu 
dans une chronique d'histoire des religions, c’est la maîtrise avec 
laquelle il a conduit son enquête sur la vie privée des Égyptiens, la 
perspicacité dont il fail preuve dans l'interprétation des différentes 
scènes et la vigueur avec laquelle il dresse sous nos yeux le tableau 
de cette vie large et facile dans la plantureuse vallée du Nil. Ajoutons 
qu’au point de vue philologique, les égyptologues trouveront en ce 
volume la solution de bien des difficultés de grammaire et de lexico- 
logie. Sans contredit, c'est l’un des ouvrages les plus importants qui 
aient été publiés depuis longtemps sur l'Égypte ancienne. 

Une Égypte immuable, figée dans sa civilisation et sa religion hiéra- 
tiques depuis l’aube la plus lointaine de l’histoire jusqu'au moment où 
elle tombe entre les mains des Grecs, une Égypte entièrement séparée 
du reste de l'humanité et n’ayant ni exercé ni subi une influence 
quelconque sur le reste de l’humanité, telle est la double légende que 
le public lettré. d'aujourd'hui est encore à considérer presque comme 
un axiome; Jéquier dans son Histoire de la civilisation égyptienne des 
origines à la conquéte d'Alexandre a montré que rien n'était plus faux 
lorsqu'il s'agit des arts. L'ouvrage de Max Müller apporte la même 
note dans le domaine de la religion (2). L'auteur reconnait aux pre- 
miers àges de la religion égyptienne un animisme qui ne diffère pas 


(1) Recueil de travaux relatifs à la philologie et à l'archéologie égyliennes 
el assyriennes, XXVII1,184; C. R. Acad. Inscr., 1915, 554; 1915, 108. 

(2) W. Max Müccer, Egyplian Mythology, Boston, Marshall Jones Company, 
1923. In-8° de x1v-447 p. 


L 2 
L 1 
e 


++ 
LA: 


« prêtres du double » qu'on avait cru reconnaître dans nombre &ins- :- 


102 | A. VINCENT 


beaucoup de celui des populations africaines de nos jours. C'est d’ail- 

leurs cet animisme qui survivra plus ou moins conscient jusqu à l’a- 

vènement du Christianisme et qui plus tard expliquera la prétendue 

adoration des animaux. Les dieux ne sont que des esprits, qui 

occupent toutes choses, qui se manifestent sous mille formes, et c’est 

de ce point de départ qu'il faut partir si l'on veut comprendre le déve- 

loppement théologique des âges postérieurs. L'une des formes cos- 

miques qui dans cet animisme devait prendre le pas sur les autres, 
7 d'est le soleil. Il est adoré sous le nom de là, qui semble avoir été 
| __sa plus ancienne personnification et qui désigne l'astre lui-même. 
He -‘Horès est le dieu concu comme celui auquel rien n'échappe, tel le 
faucon aux yeux percants qui le figure, le nom de Chepra sert à le dé- 
signer lorsque, semblable au scarabée, il roule sa boule à travers le 
ciel et Atoum est encore le soleil, mais le soir, à son déclin. L'auteur 
montre par des exemples précis combien ce culle du soleil a laissé 
dans la religion égyptienne de traces qui parfois, au premier abord, 
semblent avoir perdu toute signification solaire, l’uraeus, l'obélisque, 
la barque sacrée, etc. Par contre la lune ne joue dans la vallée du 
Nil qu’un rôle tout à fait secondaire. Elle est identifiée avec le dieu 
Thout, celui qui mesure les temps, et qui devient ainsi le scribe des 
dieux. Le chap. IV est consacré à une cosmosonie ésyptienne dans 
laquelle le soleil joue le rôle de créateur et à une série de mythes du 
plus haut intérêt, une destruction de l’humanité qui n'est pas sans 
rappeler certains traits du déluge sémitique etc. Mais la considération, 
dont jouissait le dieu solaire partout si vénéré, s’affaiblit de bonne 
heure devant le grand renom d'Osiris. Ce n'était primitivement que le 
dieu local de Dêd dans le Delta, sans qu'on puisse d'ailleurs savoir 
quelles étaient à cette époque ses attributions précises. Il devient par 
la suite le dieu de la nature vivante qui meurt et renaît sans cesse, le 
dieu par conséquent de la mort, le patron des âmes dans le monde 
inférieur, le seigneur de la résurrection et de la vie nouvelle et éter- 
nelle. Max Müller mentionne sa parenté avec Tammouz-Adonis, mais 
sans vouloir trancher la question de priorité entre l'Égypte et l'Asie. 
I] reconnaît pourtant comme plus probable que l'idée primitive du 
mythe d'Osiris soit venue d'Asie, mais il proclame que le dévelop- 
pement s'est effectué dans la vallée du Nil d'une facon suflisamment 
indépendante et surtout infiniment plus riche. Le chap. VII est con- 
sacré aux principaux dieux, Amon en partivulier, dont la notice un 
peu courte est insuflisante (1). Le chap. des dieux étrangers est la 


(4) On pourrait à ce sujet consulter utilement : Sir E. A. Wazuis Bunaes, 
Amenism, Alenism and Eqgyplian Monotheism with hieroglyphic lerls of 
hymns to Amen and Aten. translations and illustrations. 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 103 


preuve la plus évidente que l'Égypte n'était pas le pays fermé qu’on a 
voulu y voir. On y retrouve Hathor qui n’est autre chose que la 
faméuse Baalat de Ryblos, Reshep, Raal, Astarté qui avait son temple 
principal à Memphis, Anat que mentionnent les papyrus araméens 
d'Éléphantine, etc. Ilest à regretter que l’auteur n'ait pas cru devoir 
aborder la question d’Atèn, « face du soleil », dont le culte imposé par 
Aménophis [IV a probablement été introduit par des princesses mitan- 
niennes. Dans les chapitres consacrés au culte et à la morale, 
M. Müller ne semble pas avoir une très haute idée des mœurs dans la 
vallée du Nil, et il note l'influence déprimante de la magie sur la 
religion. Les dernières pages de l'ouvrage traitent du développement 
et de la propagande de la religion égyptienne. Le mat propagande 
pourrait peut-être paraître quelque peu ambitieux si l’on ne se rap- 
pelait la popularité des mystères d'Éleusis qui doivent certainement 
quelque chose à l'Égypte, la diffusion du culte d’Isis dans le monde 
gréco-romain et l'influence des idées égyptiennes de survivance et de 
récompense après la mort sur la pensée antique. Quant au dévelop- 
pement de la religion, il faut reconnaître qu'il s'est toujours main- 
tenu dans une ligne remarquablement ferme de conservatisme ; il ya 
eu évolution, mais dans un sens déjà perçu dès les débuts. 

Ouvrage parfaitement informé et plus complet que tout ce que nous 
avons en France. 

On trouvera dans l'ouvrage de Jéquier sur l'Archéologie égyptienne (1) 
une foule de renseignements du plus haut intérêt sur la religion 
de la vallée du Nil. Sans doute, ils ne présentent rien de spéciale- 
ment inédit, mais pour Île grand public qui ignore les revues 
techniques, ils seront dans bien des cas une révélation. A propos 
du naos, l’auteur nous apprend qu'au début de la période histo- 
rique, la demeure du dieu était une simple hutte abritant l'image 
du dieu ou son emblème. Lorsque, autour du sanctuaire primitif, les 
besoins du culte exigèrent d’autres locaux appropriés, le loyement du 
dieu demeura ce qu'il était dans ses formes générales et dans ses 
dimensions, la tradition religieuse et la sainteté du tabernacle 
empêchant d'y modifier quoi que soit. Tout au plus, en vint-on à subs- 
tituer aux matériaux grossiers, dont primitivement était faite la niche 
du dieu, des bois précieux ornés d'or et de pierres précieuses. Ce 
saint des saints, autour duquel s’ordonnait tout le temple, était le 
plus souvent une sorte de grande caisse, de la hauteur d’un homme 
et posée sur un piédestal cubique. Une porte à deux hattants en 


(4) G. Jéouien, Manuel d'Archéologie Égyptienne. Les Éléments de l'archi- 
lecture. In-89 de xr1-401 p. Paris, Picard, 1924. 


104 A. VINCENT 


cachait l'intérieur. Le naos était placé dans une salle spéciale au fond 
du temple et, chaque jour, le roi, ou un prêtre chargé de le remplacer, 
venait accomplir l'office journalier sur lequel nous sommes très exac- 
tement renseignés : il ouvrait les portes du naos, saluait le dieu et l’a- 
dorait, faisait le simulacre de la toilette quotidienne, le vétait, 
l'oisnait de parfums, lui apportait des offrandes alimentaires, puis 
chantait des hymnes et enfin refermait et scellait les portes (1). Plus 
tard, au temps du Moyen Empire, on commença de construire des 
naos en pierre, qui garderont leurs caractères spéciaux suivant le dieu. 
A partir des rois memphites, au contraire, les naos tendront à s’uni- 
formiser et il est à remarquer que cette tendance à l’uniformisation, 
qui se constate ainsi dans les temples et dans les naos, correspond 
au mouvement de centralisation qui se manifeste sous les rois mem- 
phites 2000-1388, quand les dieux commencent à se rapprocher les 
uns des autres, que les centres théologiques attirent à eux les divini- 
tés voisines pour constituer des mythes théogoniques, qu'on crée des 
ennéades et des triades et que progressivement la religion héliopo- 
litaine arrive à donner son empreinte à toutes les relisions lacales. 

Si le naos est pour le temple le centre même du mouvement vers 
lequel tout converge, dans le tombeau le sarcophage joue un rôle 
analogue, puisqu'il en est la partie essentielle, le logis intime du 
défunt. Il est tellement la maison du mort, que sur les côtés nous 
retrouvons sculptée la facade de la maison de briques avec ses bandes 
verticales saillantes et au milieu du panneau la porte de même style. 
Avec le Moyen Empire, les doctrines funéraires s'uniformisent et les 
particuliers, par le fait qu'ils s'approprient des textes sacrés aupara- 
vant réservés aux rois seuls, tendent à se rendre les égaux des 
Pharaons pour tout ce qui concerne la vie future, leurs sarcophages 
deviennent dès lors semblables à ceux de leurs souverains et la déco- 
ration peinte sur la plupart d'entre eux représente un palais. Sous le 
Nouvel Empire, les théories relatives à la survie ont subi une trans- 
formation plus radicale encore : la doctrine suivant laquelle Îles 
défunts habitent sous la terre dans leurs tombeaux n’est plus guère 
qu'un souvenir et les Ésypliens se raltachent de préférence aux 
dogmes plus spiritualistes des religions osirienne et solaire, qui don- 
nent à leurs fidèles accès aux Champs-Elysées ou au Ciel. Le mort 
na donc plus besoin de maison, aussi le tvpe du sarcophage se trans- 
forme-t-1l. Ce n'est plus la cuve-maison, mais le cercueil anthropoide 
dont l'enveloppe de pierre où de bois a pour unique mission de pré- 
server le corps de la corruption. Mais parce que le mort est devenu 
semblable aux dieux, on pourra le traiter comine tel. Des lors, on 


4) Morer, Le rituel du culte divin journalier en Égypte. 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 105 


installe autour du sarcophage un catafalque qui, par sa disposition 
rappellera le naos des temples, à la seule différence que les propor- 
tions, par le fait même du contenu, en seront plus grandes. Un de ces 
monuments complet, absolument intact, a été retrouvé dans la tombe 
de Touthankhamon. 

D'après M. Jéquier, l’obélisque n'aurait été à l’origine qu'une pierre 
levée, assez analogue sans doute aux masseboth sémitiques. Pourtant, 
aussi loin qu'il est possible de remonter, on trouve l'obélisque associé 
au culte de Rà, le dieu-soleil, et c'est pourquoi certains ont voulu 
y voir l'image stylisée du rayon de soleil (1} ou le doigt du dieu (2). 

Ne pourrait-on pas soutenir plus justement que, lorsqu'un dieu a 
caractère plus spirituel et plus évolué que l'ancienne divinité locale, 
prenait la place de cette dernière, il s’appropriait en même temps le 
fétiche primitif vénéré et en faisait son symbole (3). Ce qui semble 
d’ailleurs donner raison à cette hypothèse c'est que, lorsque nous 
voyons apparaître pour la première fois l'obélisque, dans les temples 
de la Ve dynastie, il forme le centre de l'édifice sacré. Si l'on se rap- 
pelle que, d'après la conception égyptienne, le dieu s’incarnait réel- 
lement dans sa statue ou dans son symbole, on se rendra compte 
qu'ici il n’était plus enfermé dans un naos, mais que par l'obélisque 
il planait au-dessus du temple, visible de loin, comme le soleil lui- 
même, à tous ses adorateurs. A partir du Moyen Empire, l'obélisque 
n’est plus le centre du temple, mais il reste un objet sacré auquel on 
présente l'adoration et l'offrande et il devient un ornement symbo- 
lique indiquant de prime abord au visiteur que le sanctuaire est voué 
au dieu soleil. 

D'après les idées religieuses des Égyptiens, le lion, préposé aux 
deux issues du monde soulerrain, à l'occident et à l'orient, avait, 
comme attributions spéciales, la garde et la protection des lieux de 
culte. C'est la raison pour laquelle son image se trouvait placée soit 
à l'entrée des appartements secrets d'une chapelle rovale, soit sur les 
barrières de bronze, à la porte des temples et jusqu'aux garsouilles 
des terrasses. Ce furent les prètres d'Héliopolis qui eurent l'idée d'en 
faire ce que les Grecs appelérent le sphinx, en unissant d'une manière 
particulièrement heureuse le corps du félin et la tête humaine du 
dieu Toum, celle-ci prenant les traits du roi régnant. 


(1) Serxs, Zeitschrift fir ägyptische Sprache, XXVII, p. 111. 

(2j MasPpeno, L’.frchéologie égyptienne, p. 102. 

(3) M. Jéquier écrit fort justement en note : La survivance avec transfor- 
mation de sens, des objets de culte des religions éteintes est un phénomène 
constant : un des exemples Îles plus caractérisques est celui de la pierre 
noire de la Mecque (p. 354, note 1). 


106 A. VINCENT 


Ces quelques indications prises dans l'ouvrage de M. Jéquier mon- 
treront la richesse d'informations religieuses qu'en dehors des ques- 
tions archéologiques, les lecteurs pourront apprécier dans le Manuel 
d'Archéologie Égytienne. 


M. Th. Hopfner (1) a entrepris le dépouillement des sources de l’his- 
toire de la religion égyptienne contenues dans les documents clas- 
siques. La 1"° partie renferme les auteurs grecs et latins qui traitent 
des mystères ou des rites égyptiens depuis Homère jusqu'à Diodore, 
la seconde s'étend d'Horace à Plutarque et la troisième de Clément 
Romain jusqu’à Porphyre. Ce ne sont que des fiches, dira-t-on, 
mais le mérite de l'auteur est précisément d’avoir su découvrir les 
moindres allusions à la religion ésyptienne renfermées dans ces 
auteurs et d'avoir groupé en un corpus extrêmement commode des 
textes dont certains sont parfois difliciles à atteindre. 

Il est bien regrettable que nous n'ayons pas en France un ouvrage 
semblable à celui que vient de publier A. Erman (2), l’un des maîtres 
de l’Éxyptologie allemande. C'est une admirable synthèse de toute la 
littérature égyptienne, présentée, non pas à un cercle de spécialistes, 
mais à tous ceux qu'intéresse Ja culture antique. On écrivait beau- 
coup dans la vallée du Nil et les lecteurs y trouveront les genres les 
plus divers, histoire, complaintes, chants d'amour, récits de voyages, 
documents religieux, etc., des morceaux maintenant classiques 
parmi les égyptologues, les textes des Pyramides de la Vle dynastie, 
les Maximes de Ptahhotep, l'histoire de Sinuhi, la plainte du paysaa, 
l'hymne au soleil de Tell Amarna. Une part très large est faite aux 
textes religieux et Ja science du Dr Erman est le plus sûr garant de la 
parfaite exactitude des traductions. Une brève introduction indique 
la bibliographie utile, le résumé et la caractéristique de chaque mor- 
ceau, des notes abondantes et un lexique final expliquent les expres- 
sions ou les mots ditfliciles à comprendre. Ouvrage de toute première 
valeur, à mettre à côté de celui de Breasted : Ancient Rerords of 
Egypt. 


V, — HirriTEs ET ASSYRO-RABYLONIEXS, 
Notre connaissance du droit antique s'accroît rapidement d'année 


(1) Tu. Horprxer, Fontes historiae religionis negyptiacae, Bonnae, Marcus 
und Weber, in-8°. 

(2) Anour ERMAN, Die Literatur der Æryypter, tiedichte, Erzühlungen und 
Lehrbiicher aus dem $. und ?. lahrtausend v. Chr. Leipzig, Hinrichs, 1923. 
In-8° de xvi-389 p. 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 107 


en année grâce à d'heureuses trouvailles. Jusqu'au début du 
xx° siècle, nous ne possédions que les codes hébreux, Livre de l’Al- 
liance (Ex. XX, 23-xxur, 19), le Deutéronome et quelques lois du Lévi- 
tique. En 1902, nous avons vu apparaitre le code habylonien d'Ham- 
mourabi, en 1915, quelques lois sumériennes, en partie parallèles à 
celles de ce Code, puis en 1920, un recueil de lois assyriennes tra- 
duites par le R. P. Scheil. A ces législations s'ajoute maintenant le 
Code découvert par Winckler à Boghaz-Keuï, l'ancienne Hattusas, 
capitale de l'empire hittique d’Asie-Mineure et de Syrie et qui date, 
au moins dans sa rédaction actuelle, du xiv° siècle av. J..C. Ce code, 
traduit par Hrozny en français (1), par Zimmern ef Friedrich (2) en 
allemand, a surtout été étudié par M. A. Lods dans la Revue de l'His- 
toire des Religions (3) et par M. Cuq (+). Sans doute bien des points 
restent encore obscurs, sens d'un mot ou d'une phrase, allusion à un 
fait d'histoire, à un détail d'organisation sociale ou de quelque insti- 
tution religieuse, ces questions seront à élucider à la lumière d'autres 
documents. Ce n'est évidemment pas ici le lieu d'entrer dans le détail 
juridique que comporterait une comparaison minutieuse des dif- 
férents codes de l'antiquité orientale; qu’il suffise simplement de rele- 
ver les indications que le code publié par Hrozny nous donne de la vie 
religieuse des Hittites. 

Deux divinités seulement sont citées dans le Code ($ 168), Teshub, 
dieu des orages et des montagnes, l'équivalent du dieu syrien Hadad 
et que les Égyptiens connaissent sous le nom de Reshef. Dans les for- 
mules d’imprécation qui terminent les traités conclus entre Île roi 
de Hatti Shuppiluliuma et le roi de Mitanni (5), on invoque 
Teshub, seigneur de Hatti, de Sheri, de Bétiarik, de Merik, de 
Halap et autres villes du nord de la Syrie. Le dieu soleil Shamash 
était adoré des Hittites, mais nous ne le retrouvons pas dans le Code, 
tandis que sa parèdre, une déesse-soleil dont nous ignorons le nom. 
y reçoit des sacrifices. Celle d’Arinna est plusieurs fois invoquée dans 


(1) FréDéric HRozNy, Code Hillile provenant de l'Asie-Mineure (vers 1350 
av. J.-C.), 4% Partie, Transcription, traduction francaise. In-8° de 159 p. 
26 planches. Paris, Geuthner, 1922. 

(2) Hethilische Geselze aus dem Slaatsarchiv von Boghazküi (um 1300 v. 
Chr.), unter Mifwirkunq von D° Jouaxxes Frienricu, wberset:t von Dr Heixaien 
ZimmerN, Leipzig, 19292. 

(3) Tome LXXXVIIT, janvier-avril 1924, p.105 sq. 

(4) Les lois Hitliles. (Extrait de la Revue Historique de droit français et 
élranger, n° 3, juillet-septembre 1924). In-8° de 67 p. Librairie du Recueil 
Sirey. 

(5) Bogha:-kôi Studien, VIN, 29, 41, 


108 A. VINCENT 


une inscription relative à une maladie, dont un roi de Hatti fut atteint 
à Nerik (1). : 

La vengeance exercée par l'État s'inspire de deux idées: l’idée 
d’expiation et celle d’intimidation. Certains crimes sont de nature à 
attirer sur le peuple et sur l'État la colère des dieux ; pour les apaiser 
il faut leur offrir des sacrifices expiatoires. Les crimes qui n'intéres- 
sent que l'ordre public sont réprimés seulement par des peines cor- 
porelles. | 

Les cérémonies expiatoires jouent un rôle important dans la 
religion hittite. La préoccupation d’apaiser les dieux irrités est mani- 
feste dans l'inscription relative à la maladie du roi. L’oracle déclare 
que la déesse-soleil d’Arinna est en colère contre le roi et que, pour 
calmer son courroux, il faut lui adresser des prières et offrir un 
sacrifice (Bogh. Stud., III, 28). Une autre inscription énumère les rites 
à accomplir pour rétablir la concorde entre les membres d'une 
famille. Ici ($ 168 et 169) on prescrit des offrandes de bière, de farine 
à la déesse-soleil ainsi que le sacrifice’d'un mouton. Mais ce ne sont 
pas seulement des animaux qu'on sacrifiait aux dieux à titre d'expia- 
tion, on a commencé par sacrifier des hommes. Le code cite deux 
cas où les sacrifices humains, imposés par la coutume, ont été sup- 
primés par la loi : lorsque quelqu'un usurpe un champ dont les bornes 
ont élé consacrées aux dieux ($ 166) et dans le crime de bestialité 
entre un taureau et une créature humaine (S 199). Le sacrifice de 
l’homme est alors remplacé par celui d’un mouton. Dans son étude 
sur les sacrifices humains dans l’antiquité classique Schwenn (2) con- 
Jecture que la coutume des sacrifices humains chez les Grecs 
s explique par leur parenté avec les habitants de l'Asie-Mineure. Cette 
opinion se trouve confirmée par la loi hittite. La coutume existait en 
Cappadoce et en Cilicie mais elle a été aholie, au plus tard au 
xive siècle et, en Grèce comme chez les Hittites, on a substitué les 
sacrifices d'animaux aux sacrifices humains. Les mythographes grecs 
ont imaginé la fable que la divinité elle-même refusait le sacritice de 
l'homme : tel est le cas de la légende d'Iphigénie. La mâme explica- 
tion est donnée dans la Genèse (XXII, 12-13) pour la substitution d’un 
bélier à Isaac. La loi hittite fournit une explication plus simple, c’est 
le législateur lui-même, qui, par suite de l’adoucissement des mœurs, 
a remplacé le sacritice de l'homme par celui d'un mouton et réduit le 
taux des compensations, 

On distingue aussi dans le Code des sacrifices de consécration. Le 
soldat, qui va faire cainpagne doit, à son départ, consacrer sa maison 


(4) Op. cit., 111, 28. 
(2) Religionsgeschichtliche Versuche und Vorarbeiten, 1915, XV, 109, 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 109 


aux dieux par l’offrande de pain, de vinet le sacrifice d'un mouton. 
Grâce à cette consécration, nul à son retour ne pourra l’empécher de 
recouvrer sa maison ($ 164, 165). Pour être juridiquement constituée, 
il semble que, chez les Hittites, la propriété foncière doive être placée 
solennellement sous la protection des dieux. Pour cela, on amène un 
prêtre sacrificateur à qui on livre une parcelle du champ, sur cette 
parcelle le prêtre sacrilie un mouton et le sacrilice est accompagné 
d'une offrande de pain et d’une libation de bière (S 168 et 169). 

Il est à remarquer que, si la loi israélite ne nous mentionne aucun 
sacrifice pour la garantie des propriétés, les bornes des champs sont 
cependant placées sous la protection spéciale de lahweh (Deut. 
XIX, 19; XXVIE, 17 ; Prov. XV, 25). 

Il semble bien que le prètre ait joué dans cette société hittite un 
rôle assez important. Comme le soldat et certains artisans, il recevait 
une rémunération qui avait l'avantage de le fixer dans une locatité 
pour un service religieux déterminé. Trois villes, dans lesquelles le 
dieu Teshub ét.it articulièrement honoré, Merik, Arinna et Zipa- 
landa, étaient assisnées aux prêtres, ils y recevaient des fiefs et ils 
jouissaient de limmunité du service militaire ($ 50). La lai étend 
même le bénéfice de cette immunité à l'habitant d’Arinna qui offre 
l'hospitalité au prêtre venant résider dans cette ville pendant onze 
mois ($ 50) et aux tisse-rands d'Arinna qui fabriquaient les « vête- 
ments de sacrifice dont la somptunsité est agréable aux dieux » ($ 50). 
Les prêtres étaient soumis à un certain nombre de restrictions, qui 
n'atteignaient pas les simples hittites, et nous voyons ($ 200) que le 
crime de la bestialité, même lorsqu'il n'entraine aucune punition, 
constitue cependant pour le coupable une souillure qui l'empêchera 
de devenir prêtre. L'’attentat aux mœurs, la bestialité, la sorcellerie 
sont punis, mais moins sévèrement que dans la loi mnsaïque. L'insti- 
tution du lévirat est consacré par la loi hittite, comme elle l'a été 
également par la loi assyrienne et par la loi de Moise. 

Une particularité assez curieuse du code hittite, c'est la différence 
qu'il établit à plusieurs reprises entre le droit actuel et le droit an- 
cien (1). Les supplices barbares infligés antérieurement, empalement, 
écartèlement, etc., sont abolis et remplacés par des amendes pécu- 
niaires ou par des sacrifices. Cette atténuation dans la rigueur des 
peines édictées par la loi, est une preuve de l'adoucissement des 
mœurs et du niveau de civilisation plus élevée auquel étaient parvenus 
les Hittites. Leur code, à ce point de vue, est en avance sur l'antique 
culture babylonienne et surtout sur la dure civilisation assyrienne. Il 


(1) SS 7, 9, 198, 25, 57.59, 63-65, 61-69, 81, 91, 94, 101, 119, 121, 122, 129, 166, 
167. 


110 A. VINCENT 


se rapproche du Code de l'Alliance et il a même laissé tomber la loi 
du talion maintenue dans l'Exode IXXI, 23-25). 

L'exemple du Code hittite prouve éalement, et d'une facon indiscu- 
table, que le droit a évolué dans les sociétés orientales comme chez 
tous les autres peuples, car si le législateur a pris soin de noter Îles 
rèsles anciennes, c'est parce qu'il y avait encore de son temps des 
juges qui voulaient les appliquer ou des plaideurs qui s’en prévalaient. 
Les modifications étaient assez récentes, puisque Île législateur signale 
qu'elles s'étaient produites au temps du père du roi ($ 54-55). Le code 
hittite est donc un code, sinon de réforme, du moins sanctionnant des 
réformes récentes. M. Lods ajoute : « Le rapprochement avec le Deu- 
téronome s'impose. La distinction que ce code israélite fuit entre le 
droit actuel et le droit de l'avenir (XIE, 8-12) répond exactement à 
celle que le code hittite fait entre l'usage ancien et la règle pré- 
sente (1} ». 

Une autre particularité du code hittite, c'est que d'une facon géné- 
rale, quoique moins rigoureusement que le Code d'Hammourabi et le 
Recueil des Lois Assyriennes, il se tient sur le terrain proprement 
juridique ; il distingue entre le droit et la religion, et les lois de carac- 
tère proprement religieux sont une exceptlon. Dans les codes israé- 
lites, au contraire, les règles juridiques sont entremèlées de préceptes 
moraux et de prescriplions religieuses. On a voulu voir dans ce mé- 
lange la survivance lenace de temps très anciens. M. Lods remarque 
justement que l'analogie des autres codes de l'ancien Orient donne 
plutôt à penser que ce mélange n’est pas primitif. Il serait au contraire 
la manifestation de celte idée qui s'était développée dans les milieux 
monothéistes les plus ardents, que toutes les oblizations des Israélites 
qu'elles soient fégales, morales ou religieuses, sont au fond des 
devoirs envers Dieu. 

On voit par là quel champ très vaste ouvre à l'histoire des religions 
la publication de M. Hrozny. 


Le Dr Contenau est sans contredit, à l'heure actuelle, le savant fran- 
cais Île mieux au courant de Fhistoire des Iittites. C'est donc une 
bonne fortune de pouvoir lire ses Éléments de Bibliographie Hittile (2) 
et surtout sa Glyptique syro-hittile (31. On trouvera dans ces deux 


41) Op. cil., p. 111. 

(2, Dr G. Coxtexar, Éléments de Bibliographie Hiltite, Paris, Geuthner, 
1922, In-80 de vur-140 p. 

(3) D' Coxrexac, La Glyplique syro-hiltite, Paris, Geuthner, 1922. In-8° de 
x11-218 p., pl. XLVIN, (Haut Commissariat de la République Francaise en 
Syrie et au Liban, Service des Antiquités et des Beaux-Arts, Bibliothèque 
archéologique et historique, t. II}. 


CHRONIQUE D HISTOIRE DES RELIGIONS {11 


volumes des indications précieuses sur la religion de ce peuple in- 
connu par tant de côtés. Sans doute, nous n’avons pas encore de 
traductions de textes religieux qui puissent nous éclairer et les monu- 
ments sont plus rares qu'en Bahylonie, mais la slyptique, la sculpture, 
quelques restes de sanctuaires, des noms de dieux déchiffrés, les indi- 
cations des littératures voisines permettent déjà de se faire une idée 
des concepts religieux syro-hittites. 

Il semble bien qu’à l'origine ïl faille placer là aussi l'adoration des 
forces de la nature. Des sources et des montagnes sont l'objet d’un 
culte, le nom des fleuves est précédé dans l'écriture du déterminatif 
de là divinité et M. W. Ramsay à rapporté plusieurs exemples de trônes 
taillés dans le roc ou sculptés au sommet des montagnes d'Asie Mi- 
neure. Îls étaient considérés comme le siège de la divinité de l'endroit 
et parfois le dieu même sous les traits du prètre-roi est représenté sur 
ce trône. Du simple naturisme, les Hittites en vinrent assez vite à don- 
ner à ces dieux une forme humaine, l'animal, le fleuve, l'arbre ou la 
montagne leur restant associés comme attributs. Des cylindres repré- 
sentant ces dieux debout sur la montagne ou en émergeant, des lions 
ou des taureaux, puis des dieux debout sur un de ces animaux. Dans 
cette multiplicité de dieux-forces, quelques figures plus importantes 
dominent. C'est d'abord la Déesse-Mère, déesse de la fertilité, de la ger- 
mination et de la terre, dont la fortune en Asie-Mineure a été prodi- 
gieuse : adorée par les Phrygiens sous le nom de Ma, ce sera ensuite 
Déméter. Le même principe était adoré des Sémites dans Ishtar; lors 
de sa descente aux enfers toute vie dépérit sur la terre parce que Ja 
déesse est captive et chez les Babyloniens, où les déesses n’eurent 
jamais un role très important, Ishtar garde une place prépondérante. 
Barton (1) et Jastrow (2) voient dans la faveur dont elle n'a cessé de 
jouir, un des exemples de ce culte du principe féminin sien faveur 
chez les Sémites, avec cette différence que le principe mâle relégué au 
second plan chez les Anatoliens, tient chez les Sémites primitifs la pre- 
mière place. Sur les cylindres et dans les représentations figurées cette 
Déesse-Mère adopte une double forme. C’est d'aburd la Déesse-Nue, 
mais tandis que la glyptique babylonienne nous la montre comme une 
femme entièrement nue, le corps et le visase de face, les mains rame- 
nées à la hauteur des seins et la chevelure pendante sur les épaules, 
l'artiste hittite la représente à demi-vètue et écartant son manteau 
pour se dévoiler au fidèle. Sur les bas reliefs c'est une déesse, vêtue 
d'une longue robe et coiffée d’une tiare, parfois debout sur une lionne 
et plus souvent assise devant une table chargée d'offrandes ou un autel. 


(14) The Semilic Ishlar Cult, & 
(2) The civilisation of Babylonia and Assyria, p. 232 sq. 


412 A. VINCENT 


Comme on l’a remarqué précédemment (1} cette déesse se retrouve 
dans le monde égéen; sur les gemmes et les bagues créto-mycé- 
niennes nous voyons Îles adorateurs s'approcher d'une déesse assise et 
souvent le trône de la déesse est placé sous un arbre. Comme per 
ailleurs cette représentation se voit assez fréquemment dans l'ancien 
art sumérien, il faut en conclure que du golfe Persique jusqu'en Sicile, 
tous les peuples anciens ont adoré sous une double forme le principe 
féminin. C'est d'un côté Ishtar, Kadesh, Anaïtis, Crhébé, Artémis Per- 
sique ou d'Éphèse, Vénus; de l'autre Ma, Rhéa, Cybèle, Déméter. Ses 
avimaux attributs sont connus. C'est pour Ishtar le lion et pour la 
Grande Déesse des pays de l'Ouest l'oiseau (2). Plus tard par un mé- 
lange où se retrouve un suuvenir de l’origine commune de formes 
diverses d'un même culte, nous retrouverons Cybèle sur un char traîné 
par des lions et Vénus associée aux colombhes. 

À côlé de ce principe féminin de la fécondité, les Anatoliens ado- 
raient un principe mäle, dieu des montaynes environnantes, dieu de 
la foudre, de l'éclair, de l'orage, de la pluie bienfaisante et par le fait 
même aussi de le végétation, Teshub. Il est représenté les pieds sur 
les montagnes, la foudre en mains et son animal-attribut est le tau- 
reau. Nous lui connaissons unñ équivalent dans Hadad de Syrie dont 
les attributs sont aussi la foudre et le taureau. C’est lui que les Égyp- 
tiens connajssent sous le nom de Reshef, Il est parfois adoré sous ce 
nom de Sandon ou Sandas que nous connaissons par les historiens 
grecs (3) et qui est à identifier avec le dieu babylonien Amurru. 
Citons aussi Turku de Cilicie (4) dont l’attribut, le bouc, montre qu'il 
est éalement un dieu de la végétation. Pour les Grecs, Teshub devien- 
dra Zeus et plus particulièrement Jupiter Dolichenus. I est à remar- 
quer que beaucoup d'usages et de croyances constatées chez les Hit- 
tites ont survécu en Assyrie et que par ailleurs les rapprochements 
sont constants entre l’iconographie hittite et les représentations égée- 
crétoises. C'est évidemment la preuve d'un lien ethnographique entre 
ces différents peuples, nous aurons l'occasion un jour ou l’autre d'y 
revenir. | 

L'ouvrage de M. Contenau constitue une mine inépuisable de ren- 
seignements non seulement sur l'histoire, sur Part, sur Îles relations 
des Hittites avec les autres peuples de l'antiquité, mais aussi sur la 
relision des Hittites. Si l’on veut bieu se rappeler le rôle considérable 


(4) Revue des Sciences religieuses, 1925, p. 103. 

(2) Les bractées d'or de Mvycines en sont un des exemples les plus connus. 

(3) Acaruias, His!., 2,255, Hist. gr. min., éd. L. Dindorf 2, p. 221 ; Auwrax. 
MaRcCELL, 14,8, 3; StTepu. BYz. 9. v. “ACava. 

(4) AUTRAN, Tarkondemos. 


CHRONIQUE D HISTOIRE DES RELIGIONS 113 


de ce peuple dans l'antiquité et la place qu'il tient dans la Bible on 
se rendra compte de l'importance de l'ouvrage auquel nous venons 
d'emprunter ces renseignements. 

L'auteur de la Littérature des Babyloniens et des Assyriens (1) prend le 
mot littérature dans son sens le plus large ; il l’'étend à tous les docu- 
ments, quels qu'ils soient, depuis la quittance, le contrat de vente ou 
de partage, jusqu à la poésie lyrique des psaumes et des hymnes, aux 
poêmes épiques comme l’épopée de Gilgamèës et aux textes historiques 
ou juridiques. Mais il faut bien le reconnaître, cette littérature, dans 
son entier, est, avant tout et par dessus tout, religieuse. Les plus arides 
tablettes d'affaires sont religieuses parce que rédigées par-des prêtres 
et conservées dans les archives des temples, parce qu'elles renferment 
des noms qui ont un sens religieux, parce que les dieux y sont invo- 
qués et pris comme garants. Il serait évidemment trop long d'analyser 
ce volume en détail, qu'il suffise de signaler les textes concernant le 
déluge, le juste souffrant, le poème dit du Paradis, du Déluge et de la 
Chute, le poème de la Création, l'épopée de Gilgamès, les mythes 
d’Adapa, de Mergal et d'Ereskigal, des hymnes et des psaumes à Enlil, 
à Istar, à Mardouk, etc. On ne pourra pas ne pas remarquer Îa res- 
semblance qui existe entre certaines légendes assyro-babyloniennes et 
quelques-unes de nos principales traditions bibliques, mais en même 
temps toute la distance qui existe entre la conception du divin sur les 
bords du Tigre et de l'Euphrate et celle que révèle la Bible. Ouvrage 
de vulgarisation, mais de très bonne vulgarisation et qui aura le grand 
avantage de mettre À la portée des profanes des documents trop sou- 
vent inaccessibles. 


VI. — Ixvo-EUROPÉENS. 


Les jeux romains peuvent être étudiés comme des spectacles artis- 
tiques, ou des manifestations sportives, un chapitre de l'histoire des 
mœurs, et aussi comme un phénomène religieux. C'est à ce point de 
vue exclusivement que se place M. Pisaniol (2). Pourtant ce sujet 
ainsi délimité, l'auteur ne l'explorera pas tout entier. Les anciens 
avaient une théolosie minutieuse — témoin les actes des Arvales — et 
une théologie savante — témoin Labéon, mais presque tout a péri. De 
plus les croyances et les rites primitifs de Rome sont enfouis sous les 


(1) ChanLes F. Jean, La Litléralure des Babyloniens et des Assyriens. Paris, 
Geuthner, 1924. In-8° de xvi-365 p. 

(2) ANDRÉ Picaxioz, Recherches sur les Jeux Romains. Noles d'archéologie 
el d'histoire religieuse {Publications de la Facullé des Lettres de l'Université 
de Strasbourg, fasc. 13). In-8° de vi-156 p. Strasbourg, Librairie Istra, 1923. 


Revos oss Sausxcss Reuc., t. VI, 1926. 8 


114 À. VINCENT 


apports des autres peuples de l'Italie, de la Grèce et de l'Orient. Ce 
n’est donc qu’une étude préliminaire en vue d'un ouvrage systéma- 
tique que l'auteur se prépare à écrire un jour. La première partie est 
consacrée à certaines études plus particulièremeni archéologiques, le 
dieu du cirque Consus, qui serait un dieu chtonien et d'origine 
étrusque, la pompa du cirque, le décor théâtral qui révèleraient nette- 
ment des influences étrusques (1). Dans la seconde partie, l'auteur 
recherche l'origine et le sens religieux de diverses formes rituelles des 
Jeux. Que ceux-ci soient essentiellement un rite religieux, c’est ce 
dont personne ne peut douter et Tite-Live disait : « Ludorum primum 
initium procurandis religionibus dalum » (VII, 2). Mais le problème qui 
se pose, est de savoir comment s'exerce l'efficacité religieuse des Jeux. 
Les dieux y prennent-ils plaisir comme les hommes, ou bien s'agit-il 
d’une opération magique agissant directement sur les énersies natu- 
relles ou divines pour les ranimer. Cette dernière solution est celle à la- 
quelle se rattache et avec juste raison M.Piganiol. Pour lui, l'office prin- 
cipal des Jeux est d'assurer l'entretien d’une force qui menace de dé- 
cliner ou qui déjà décline, d’une force à laquelle est liée la vie ou la sur- 
vie d'un homme, d'un groupe ou de la nature. Mais comment s'exerce 
l'action des ludi sur ces forces quasi divines? Et l’auteur répond : ou 
bien les dieux s'incarnent dans la personne des acteurs des Jeux, 
deviennent visibles, s'identifient au vainqueur et reprennent vie en 
lui; ou bien Îles gestes mimiques des hommes, par une sorte de 
marie sympathique, réveillent l'énergie divine qui va défaillir. Ainsi 
les Jeux réalisent leur objet qui est essentiellement d'empêcher le 
dépérissement de la nature, ils sont une méthnde pour rajeunir les 
morts, les dieux, les vivants et le monde entier (p. 149). 

Il semble que personne ne puisse rejeter ces conclusions depuis 
longtemps indiquées par les ethnologues et les historiens des religions, 
en particulier par Frazer. Personne cependant n'en avait jusqu'ici fait 
la preuve pour les Jeux romains et l'on ne peut que féliciter l'auteur 
de la maitrise avec laquelle il a mené son étude. Un point cependant 
sur lequel une hypothèse de l’auteur ne sera pas facilement acceptée, 
c'est lorsqu'il prétend que la liturgie chrétienne a subi fortement l'in. 
fluence de la litursie otlicielle des cultes romains dans le rite de l'of- 
frande {ch. IT). Quoi qu'en pense M. Piganiol, l'offrande du pain ou du 
vin pour la consécration eucharistique n'a rien à voir avec l’offrande 


(4) Sur cette influence de l'Empire étrusque., que nos manuels rlassiques : 
francais d'Histoire romaine ne mettaient pas suffisamment en lumière, on 
pourra consulter désormais L. Houo, L'Italie primitive et les débuts de l'impé- 
rialiswue romain ; À. GneNier, Le Génie romain dans la religion, la pensée et 
l'art, 1re Partie, ch. IT; les ouvrages italiens de E. Pars et de G. de Saxcris. 


CHRONIQUE D HISTOIRE DES RELIGIONS 415 


des fruges qui précède la cérémonie des ludi singulares. Le point de 
vue est totalement différent et c'est en même temps forcer le sens des 
termes en vue de la comparaison que de traduire lustrare par béné- 
diction (92, 93) ou d'identifier les prémices au sens païen et les pré- 
mices au sens mystique et eucharistique. Il reste encore des points 
obscurs à élucider, mais les origines liturgiques de la messe ont été 
parfaitement déterminées, elles se rattachent au service juif, non du 
temple de Jérusalem, mais des synagogues de la diaspora, et on trou- 
vera par exemple dans Fonrescue, La Messe. Étude sur la liturgie 
romaine, des études solides dont personne jusqu'ici n’a pu infirmer les 
conclusions. 


L'ouvrage de M. L. de La Vallée-Poussin sur l'Inde avant Jésus- 
Christ forme le troisième volume de l'Histoire du Monde publiée sous 
la direction de M. E. Cavaignac (1). A vrai dire, il ne constitue pas à 
proprement parler une histoire continue de la pensée religieuse ou 
philosophique hindoue, la majeure partie des chapitres étant consa- 
crée aux langues et à l'ethnographie primitive de l'Inde, mais un cer- 
tain nombre de pages nous livrent la pensée de l’auteur sur la religion 
primitive indo-européenne, la religion iranienne, les croyances et les 
spéculations du Véda au Boudhisme, et c’est tout profit de recueillir 
sur ces différents points l'avis motivé de l'éminent professeur de 
l'Université de Gand. 

Le fond de la religion indo-européenne est évidemment ce pan- 
théisme rudimentaire qu'on désigne sous Je nom d'animisme. Des 
hommages et des prières sont adressés directement, non seulement 
aux fleuves et aux montagnes, mais aux arbres, au char et aux armes 
du guerrier, au soc de la charrue, à tout ce qui est capable d'offenser 
ou de servir. Au-dessus de ce vieux fond, bien qu'elles ÿ plongent leurs 
racines, s'élèvent les grandes divinités. Le mot indo-européen pour 
signifier dieu, deivos, désigne un être lumineux, céleste ; les dieux 
sont immortels et ils sont les donneurs de biens (2). Par opposition 
l'homme est l’être terrestre (homo est apparenté à humus), le mortel. 
Parmi les dieux, le seul ou à peu près, dont le nom se soit conservé 
dans la plupart des langues est le « ciel-père », dyäus pità, Ze: Ju- 
piter (3. Les Indo-européens ont eu pour dieux le ciel, le soleil, les 


(1) Indo-européens et Indo-iraniens. L'Inde jusque vers 300 av. J.-C. par 
L. pe LA Vairée-Poussix. (Histoire du Monde publiée sous la direction de M. E. 
CaAvaiGac, t. III). Paris, de Boccard, 1924. In-8° de 345 p. 

(2) L'expresion du Véda rappelle singulièrement celle d'Homère : &wtrpes 
ÉXuwY. 

(3) Le sentiment de la valeur étymologique de ce nom a disparu en Italie 


416 A. VINCENT 


phénomènes célestes, le feu qui est à la fois céleste et terrestre, ou 
pour mieux dire la personnification de ces éléments et de ces phéno- 
mènes. La plupart de ces dieux sont conc«us à l'image de l'homme ; 
quelques-uns pourtant rebelles par leur nature à l'anthropomor- 
phisme ne sont que des personnifications. 

Avec les Indo-iraniens ou Aryas, nous entrons nettement dans l'his- 
toire. Leur langue s'étend depuis la Médie et la Perse jusqu'au Pend- 
jab. Sur le vieux fond naturiste et animiste indo-européen, la pensée 
philosophique s’est déjà exercée. Le résultat de ce travail fut, en Iran 
comme dans l'Inde, la transformation du polythéisme en une croyance 
de tendances monothéistes, seulement Hindous et Iraniens ne procé- 
dèrent pas à cet égard de la mème facon. Tandis que les Hindous pas- 
saient du polythéisme au monothéisme, en faisant rentrer les dieux les 
uns dans les autres comme autant d’incarnations de Brahma, les Ira- 
niens réduisent les déités primitives aux simples fonctions d'anges ou 
de démons entourant un dieu suprême. Partant donc des mêmes pré- 
misses, la pensée de l'Inde s’en va au panthéisme, tandis que celle de 
Perse se dirige vers un théisine transcendant. 

La constitution définitive du théisme iranien est associée par la tra- 
dition au souvenir de Zarathustra (Zoroastre). Repoussant la théorie 
parsie, qui fixe l'existence du réformateur de 660 à 583, M. de La Val- 
lée Poussin la reporte à une date de beaucoup antérieure, sans indi- 
quer cependant aucune précision. Il écarte de même résolument 
l'opinion de Darmesteter, du P. Lagrange et de M. Alfaric, d'après 
laquelle l'Avesta ancien ayant péri durant la période alexandrine, la 
restauration mazdéenne aurait amené la constitution d’un livre entiè- 
rement nouveau où les restes des idées anciennes auraient été enchàs- 
sés dans une philosophie religieuse influencée par le gnosticisme et 
le néo-platonisme. On sait que l’Avesta actuel se compose de deux 
parties d’inégale importance, l'Avesta proprement dit et le Petit 
Avesta. Le Grand Avesta se divise en trois parties : 1° le Yasna (sacri- 
fice}, comprend les textes en vers et en prose chantés par les prètres à 
l'ordinaire du sacrifice. C'est dans le Yasna que sont conservés les 
Gäthäs ou hymnes rédigées en avestique ancien et qui constituent Îles 
parties les plus anciennes de la collection ; 2 le Vispéred, livre très 
court qui contient des invocations à tous les dieux ; 3° le Vendidäd, 
traité des malières juridiques les plus diverses. Son objet #sénéral est 
de poursuivre l'impureté sous toutes ses formes. Le Petit Avesta ren- 
ferme : 4e Le Yasht, recueil de prières liturgiques consacrées aux 
dieux inférieurs ; 2° Le grand et le petit Sirôza, brèves invocations en 


où le vieux mot signifiant ciel (dyäus, acc. dyam) a pris le sens de jour, 
(dies, acc. diem), mais il s'est maintenu ailleurs. 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 417 


l'honneur des déités titulaires de chacun des jours du mois: 3° de 
menues prières et des fragments liturgiques. En se basant sur l’état 
de la langue, l’auteur voit, dans les gâthàs, les plus authentiques tra- 
ditions zoroastriennes, et il en fixe la composition à une date bien 
antérieure aux inscriptions achéménides rédigées en vieux perse. 
Ils témoignent d’une réforme où s'affirme une haute préoccupation 
morale, un spiritualisme nettement anti-ritualiste et une tendance 
monothéiste qui ne supporte à côté du grand dieu que des personna- 
lités abstraites, sortes d'hypostases. Mais il faut le reconnaître, la 
réforme de Zoroastre n'a pas absolument triornphé, même dans les 
milieux zoroastriens auxquels est due la préservation des gâthàs et la 
compilation de l’Avesta récent (époque arsaco-sassanide). Il y a dans 
ce dernier ouvrage beaucoup de traits qui sont une régression reli- 
gieuse à l'égard des Gâthâs, qui remontent à une tradition indépen- 
dante de celle des Gäthas et qui sont plus proches du vieux fond com- 
mun indo-iranien. Nous avons là en somme un compromis entre le 
zoroastrisme proprement ditet les croyances courantes populaires 
dont les unes sont de vieilles croyances indo-iraniennes conservées 
dans le peuple et les autres, des idées zoroastriennes vidées de leur 
contenu précis et vulgarisées. D'ailleurs, et ce point d'histoire est 
maintenant nettement fixé, à l'époque des Achéménides, la réforme de 
Zoroastre n’exercait aucune influence en Perse, et, malgré ce qu’en 
disent les Parsis, les rois achéménides n'étaient pas zoroastriens. C'est 
dans cet ancien fond populaire indo-iranien que l'Avesta trouve ses 
points de contact avec le Véda et M. de La Vallée-Poussin signale les 
ressemblances nombreuses qui établissent une origine commune 
(p. 69) et la voie divergente suivie par l'Hindouisme. | 
Comme l’Avesta, la Véda est une collection et non pas un livre; 

comme lui, il contient des parties d’époques et de formes diverses, 
comme lui, il est de date très discutée, mais remonte pour une part à 
une très haute antiquité. Il comprend des textes et des commentaires. 
Parmi les premiers, on distingue le Véda des stances ou Rig-Véda, 
série d'anciens recueils sacerdotaux, le Véda du Sacrifice, recueil 
d'hymnes et de cantiques, le Véda des formules de sacrllices, rituel 
en prose, enfin un livre magique très postérieur l'Atharva véda. Les 
commentaires ou Brahmanas sont des traités explicatifs à la fois théo- 
logiques, liturgiques et théologiques, dont une partie, le Védanta ou fin 
du Véda, s'oppose au reste comme le livre de l'ascétisme hindou. Les. 
Sutras sont des livres sacrés, rituels ou cérémoniaux qui font surtout 
connaître Îles superstitions populaires. Après avoir examiné les di- 
verses théories en cours sur la date du Véda, l’auteur conclut ainsi : 
«En réalité, la période védique s'étend depuis un temps indéterminé 


118 | A. VINCENT 


jusque vers 500 avant notre ère (date des Sutras). Les chiffres qu’on 
rencontre trop souvent dans les manuels, 1200-500, 1500-500, 2000-500, 
ne sont nullement justifiés. La seule date justifiée est celle du terminus 
ad quem, 500. Et les recherches des dernières années permettent d a- 
jouter : ilest vraisemblable qu'il faut lire 800 et non pas 500. Quant à 
la date initiale, elle tombe plus vraisemblablement dans le troisième 
que dans le deuxième millénaire ». Le dernier chapitre est consacré 
à l’histoire des croyances et des spéculations du Véda au Boudhisme, 
On sait comment depuis longtemps deux écoles se sont formées au 
sujet de l'historicité du Boudha. Certains n’y veulent voir qu'une 
création légendaire, tandis que d’autres y reconnaissent une per- 
sonnalité puissante dont la doctrine a profondément remué la 
masse hindoue. L'auteur est partisan de cette dernière école et il 
adopte l'opinion de Fleet qui fixe la mort de Çakya-Mouni à la date 
du {3 octobre 483 avant J.-C. 

Dans ces dernières payes du volume, nous abordons l'histoire de la 
philosophie hindoue. Elle se trouve résumée plus complètement 
d'une manière à la fois très vigoureuse et très ordonnée dans le beau 
livre de René Grousset : Histoire de la Philosophie Orientale (1). Pour 
la comprendre il faut se rappeler avant tout que la base de l'édifice, 
le principe adopté par tous, c'est l’irréalité transcendante du monde 
phénoménal. Alors que pour les autres sroupes humains, les sens sont 
des témoins et des garants irréfutables, pour l'Hindou, ils ne sont que 
les maîtres de l'erreur et de l'illusion; la seule réalilé immédiate et 
insontestable est celle que donne intérieurement la conscience, l’in- 
tuition qui révèle, au dessous des aspects trompeurs du Moi, l'Absolu, 
soit sous une forme positive où il est l’ètre en soi, soit sous une 
forme nésative où il est le Néant. Le monde des phénomènes menson- 
yer et haïssable est régi par une loi fatale, implacable : l'acte est la 
résultante morale d'une série incommensurable d'actes antérieurs et 
le point de départ d'une autre série incommensurable d'actes posté- 
rieurs qui en seront les etfets indéliniments transformés. Le système 
d'actes qui constitue la personnalité temporaire, se transforme en un 
autre système qui le continue, en constituant une autre personnalité 
également temporaire et ainsi de suite dans l'éternité du temps. La 
vie, considérée sous cet aspect, apparait comme la plus elfroyable des 
peines, comme une élernelle perpétuité de personnalités fausses à 
prendre ou à quitter sans jamais connaître le repos. Le souverain bien 
ne peut être dès lors que la Délivrance, l'acte sublime d'où sont élimi-. 
nées toutes les forces causatives et qui anéantit à tout jamais, pour 


(4) R&NÉ Grousser, Histoire de la Philosophie Orientale, Inde, Chine, Ja- 
pon. In-8°e de 376 p., Paris, Nouvelle librairie Nationale. 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 119 


un système donné, la puissance créative de l'illusion. C'est là évidem- 
ment le fil conducteur qui permet de se reconnaître dans l’ensemble 
si compliqué de la philosophie hindoue. M. Grousset l’a montré avec 
une admirable logique; c’est dire par le fait que son livre n’est pas un 
exposé chronologique des différents systèmes, mais bien une classifi- 
cation logique fondée sur les affinités des diverses doctrines. 

En 1907, M. Oltramare publiait dans les Annales du Musée Guimet son 
Histoire des Idées théosophiques dans l'Inde (1). L'introduction expliquait 
le titre. L'auteur reconnaissait la défaveur qui, auprès des esprits sé- 
rieux, s'attache à ce terme de théosophie et comment, sous ce pavillon: 
s’abrite la plus étrange marchandise, alliage de mysticisme et de char- 
latanerie. 11 l'adoptait cependant parce qu’il estimait que ce mot con- 
vient admirablement pour désigner un ensemble de théories et d’es- : 
pérances, inspirées surtout par la préoccupation de l’au-delà. Il mon- 
trait en passant que la théosophie moderne, telle qu'elle est présentée 
par la Société Théosophique, n'a rien à voir avec la philosophie hin- 
doue et il insistait sur ce fait que la véritable théosophie de l'Inde 
dans toutes ses doctrines, depuis les Upanishads jusqu'aux écoles 
Samkhya et Yoga, était en fait une philosophie de salut personnel et 
individuel, basé sur l'intuition et l'illumination. Le second volume 
paru seize ans plus tard (2?) continue la mème enquête sur le Bou- 
dhisme. Il démontre que les idées génératrices du Boudhisme sont 
précisément du nombre de celles dont on peut suivre la trace dans les 
Upanishads, mais tandis que la philosophie antérieure ne voulait agir 
que sur un cercle restreint, le Boudhisme au contraire a des tendances 
nettement universalistes. Il aspire à devenir une règle de vie et pose le 
principe de l'égalité religieuse de tous les hommes en vue du salut 
des créatures (3). L'auteur, après avoir étudié le Boudha et son Église, 
la doctrine de la souffrance et du salut, la place et le rôle du Bou- 
dhisme dans l'histoire de la théosophie indienne, conclut ainsi : « Il 
nous est impossible de faire nôtre une doctrine qui propose comme 
but à l'humanité l'apaisement intellectuel et spirituel et comme idéal 
une sagesse qui s'isole et regarde de loin l'humanité active et lut- 
teuse.… L'idéal du Boudhisme est une cruelle mutilation de l'homme », 
p. 526. Le lecteur, qui ne connaîtrait le Boudhisme que par ce livre, 
ignorera l'histoire de sun Eglise et de ses écoles philosophiques, mais 


(1) Paris, Leroux. 

(2) Pauz Ovraaumare, L'Iisloire des Idées théosophiques dans l’Inde. La 
Théosophie boudhique, in-$° de xv-542 p. Paris, Geuthner, 1923. 

(3) Ce salut ne peut étre entendu au sens chrétien du mot, mais bien au 
sens hindou, par le nirvana, c'est-à-dire la tin d'une individualisation dou- 
Joureuse. 


+ 490 A. VINCENT 


par contre il saisira, autant que cela demeure possible à un occiden- 
tal. l'inspiration de sa vie intérieure et de sa dogmatique. 


Du travail de M. Przyluski (1), il résulte que la légende de l'empereur 
Acoka composée entre 150 et 100 av. J.-C. doit son origine à un cer- 
tain Vinaya Sarvästivädin. Elle nous a été conservée en deux versions 
chinoises dûes, l'une l'A-yàù wang tchouan au Parthe Fa-k'in vers 
300 après J.-C., l’autre, l'A-yu wang king à un religieux boudhiste du 
Fou-nan. L'auteur nous donne la traduction intégrale du premier, 
éclairée par un examen minutieux du second et d'autres recensions 
fragmentaires de moindre importance. Il fallait pour cela une connais- 
sance parfaite du chinois et du sanscrit, en même temps qu'une fami- 
. liarité rare avec des faits et des idées encore mal connus. Il est vrai 
par contre que le texte en valait la peine et les renseignements les 
plus précieux abondent sur la facon dont l'imagination populaire se 
représenta l’empereur Acoka, auquel la nouvelle relixion devait tant, 
sur les premiers conciles, les diverses communautés et l'ensemble du 
Boudhisme primitif. Non seulement M. P. en a fait sortir tout ce qu'il 
était possible d'en tirer, mais il y a ajouté dans l'Introduction une 
hypothèse peut-être un peu neuve, mais en tout cas singulièrement 
lumineuse et très vraisemblable sur l'évolution boudhique des premiers 
siècles. Né dans les régions fort peu organisées de la basse vallée du 
Gange,le Boudhisme a dû se borner tout d'abord à la prédication d'une 
discipline toute pratique ; les plus vieux textes durent consister en 
apologues et en aphorismes versifiés, énumération de « vérités ». Ces 
veslixes des premiers prêches s'’exprimèrent vraisemblablement en lan- 
gue magadhi. C'est l'époque des premiers conciles de Rajagrha et de 
Pâtaliputra. Suivant les routes commerciales, la doctrine se propage 
tant vers le N.-0, par le haut Gange et la Yamüna, que vers le S.-0. 
par la Charmanyati, d'où un double Boudhisme, l'un, du Mathura, qui 
utilise le sanscrit et qui, s'adaptant à la langue des Brahmanes, profite 
de leur antique culture, l’autre, du Kaucambi et à l'Ujjayint, plus con- 
servateur, plus attaché aux tendances exclusivement morales des 
premiers temps et qui parlera le pâli. La tradition se scinde ainsi en 
deux filiations, celle des Sarvastivadins vers le Nord, celle des Sthaviras 
vers le Sud. La doctrine boudhique s'imprègne alors de la théosophie 
des Upauishads et la nation du Samsära (2) s’y introduit. Telle serait 


(1) Cf. Przyiuskt, La légende de l'empereur Açoka (Asoka-Avadana dans les 
lertes indiens et chinvis), in-8° de xvi-$60 p. Paris, Geuthner, 1923 (Annales 
du mnusee Guimel,t. XXXIT). 

(2; C'est la croyance à la métempsychose ou métensomatose. Tout acte est 
rétribué, soit dans la présente vie, soit dans la vie immediatement à venir, 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 121 


donc l’époque de l’Asokavadana, composé primitivement en sanscrit. 
Le Boudhisme ayant ensuite envahi la haute vallée de l'fndus, se 
trouva en contact avec leS royaumes grecs du Gandhara et de la Bac- 
triane. Sous l'influence de l'Occident et en présence de possibilités illi- 
mitées d'extension en Asie Centrale, il devient alors religion univer- 
selle, c'est la période cachemirienne, l'époque de l'empereur Kaniska 
(78-120 environ ap. J.-C.) et l'aube du Mahâyäna, le Grand Véhicule (4). 
Le chapitre VI établit avec une rare perspicacité l'influence de l'Iran 
et des théories mazdéennes sur le développement de l’eschatologie 
boudhique. C’est un point qui n'avait pas encore signalé. Ouvrage de 
toute première valeur. 


Les indianistes sont d'accord sur ce point que le Nirväna apparait 
aux boudhistes comme la fin de la transmigration douloureuse, et que, 
par conséquent, quel qu’il puisse être en soi, il est hautement dési- 
rable. Ils confessent que, étant donnés les principes de la philosophie 
boudhique, négation de l'âme et de Dieu, existence des seules choses 
qui, procédant d'une cause, sont transiloires et momentanées, le Nir- 
väna, en bonne logique, ne peut être que l’anéantissement, la mort 
éternelle. Mais ici les indianistes se divisent. Les uns veulent que le 
Boudha et le Boudhisme aient pris pleine conscience de cette inévitable 
conclusion de leurs prémisses et qu'ils aient professé la doctrine du 
Nirvâna-néant. Pour les autres, les Boudhistes ont bien vu la conclusion 
où les poussaient et leurs principes spéculatifs et leur pessimisme, 
mais ils ont hésité à formuler nettement cette conclusion. Ils ont 
réservé ce problème en défendant qu'on s'en occupe ou bien se sont 
efforcé de donner le change en le parant de noms métaphoriques, 
l'Ile, le Refuse, l'Iimmortel, sous lequel se dissimulerait le néant. 
Tous les indianistes enfin reconnaissent que le Nirväna a été pour les 
foules boudhisantes une sorte de ciel et un séjour bienheureux. C’est 
à reprendre ce vieux et diflicile problème que M. de La Vallée-Poussin 
vient de consacrer un petit livre du plus haut intérêt. Sans doute, 
certaine école boudhiste, les Sauträntikas nient l’existence du Nirvâna 
ou de l’Inconditionné, ils l'appellent un « pur non-être », une « pure 
absence », une « non-existence sans plus » etc., mais cette école est 
somme toute isolée, Avec beaucoup de raison, l’auteur remarque que 


soit dans des vies plus lointaines; tout acte détermine ou crée une existence 
comme homme, animal, damné, dieu, ou bien complète une existence projetée 
par un autre acte. 

(1) L'une des sectes principales du Boudhisme, ainsi nommée à cause de sa 
largeur d'esprit, du développeinent donné par elle à la doctrine de l'amour 
du prochain et qui a contrihué ainsi à donner au Boudhisme son carartère 
d'universalisme, 


122 A. VINCENT 


les Boudhistes, frères des brahmanes des Upanishads, ont été des 
mystiques familiers avec l’Inelffable qui n'est ni existence, ni non- 
existence et qu'on ne peut par conséquent sans imprudence leur 
prêter nos notions d’être et de néant, que, par ailleurs, les noms 
d’Immortel, Séjour inébranlable, Bonheur inébranlable par lesquels 
les boudhistes désignent le Nirvâna ne sont dans aucune langue des 
synonymes d’anéantissement. Il rappelle les belles études de Sénart 
sur le sens de ce mot Nirväna dans la langue religieuse de l'Inde, 
avant et après le Boudha, dans le Boudhisme et hors du Boudhisme 
et d’où il résulte que ce mot désigne le bonheur siprèême et la déli- 
vrance en dehors de toute notion d’anéantissement. Sénart rendit 
encore à l'indianisme un service plus signalé lorsque, dans des notes 
d'une singulière force de conviction, il examina les origines du Bou- 
dhisme et les fit voir, non pas dans l’enseignement d'un penseur 
original, ni dans un système idéolouique dressé en face d'autres 
systèmes, mais bien plutôt dans cette discipline immémoriale de 
l'Inde qu’on appelle le Yoga, « effort pieux », discipline essentiellement 
pratique et mystique qui englobe règles pénitentiaires, recettes thau- 
maturgiques, procédés d'hypnose et qui, chez ses meilleures adeptes, 
vise en même temps à la possession des pouvoirs surnaturels et à la 
conquète du salut. Ce salut, c'est la délivrance de la transmigration, 
l’autre rive (para), le bien ou le bonheur, une chose et un état ineffa- 
ble que les boudhistes primitifs ont poursuivi comme les autres ascètes 
hindous. C'est donc bien une réalité transcendante, un absolu escha- 
tologique dans lequel s'enferme le saint délivré et qui prolonge une 
extase sans limites, un inetfable, non-né, non-causé, inconditionné, 
qu'il est impossible de détinir. Plus tard la scolastique boudhique. 
distinguera : 4° le Nirväna, l’Absolu, le non-causé, qui est en soi des- 
truction de la passion et de la douleur ; 2° la possession intégrale du 
Nirväna, qui réduit toute passion el toute nouvelle existence à la 
qualité de ne pouvoir se produire, en d'autres termes, qui constitue la 
délivrance de la pensée ; 3° la conscience de la possession du Nirväna, 
conscience obtenue dans l’extase qui est béatitude ; 4° la possession 
du recueillement, la cessation de l’idée et de la sensation, possession 
réservée aux saints, recueillement semblable à l’entrée dans le Nirväna 
et dont on a conscience par le corps puisque la pensée y est inter- 
rompue. Le Nirvàäna est donc somime toute la suppression du monde 
des phénomenes et de la conscience phénoménale, la fin d'une indivi- 
dualisation douloureuse dans une béatitude suprème indétinissable. 
Mais comme on ne peut obtenir cette paix profonde à l'abri de toute 
crainte que par une pratique intensive de la religion, on voit combien 
nous somines loin de certains admirateurs occidentaux du boudhisme 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 123 


qui dénaturent complètement la notion du Nirväna, en y voyant on ne 
sait quel apaisement que la mort assurerait à tous les hommes. Nul 
nétait mieux qualifié que l’éminent professeur de l'Université de 
Gand (1) pour exposer et discuter la multitude des opinions émises au 
sujet du Nirvâäna. Modeste, il ne se flatte pas d'y réussir, mais en 
dépit des multiples points d'interrogation qu'il laisse subsister, son 
travail est du plus haut intérêt moral, même pour ceux que ne pas- 
sionne pas outre mesure l'étude de la pensée hindoue. 

L'ouvrage du R. P. Martin (2j n’est pas seulement une étude sur le 
Shintoïsme, c’est en même temps un essai sur l'histoire ancienne du 
Japon et ses origines. La compétence nous fait défaut pour étudier 
l'ouvrage à ce point de vue; qu’il nous suffise de dire que l’auteur, 
non content d'utiliser les travaux anglais et américains parus à ce 
sujet, a su mettre à profit les ouvrages publiés en japonais, ainsi que 
les anciennes chroniques chinoises ou coréennes. Le livre est donc 
entièrement composé sur les sources et il n’appartient qu'à des spé- 
cialistes de déterminer dans quelle mesure l'auteur a su débrouiller 
l'écheveau si compliqué des origines japonaises. 

I! faut reconnaitre que notre information en France sur le Shinto 
demeurait jusqu'à présent singulièrement pauvre. En dehors de 
l'ouvrage de M. REVOXx, Le Shintoisme, sa mythologie el sa morale (Annales 
du Musée Guimet, X), de quelques articles de la Revue de l'Histoire des 
Religions, de l'étude si remarquable par ailleurs du P. Dalman dans 
Christus, nous n'avions rien qui vaille la peine d’être cité. L'ouvrage du 
R. P. Martin sera donc le bienvenu puisqu'il comble une lacune. 

Qu'est-ce donc que le Shinto et est-il vraiment une religion natio- 
nale” La question se pose, parce qu'à l'heure actuelle, nombre de 
Japonais, ceux surtout qui ont voyagé en Occident, professent que Île 
Shintoisme n’est que la manière spéciliquement japonaise, héritée des 
ancêtres, d’honorer la mémoire des Empereurs, pères de la patrie, 
celle des grands hommes et de la foule anonyme des héros militaires 
qui ont travaillé, chacun pour leur part et dans leur sphère, à l'agran- 
dissement du patrimoine national. Le qualificatif de Kami qui leur 
est attribué, signitie, non pas dieu, mais simplement esprit désincarné ; 
quant aux temples, ils ne sont pas autre chose que des monuments 
commémoratifs de ces personnages. Par contre, les tenants du vieux 
Japon, et ils sont à l'heure actuelle les plus nombreux et les plus 


(1; Louis be La VaccéEe-Poussix, Nirvana, Paris, Beauchesne, 1925. In-16 de 
xXx111-194 p. 

(2) J. M. Mannix, des Missions-Étrangéres de Paris, Missionnaire à Nagasaki, 
Le Shintoïisme, religion nationale. 1. — Les Origines. Essai d'Histoire ancienne 
du Japon. In-8° de vi-223 p. Hongkong, Imprimerie de Nazareth, 1924. 


124 À. VINCENT 


puissants, estiment que le Shintoiïsme est la relig:on propre du peuple 
japonais, elle adore les dieux (kami) cachés dans îes forces ou dans les 
phénomènes de la nature et cherche à se les rendre favorables par 
des prières et des offrandes. Quant à la morale, elle se réduit à ce 
précepte unique : « Suivez l'impulsion de votre nature et obéissez à 
l'empereur », car le peuple japonais, issu des dieux, a hérité de ses 
ancêtres d’une perfection naturelle et il n'a pas, comme les Chinois ou 
les peuples occidentaux, à lutter contre des instincts pervers ni à 
réformer jamais ses coutumes. | 

Mais, d’abord, existe-t-il vraiment une race japonaise ? L'auteur 
répond : actuellement oui, mais elle est formée à l'origine de cent 
peuples divers ; et il résume ainsi les dernières données de l'ethno- 
logie japonaise : Les premiers habitants du Japon ont été les Aïnu, 
venus, semble-t-il, de la Sibérie. Ensuite, du sud, de la Malaisie, ont 
abordé des Négritos, de parenté nèsre. [es côtes du sud et de l'ouest 
du Kyüshù, la plus méridionale des iles japonaises, ont recu des Pro- 
tomalais ou Indonésiens, puis des Malais de seconde souche, émigrés 
de Formose. Au commencement du premier millénaire avant l'ére 
chrétienne, invasion du Japon par des tribus appartenant à la grande 
famille mongole. Enfin 500 ans environ avant J.-C. immigration dans 
le Kyüshü et de là, par infiltration, dans toutes les campagnes du 
Japon, de Sino-malais, cousins des aborigènes refoulés actuellement 
dans les montagnes et les plateaux du sud de la Chine. Toutes ces 
races se sont mèêlées et croisées en tous sens pour former le type 
Japonais, mais pas assez cependant pour que nornbre d'individus n’ac- 
cusent les traits caractéristiques de la souche-mère dont ils relèvent 
principalement. Ces races primitives appartenaient à la catégorie des 
peuples dits de culture inférieures et elles en avaient la mentalité. 
Elles étaient animistes et croyaient à l'existence d'esprits, Kami, mai- 
tres souverains des rivières, des montagnes, des bois, des plaines. fl 
y en avait dans les astres, mais aussi dans un arbre, dans un rocher 
de forme spéciale, dans les objets usuels, etc. Parmi tous ces Kami, 
les races venues du Nord eurent une vénération spéciale pour le 
dieu soleil et de nos jours encore, dans les campagnes, nombre de 
Japonais, aussilôt levés, se tournent vers le disque solaire et lui 
adressent une prière. C'est de la déesse-soleil Amaterasu que prétend 
descendre la famille impériale. Un autre ami, très en vogue parmi les 
Monuals-Ouraliens, étail le dieu de la guerre. 1} était censé incorporé 
dans la bannière portée en tñte de la horde, lorsque celle-ci allait au 
combat. Les Japonais primitifs étaient divisés en clans et chaque clan 
prétendait descendre d'un kami, d'autant plus illustre que le clan était 
plus puissant. Les ancêtres de clans, les fondateurs de corporations, 
ainsi rattachés immédiatement à une lignée divine, furent promus 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS 425 


eux-mêmes au rang de kami, honorés d’un culte divin et invoqués 
comme protecteurs par toute la collectivité qui se réclamait d’eux. Le 
culte des ancètres paraît provenir des Sino-malais émigrés de Chine. 
Quant au culte des hommes divinisés, empereurs et héros célè- 
bres, ce n’est qu’un fruit tardif de la spéculation religieuse japonaise 
au contact du boudhisine. Sans doute, le shinto primitif n’y répugnait 
pas, puisqu'il est à base d'animisme et qu'il en possédait déjà plusieurs 
éléments, toutefois, c’est le boudhisme du Grand Véhicule, qui, par sa 
théorie des Bodhisattva (1), fit adopter au sein du Shinto le culte des 
grands hommes. Du moment que de simples bonzes pouvaient devenir 
des Boudhas et obtenir des hommes divins, à plus forte raison, les 
empereurs japonais et les héros, qui avaient bien mérité de la patrie, 
ne pouvaient-ils être traités avec moins d'honneurs et c’est pourquoi 
le Shinto leur ouvrit largement l'accès de la « Plaine du haut ciel ». 
Notons enfin, pour terminer cetle analyse sur les origines des différents 
éléments du shintoisme, que c'est de la Chine, que proviennent le 
culte du miroir, du pêcher, ainsi que certaines généalôgies et certains 
mythes. 

Le premier mikado reconnu comme tel par les japonais est Jjimmu 
Tennô. La plupart des historiens y voient un malais venu du sud. Le 
P. Martin y salue au contraire un Mongol débarqué de Corée, et au lieu 
de fixer la date de son avènement au 11 février 660 av. J.-C., l’auteur, 
montrant l'invraisemblance de la chronologie oflicielle, le place vers 
le milieu du unit siècle de l’ère chrétienne. Il faut du reste reconnaitre 
que les preuves tirées de sources chinoises et dont on ne peut soupcon- 
ner l'impartialité, apparaissent comme convaincantes. La facon dont 
Jimmu Tenn& et ses sucresseurs se servirent de la religion pour unifier 
le pays sous leur autorité, mérite d’être sisnalée. [ls aftirmèrent que 
la grande déesse soleil Amaterasu leur avait confié le soin de paciltier et 
de gouverner le Japon; par leurs soins, toutes les lésendes, fables, généa- 
logies, etc., qui circulaient à travers le pays, furent fondues en une 
épopée unique qui explique tout, depuis l’origine du ciel et de la terre, 
les kami, le pouvoir divin des empereurs, jusqu'à l'institution des 
rites religieux. La transmission orale de ces récits fut contiée à une 
corporation de narrateurs (kalaribe) qui, les jours de grande assemblée, 
à l’occasion des fètes religieuses ou autres, les déclamaient au 
peuple (2). 


(1) Cf. P. Ovrramare, L'Hisloire des idées théosophiques dans l'Inde. IL La 
Théosophie boudhique, p. 249 sq. 

(2) Le même usage est encore suivi en maints pays arabes, depuis la 
Mésopotainie jusqu'au Maroc et c'est souvent pour le bas peuple la seule 
facon de connaître, avec les éléments de sa religion, les légendes qui sv 
rattachent. | 


426 A. VINCENT 


C'est en 552 ap. J.-C. l’an 13 de Kimmei Tinnô que le boudhisme 
s'intraduisit au Japon grâce au puissant clan des Soga, et parce qu'il 
représentait la civilisation chinoise supérieure, il réussit sans trop de 
diflicultés à s'implanter dans le pays. Sous le prince Shotoku Taishi 
(604-621), il s'impose à l'intelligence japonaise et le code publié à cette 
époque révèle une influence boudhico-chinoise de plus en plus pro- 
fonde ; toutefois, comme le point de vue japonais ne peut jamais dis- 
paraître, ce fut ce mikado qui introduisit dans la pratique de la vie 
politique et religieuse le dogme de la divinité personnelle de l’empe- 
reur régnant. L'un de ses successeurs Temmu Tennû trouva que les 
réformes inaugurées allaient trop loin dans le sens chinois et boudhiste, 
qu'elles ne tenaient pas assez compte des traditions et de l'histoire 
japonaises, il essaya donc de donner au Shinto ce qui lui avait manqué 
jusqu'ici et qui avait fait la force du boudhisme, à savoir des livres 
sacrés, Î[] se faisait autour du shintoïisme une conspiration du silence 
qui mettait en péril son existence à venir. Pour permettre à la religion 
nationale de résister aux forces d'oubli, Temmu Tennû jugea qu'il 
était nécessaire de recueillir en un ouvrage unique toutes les traditions 
anciennes alin que cet ouvrage püût être révéré, lu et commenté tout 
comme les Écritures du Canon boudhique. Cet ouvrage, ou plutôt ces 
ouvrages, ce sont le Kojiki et le Nihon Shoki. Le P. Martin en fait une 
critique avisée ; il montre que ces deux livres ne sont pas un recueil 
de traditions orales, mais qu’en fait ils ont été compilés et rédigés 
d'après un fonds assez considérable de manuscrits anciens. Leur but 
est de donner sur les orisines célestes du Japon une vérité oflicielle à 
la plus grande gloire des membres de la famille du Mikado. Descen- 
dants des kami, ils y apparaissent dévots à leur culte; en retour, ils 
bénéficient de leur protection et sous leur égide peuvent se livrer à de 
Joyeuses parties de chasse, entrecoupées d'aventures amoureuses, de 
franches lippées et de tournois paétiques. C'est l'idéal de la vie heu- 
reuse, né d'une religion qu'un peuple s'est fabriquée à sa mesure. 
L'œuvre du R. P. Martin soulévera sans doute au Japon plus d'une 
controverse passionnée, Ici en France elle sera moins discutée, mais 
plus appréciée parce qu'elle nous apporte, sur le Shinto primitif et ses 
développements originels, la pensée d'un homme singulièrement averti 
et qui à la connaissance des littératures d'Extrème-Orient joint celle 
non moins précieuse des hommes et des choses de l'Empire du Levant. 


A. VINCENT. 


CHRONIQUE BIBLIQUE 


(ANCIEN TESTAMENT) 


4. — Dans une brochure intitulée De Scripturarum veritate (4), le 
R. P. Vosté revient sur la question de l'inerrance de la Bible, surtout 
en matière historique. Son but paraît avoir été de rappeler les prin- 
cipes et d'en faire l'application à un certain nombre de cas tvpiques. 
L'intérêt de ce petit volume consiste donc dans la mise au point des 
règles qui gouvernent l'exégèse catholique, telles que les ont établies 
les décisions émanées de l'autorité ecclésiastique au cours des vingt 
dernières années. Les références indiquées à la fin de l'ouvrage rap- 
pellent en outre au lecteur les principales discussions qui se sont 
élevées à ce sujet durant le mème laps de temps. 

L'auteur touche successivement à la question des genres littéraires, 
à l'historicité des premiers chapitres de la Genèse et du quatrième 
Évangile, à la chronologie hiblique, aux sources des livres historiques 
et à l'attente de la parousie. Il termine en notant les précisions que 
J'Encyclique Spiritus Paraclitus a apportées sur divers points aux 
documents antérieurs ou à l'interprétation qui en était faite. Chaque 
sujet est brièvement traité, par mode d'exposé des solutions, sans 
discussion, et sans vouloir non plus pousser les questions plus avant. 
Les auteurs catholiques sont cités de faron très éclectique et on 
s'abstient sagement d'attaquer ou de moriséner qui que ce soit. 

La conclusion du livre débute par des propositions qui donnent une 
idée assez juste de l'esprit, de la manière et aussi du style de l'auteur: 
In Bibliis veritas divina scripto erprimitur ad modum rverilalis humanae. 
Desiderantes ideo sensum Spirilus Sancti altingere — prareunte, ut patet, 
ac dirigente lunine fidei, — oportel attente evaminemus prius quomodo, 
illo remoto tempore, ab his aut illis auctoribus veritas erprimeretur; 
quibus modis, aut generibus ac licentiis litterariis uterentur ad reritatem 
sive historicam sûre religiosam ac moralem lradendam. Oportet ergo uno 
verbo litteraria psychologia hagiographorum fiat nostra, ut litteralem 
illorum sensum atlingamus, quin labamur in anachronismum mendacem..…. 
Quand, des divers côtés, on interprétera la Bible sans plus commettre 


(1) 3.-M. Vosré, O0. P., De Scriplurarum verilale jurla recentiora Ecclesiae 
documenta. Romae, Libreria del Collegio Angelico, 1924. In-12 de 55 p. 


128 E. PODECHARD 


d'anachronismes, surtout en ce qui concerne les idées et la psychologie 
des auteurs et de leurs personnages, ce sera en effet le règne de la 
vérité et de la paix. 


2. — La grammaire hébraïque du R. P. Joüon ‘{) est évidemment le 
fruit d'une longue expérience : en pareille matière une œuvre à ce 
point personnelle ne s'improvise pas, elle suppnse une pratique assidue 
des textes, jointe à beaucoup de réflexion. Aussi, si les travaux anté- 
rieurs ont été mis à contribution, il n’en est pas résulté une accumula- 
tion indiseste de détails multiples ou de conceptions disparates. L'au- 
teur a vraiment repensé et souvent présenté sous une forme nouvelle, 
claire et originale, les résultats acquis, si bien que parfois on a l'im- 
pression de ne Îles avoir pas vraiment compris et assimilés avant de 
l'avoir lu. C’est dans la syntaxe, plus développée, que l’auteur apporté 
le plus de nouveauté. Là surtout son expérience l'a servi et ses obser- 
vations, souvent judicieuses, parfois ingénieuses, contribueront à une 
intelliyence meilleure de la langue. 

La question si difficile des temps et des modes est longuement traitée. 
Le R. P. Joüon réhabilite pour le yigtol l'appellation de futur qui a 
« l'avantage de correspondre à la réalité dans la majorité des cas ». 
L'aspect d'achevé (parfait) et d'inachevé (imparfait) a pu exister au 
stade antérieur de la langue, mais il paraît assez douteux et en tout 
cas inutile pour l'explication de l'usage des temps. En fait, le sens 
premier du gatal dans les verbes statifs est celui du présent; dans les 
verbes actifs, celui du passé. Le yigtol, daus les verbes statifs, n’ex- 
primera que le futur. Dans les verbes actifs, sa valeur temporelle sera 
surtout aussi celle du futur ; employé pour le présent, il aura à la fois 
une valeur temporelle et une valeur d'aspect (fréquentatif ou duratif); 
employé pour le passé, il aura une valeur d'aspect seulement : le temps 
en ce cas sera déterminé par le contexte. Tantôt en effet les formes 
temporelles expriment le temps et tantôt, certaines modalités de 
l'action ou « aspects » : l'unicité ou la répétition de l'acte, son ins- 
Lantanéilé ou sa durée. 

L'auteur rejette aussi l'appellation de waw consécutif. Ce terme, 
dit-il, n’est pas heureux parce que le mat « consécution » s'entend 
plutôt d'une suite logique que d'une suite temporelle et que l'emploi 
premier du «au fort n'est pas pour désigner la consécution logique. 
Mieux vaudrait dire, a poliori, « waw de succession ». Mais le R. P. 
Joüon adopte pour sa part le terme de « forme invertie » qui a 


(1) Paul Joüox S. J., Grammaire de l'hebreu biblique, Rome, Institut biblique 
pontifical, 1923. In-8° de x11 et 543 p. — Paradigmes et Index. 19 p. — Prix . 
15 livres italiennes. 


CHRONIQUE BIBLIQUE 429 


l'avantage « de comprendre à la fois l'inversion du sens et l’inversion 
(déplacement) du ton ». Et il rappelle l'hypothèse d'après laquelle 
la forme yigtol à l'origine aurait eu, suivant la place de l'accent, des 
valeurs temporelles opposées : futur dans un cas, passé dans l’au- 
tre. La seconde se serait conservée avec le waw fort, et la forme qatal 
aurait ensuite été traitée de facon analogue. 

Il semble vraiment que le R. P. Joüon prenne plaisir à remettre en 
usage des termes désuets et des conceptions qu'on jugeait périmées. 
Dans le cas du second temps, à un terme « l'imparfait » qui voulait 
surtout exprimer l'aspect, il en a substitué un autre « le futur » qui 
exprime le temps à son avis le plus fréquent, mais en négligeant l'as- 
pect. Ne vaudrait-il pas mieux, comme l’usage s’introduit, dire « le 
gatal, le yigtol », sauf à distinguer avec soin la valeur temporelle et la 
valeur d'aspect de ces formes suivant leurs divers emplois ? Mais chaque 
valeur d'aspect devrait être désignée par un terme unique et non par 
une périphrase : le vocabulaire grammatical doit être précis et inva- 
riable, surtout dans un livre destiné à l’enseisnement. Quoi qu'il en 
soit aussi de « consécution », le mot « consécutif » exprime bien en 
francais une succession dans le temps pourvu qu’elle soit ininterrom- 
pue, ce qui peut justifier, dans une certaine mesure, la locution 
« parfait ou imparfait consécutifs ». D'ailleurs, si l’hypothèse exposée 
dans la grammaire est exacte, il s'en suit que le waw n'aurait eu par 
lui-même aucun effet de conversion et que si l’on peut parler de 
« formes inverties », c'est par extension seulement qu'on dira « waw 
inversif ». Néanmoins Île qualificatif est ingénieusement trouvé et il 
mériterait peut-être d'obtenir droit de cité. En somme, il faut recon- 
naitre les progrès réalisés par l'auteur dans cette question, complexe et 
nuancée, de l'emploi des temps et c'est seulement parce que l'esprit 
humain est insatiable qu'on se demande en fermant le livre si l’on ne 
pourrait pas introduire enrore plus d'ordre, de logique et de simpli- 
cité dans cet exposé. Mais il est plus facile de formuler le problème 
que d'en fournir la solution. 

Voici quelques remarques sur des points de détail relevés au cours 
de la lecture. P. 4% : «On admet quil (l'éxyptien ancien) a avec 
celles-ci (les lanuues sémitiques) une même origine... ». Ce «on» 
représente surtout l'école allemande, celle de Erman et de Sethe. 
D'autres ésvptologues sont d'un avis différent. — P. 15. Au sujet des 
deux prononciations anciennes du ‘ayin, la double transcription des 
Septante par l'esprit (doux ou rude) et par le samma ne laisse aucun 
doute. — Les fautes d'impression sont rares. Lire p. 5, 1. 10 : « les 
Naqdanim » et p 325 1. 2 d'en bas a 113 c » au lieu de « 112 co». — Il 
serait à souhaiter que l'index alphabétique fut plus développé et plus 


Revos ozs Scisvczs RELIG., t. VI, 1926. 9 


130 E. PODECHARD 


complet : on y cherche en vain des termes comme duraiif, fréquen- 
tatif, ordre des propositions, etc. 

Ces observations n’enlèvent rien à la valeur de l'ouvrage, qui est très 
grande. Quiconque se servira de cette grammaire sera surtout recon- 
naissant à l'auteur de nous avoir donné une syntaxe hébraïque en 
français, ce que nous n'avions pas, et de l'avoir exposée avec une 
netteté inconnue jusqu'ici chez nous et ailleurs. 


3. — Voici encore un auteur (1) pour lequel « la meilleure manière 
de démontrer le mouvement » est « simplement de marcher » (p. 9), 
c'est-à-dire un interprète de la Bible qui démontre l'exactitude de sa 
théorie du vers et de la strophe en l'appliquant bonnement au texte. 
En l'espèce la Genèse, que d'ordinaire on croit écrite en prose, se 
mue en stiques,. en vers et en strophes sous les yeux du lecteur émer- 
veillé. C'est prestigieux. Le malheur est qu'on a déjà démontré beau- 
coup de choses de cette facon et que chaque fois le texte s'est laissé 
rompre et disloquer: toujours on en a fait ce qu’on a voulu. Un homme 
maltraité se défend ou crie. L'écriture, elle, ne crie pas, et comme 
disait un rabbin, « son père n’est pas là pour la défendre ». Reste à 
savoir ce que diront les « Biblistes ». 

M. Devimeux part de ce fait que l'hypothèse documentaire, relative- 
ment au Pentateuque, « est en définitive une idée préconçue » (p. 7). 
Volontiers on lui demanderait : ce qui est préconcu, ne serait-ce pas 
la volonté de méconnaitre dans le Pentateuque et ailleurs l'emploi, 
tout naturel, des procédés littéraires en usaye chez les historiens 
sémitiques ? Quoi qu'il en soit, « la parfaite unité » du livre de la Ge- 
nèse, pour commencer, doit ressortir de ce qu’elle est formée d'une 
série de poèmes dont on ne saurait rien retrancher sans une évidente 
mulilation. Le potme est formé de strophes ; la strophe, de vers ; et le 
vers, de stiques. Tout est concu d'ailleurs selon les principes de 
l’école strophique, mais élargis encore (2). Le stique est de longueur 
variable : il peut compter de un à cinq accents. « Pourquoi un mot 
accentué ne suflirait-il pas à constituer un stique”? » (p. 18}. Et l’on 
donne en exemple Deut. V, 14 « où, sur treize stiques qui riment, 
onze sont formés d'un seul mot accentué ». Le fait est d’ailleurs fré- 
quent dans Gen. I-XI. Le stique se discerne à l’aide du parallélisme 
surtout; mais souvent celui-ci est de pure forme : « Un stique peut 


(4) D. DEvimeux. Essai sur les procédés littéraires dont il parait que Moise 
s'est servi pour composer le livre de lu (xenese, Fascicule I: Les vn:e pre- 
miers chapilres où Les neuf premiers poèmes. Paris, Paul Geuthuer, sans date. 
In-8° de 127 p. 

(2) Voir Revue des Sciences religieuses, octobre 1924. 


CHRONIQUE BIBLIQUE 131 


donc être parallèle d’un autre lorsqu'il en complète le sens, qu’il 
achève la phrase, pourvu que ce soit selon une mesure déterminée » 
(p. 15). On ne voit pas bien d'ailleurs ce qui détermine cette mesure, 
et en fait elle varie à l'extrême. Les répétitions de mots, les assonan- 
ces, la rime servent aussi à discerner le stique. Mais on fait rimer 
entre eux, par exemple dans Deut. V, 44, tous les groupes qui ont la 
même finale, sans se soucier de la place occupée par l'accent. Quant 
au vers, il est de dimensions plus variables encore. « Un vers peut 
en effet ètre plus long que son parallèle » (p. 22). Il peut exister des 
vers d'un seul stique et par conséquent, d’un seul accent : c’est le cas 
pour Gen., I, 24 et 30: « Et il fut ainsi » et pour V, passim, IX, 28 : « Et 
il mourut ». D’autres vers au contraire peuvent compter jusqu'à huit 
ou neuf stiques. De cette sorte, s'il est des vers d’un accent, d'autres 
en ont jusqu'à trente. Ils s’allongent ou se raccourcissent au gré de 
l'interprète ; ils n'ont plus de mesure ni peut-être de commune me- 
sure. Mais la théorie permet de trouver des vers, des strophes et des 
poèmes dans toute la Genese et de démontrer ainsi sa parfaite unité. 

Avec des rtzles aussi élastiques, toute prose pourrait se muer en 
vers, même celle de M. Jourdain. Mais puisque nous avons, dans Îles 
Lamentations, les Proverbes et les Psaumes, livres incontestablement 
poétiques, des vers ou parfaitement ou à peu de chose près égaux, il 
faut conclure que s'il se trouve un certain rythme, plus large et iné- 
gal, dans la Genèse, ce n'est pas le rythme poétique, et il est hors de 
propos de parler de versilication à ce sujet. L'emploi de certains pro- 
cédés de style, de l'inclusion par éxemple, n’est pas plus démonstratif, 
car on retrouve ces procédés dans les Evangiles. Le parallélisme des 
Psaumes ou des Proverbes a un tout autre caractère que celui des 
« neuf premiers poèmes », et certaines pages de Bossuet en sont plus 
chargées que toute la Genèse ensemble. La simplicité de la phrase, 
la pauvreté de la syntaxe, l'emploi de formules stéréotypées, dans les 
généalogies par exemple, peuvent imposer à la prose hébraïque un 
rythme assez simple et aisément perceptible. La disposition du récit 
peut même permettre, comme au premier chapitre, d'employer par 
analogie le terme de strophe ou de stance. On n’est pas autorisé pour 
autant à affirmer que « tout le livre de la Genèse est formé d'une série 
de poèmes » (p. 30) dont on prétend discerner les vers. 

M. Devimeux a manifesté une grande ambition : il n'a pas seulement 
parodié, dans son titre, celui des Conjectures d'Astruc, il a voulu écrire 
un ouvrage qui füt une réplique du sien, à ses observations opposer 
une théorie qui permit, non pas de résoudre certaines difficultés du 
texle, mais de nier leur existence ou tout au moins les conclusions 
qu'on en tire. Il n'y a aucune présomption à affirmer quil n’y a pas 


‘432 E. PODECHARD 


réussi et que son Essui ne fera pas oublier les Conjectures. Mais il a 
obtenu, et brillamment, un résultat auquel il ne pensait pas: il a 
joué un mauvais tour à l'école strophique en montrant quelles con- 
clusions extravagantes on peut déduire de ses principes. À ce point 
de vue son travail ne sera pas inutile et on peut l'en féliciter. 


&. — Les onze derniers chapites du livre d'Isaie, ce qu'on est con- 
‘venu d'appeler « le troisième Isaïe », ont fourni à M. J. Marty le sujet 
d’une « étude critique » (1). Une introduction d’une douzaine de pages 
rappelle d'abord comment, à la suite de Duhm, la plupart des inter- 
prètes en sont venus à placer la composition des discours ou poèmes 
contenus dans ces chapitres, entre le retour de la captivité et l’épo- 
que de Néhémie. Mais l'unité d'auteur admise par Duhm est rarement 
maintenue. M. Marty entre à son tour dans l'étude détaillée du texte 
et cherche à caractériser chaque poème au point de vue de la forme 
et du contenu, puis à le dater. 

Le commentaire est assez étudié et l’auteur a su se servir des tra- 
vaux antérieurs pour éclairer le texte. Ses jugements sont le plus 
souvent empreints de modération et de sagesse, non pas toujours 
cependant, semble-t-il. Dans Lvi, 5, par exemple, il incline à voir 
dans yäd « monument » une corruption de ydtéd « cheville » et à inter- 
préter ce dernier terme de clous plantés en ex-voto dans le mur du 
temple. Mais ydd est tout à fait à sa place dans le contexte, comme il 
ressort de la comparaison avec II Sam., xvin, 18 et 1 Sam., xv, 12. Et 
là même où yét'd est écrit, comme dans Is. xxn, 23 s., le contexte 
impose une interprétation moins romantique. Et si Esdr., 1x, 8 n’est 
pas aussi clair, encore est-il que le v. 9 ne favorise pas l'hypothèse 
que l'on caresse. | 

La mesure des vers de chaque poème est indique quand il a paru 
possible de la discerner, mais sans qu'on puisse reprocher à l'auteur 
aucun esprit de système. La strophique est laissée de côté, et avec 
raison, semble-t-il, dans la plupart des cas tout au moins. 

Les prophéties contenues dans ce recueil seraient l'œuvre d'auteurs 
différents. Elles s’'échelonnent des premières années du retour (538-520 
pour LxitI, 3-LXiv. {1} à l'époque de Néhémie et d Esdras ; mais la 
plupart ont vu le jour vers le milieu du ve siècle: c'est le cas pour 
celles que contiennent les chapitres Lvi, 9-Lx11 et LXV-LxvI, 47. L'ap- 
pendice en prose (LxvI, 18-24) serait plus récent (après 445), et LVI, 4-8 
plus ancien {vers 480). On renonce à préciser la date du fragment 
d'apocalypse conservé dans LxtH, 1-6. 


(1) J. Martv, Les chapitres 56-66 du livre d'Esaie lraduils el commentés, 
Etude critique. l'aris, Paul Geuthner, 1924. 1n-8°, de xx1v-196 p. 


CHRONIQUE BIBLIQUE 133 


La distinction des auteurs s'opère grâce à l'étude du style et des 
idées et aussi des tendances doctrinales. L'école du second Isaie en 
fournit trois qui ont écrit, le premier Lx, 7-Lx1v, 11 ; le second, Lxv 
et Lxvi, 1-#, 17; le troisième, Lx, LxI-Lxn et Lxvi, 5-16. Celle d'Aggée 
et Zacharie est représentée par un seul prophète auquel on attribue 
Lui, 4-8, Lvin et Lix ; de même celle d'Ezéchiel, qui a produit Lvi, 
9-Lvi, 21. Le fragment d'Apocalypse (Lxtt, 1-6) serait l'œuvre d'un 
sixième auteur et l’appendice (Lxvi, 18-24), celle de l'éditeur. Il faut 
reconnaître que le caractère et le style des poèmes varient notable- 
ment suivant les cas. Mais les influences d'école indiquent-elles néces- 
sairement des auteurs différents dès lors qu'on est éloigné des origi- 
nes et que les doctrines de provenance diverse peuvent être considé- 
rées comme assimilées par les esprits? Si nous sommes à une période 
de syncrétisme, comme on nous le dit (p. 176), ces doctrines, quand 
elles ne s'excluent pas, peuvent coexister dans un seul homme et 
s'exprimer à tour de rôle suivant les circonstances. Les observations 
de M. Marty et les comparaisons qu’il poursuit gardent néanmoins un 
intérêt car elles contribuent à rendre les poèmes plus intelligibles, et 
c'est sans doute ce qu'il faut leur demander encore plus que des pré. 
cisions de dates et surtout d'auteurs sur lesquelles l'accord n’est pas 
fait. 

On regrette de ne pas trouver dans l'introduction un bref exposé 
des événements qui sont à l'arrière-plan du livre et auxquels le com- 
mentaire fait souvent allusion. ]1 eut suffi de les énumérer et d'ajou- 
ter quelques indications sur le ministère d'Asgée, de Zacharie et de 
Malachie, sur les missions de Néhémie et d'Esdras et aussi sur les 
rapports des Samaritains et des Juifs au ve siècle. Le nom des Sama- 
ritains, par oubli sans doute, ne figure même pas à la table analytique 
des matières. 


5. — La troisième édition du commentaire des Psaumes de Fr. 
Baethgen, depuis longtemps épuisée, est en voie d'être remplacée dans 
le Gôttinger Handkommentar zum Allen Testament par un ouvrage en- 
tièrement nouveau dù à M. Hermann Gunkel. Le commentaire propre- 
ment dit paraît d'abord et par livraisons successives, l'introduction 
étant réservée pour la fin. Les deux fascicules parus à ce jour con- 
tiennent la traduction et l'explication des Ps. 1 à xzv, ce dernier 
inachevé (1). 

La méthode d'exposition est la suivante. La traduction du psaume 


(1) H. Guxkec, Die Psalmen uberset:l und erklärt, Gottingen, Vandenhoeck 
und Ruprecht, 1925. In-8°, première livraison, p. 1 à 96: deuxième livraison, 
p. 97 à 192. Prix de chaque livraison : 3 marks, 


134 | E. PODECHARD 


“ 


est présentée d'abord avec l'indication, en marge, du nombre d'accents 
de chaque distique ou tristique. De plus en plus en effet on renonce 
pour les Psaumes à répartir le texte en haut des pages au fur et à 
mesure du commentaire: cette disposition avait l'inconvénient de 
trop fragmenter les poèmes; elle ne permettait pas d’embrasser leur 
ensemble, de discerner leurs divisions et leur strophique. — La tra- 
duction ainsi présentée est suivie d'abord d'indications générales sur 
le caractère du psaume, puis (et c’est ordinairement la partie princi- 
pale du commentaire) d'une explication, par groupes de versets, de 
son contenu ou de ses pensées. — L'examen est institué ensuite des 
rapports littéraires ou historiques du poème: il achève d'en donner 
l'intelligence et permet dans un assez grand nombre de cas, sinon de 
le dater, du moins de le situer dans une période de temps plus ou 
moins étendue. — Jusqu'ici, tout lecteur cultivé, même s'il ignore la 
langue hébraïque, aura pu suivre d'ordinaire les développements de 
l’auteur. La partie philologique du commentaire, les notes relatives à 
l'établissement et à l’explication du texte, à la métrique et à la stro- 
phique, viennent en effet en dernier lieu, comme rejetées en appen- 
dice. Cela ne veut pas dire que cette partie de l'ouvrage soit sacrifiée : 
souvent il lui arrivera d'égaler ou de dépasser en étendue l'explication 
des pensées mentionnée ci-dessus. Mais cette disposition paraît pro- 
céder du désir d'atteindre un cercle plus étendu de lecteurs, 

Ce qui caractérise d'abord le commentaire, c’est l'abondance de ses 
renseignements, L'auteur, qui n'ignore rien de l'exégèse de langue 
allemande (hors de [à, seul Briggs est assez souvent cité), note régu- 
lièrement les positions ou les suggestions des divers critiques. Mais 
il suit sa voie propre, dans laquelle le souci de l'interprétation histo- 
rique et réelle tend à contrebalancer les préoccupations d’ordre pure- 
ment littéraire ou critique. L'histoire des littératures et des religions 
de l'Orient lui fournit de nombreuses explications. Souvent il em- 
prunte aux textes ou usages assvro-babyloniens et égyptiens. A ces 
divers points de vue, son commentaire est d'une incontestable richesse. 

D'autre part M. Gunkel semble vouloir éviter certaines vues trop 
systématiques. Il n'a aucune faiblesse pour la théorie du moi collectif 
dans les Psaumes. En métrique, il se borne le plus souvent à consta- 
ter les faits, sans manifester heaucoup de souci d'ésaliser les vers et 
surtout les strophes, ce qui ne veut pas dire qu'il ne prenne aucune 
liberté avec le texte. Au Ps 1° par exemple, un mot est enlevé à cha- 
cun des membres du v.3 ab plutôt que d'y reconnaitre des vers de 
3 +2 accents. Au Ps 11, pour lequel l'interprétation eschatologique 
est rejetée en faveur de l'interprétation historique, le v. 3 « est retran- 
ché et le v. 7 devient par suppressions et correction: 


CHRONIQUE BIBLIQUE 133 


Il m'a dit : « Je te prends sur mon sein, 
moi-même je t'ai aujourd'hui engendré ». 


Le début du Ps. vur est corrigé d'une facon qui paraît très contes- 
table : 


Jahvé, notre Seigneur, que magnifique est ton nom, 
sur la terre ta magnificence, ta splendeur dans le ciel! 


Le caractère composite des Ps. xix, xxvir et xL est reconnu, mais 
toute division des Ps. vis et xx11 est exclue. Les théories strophiques 
de Zenner et de ses adhérents sont passées sous silence, Assez sou- 
vent on note que tel psaume ne comporte pas de strophes régulières 
et égales, 

L'auteur s'appuie, pour fixer les dates, sur des conceptions du déve- 
loppement de la littérature hébraïque qui ne manquent pas d'intérêt, 
mais qu’il serait prématuré de dégager ; lui-même sans doute en fera 
la synthèse dans son introduction, à laquelle d'avance il renvoie sou- 
vent. Il s'appuie moins sur les considérations philologiques. La pré- 
sence d'aramaïsmesen particulier n’interdit pas de reporter un psaume 
avant l'exil. Un certain nombre de psaumes ne sont pas datés et pour 
plusieurs (Ps. x111, xvu, xxvn B, xxxv) on déclare qu’il est impossible 
de fixer une époque. Sont d’après l'exil les Ps. xv, xzut-xLnt, xiv. Le 
Ps. ix-x appartient à la période persane, qui en ce qui concerne la 
composition des psaumes est qualifiée de tardive. Sont tardifs les 
Ps. 1, xxIH1, XXVII À, XXXIV, XXXVI. Le Ps. xxir est postérieur aux pro- 
phètes. De l'époque des rois, mais non des premiers, est le Ps. 11 : le 
Ps. xx est des derniers. Le Ps. xvut date des derniers temps de Juda 
et fut composé peut-être sous le règne de Josias. Les Ps. vur, xix À, 
xx1, xxXvI sont antérieurs à l'exil. Le Ps. xvi est relativement ancien, 
peut-être cependant postérieur à l'exil. Sont très anciens le Ps. xx1x 
et le Ps. xxiv, 7 ss.: lors de la composition de celui-ci l'arche existe 
encore, mais les portes du temple sont déjà antiques, ce qui exclut 
au moins les règnes de David et de Salomon. Aucun psaume n'est 
attribué à David et son nom est formellement rejeté pour les Ps. 1m, 
Y, XVII, XXI, XXII, XXIV, XXXIV. Pour exclure, à propos du Ps. xxiv, 
75s., la translation de l’arche sur le mont Sion (II Sam. 1v), M. Gun- 
kel note que l’histoire littéraire (on pensera naturellement à Nombr. x, 
35 s.) fait plutôt songer, comme occasion du chant, à une solennité 
qui se renouvelait périodiquement. Mais si tant est qu'une cérémonie 
périodique, aussi solennelle qu’on voudra, corresponde suffisamment 
au contenu des vv. 7 et 9, épuise-t-elle vraiment le sens des vv. 8 et 10, 
explique-t-elle seulement la question et la réponse qui y sont faites ? 


136 E. PODECHARD 


Il y aura lieu de revenir sur cet ouvrage. Mais ce qu'on en connaît 
déjà oblige à dire que par la richesse de son information et par les 
lumières nouvelles qu’il jette sur de nombreux problèmes, il doit inté- 
resser quiconque fait une étude scientifique de la Bible et qu'il est 
impossible de n’en pas tenir compte dans une étude sérieuse des 
Psaumes. 


6. — Le R. P. Médebielle a voulu suivre l’idée d’'expiation dans tout 
l’Ancien Testament, en vue d'appliquer à la rédemption du Christ la 
notion ainsi acquise (1). L’expiation est étudiée d'abord dans le sacri- 
fice, soit prémosaique, soit surtout lévitique. Les rites des sacrifices 
expiatoires sont décrits et leur symbolisme expliqué ; puis les rites 
de la fête de l’expiation sont à leur tour interprétés. Le sacritice est 
conçu comme étant avant tout un tribut, l'offrande de la vie par l'effu- 
sion du sang, et il implique une substitution de la victime à l'homme. 
Mais cette victime ne devient pas la nourriture de Yahveh. Les anthro- 
pomorphismes qu’on peut relever cà et là ne doivent pas donner Île 
change à cet égard ; il faut interpréter les expressions, même réalistes, 
en fonction de la doctrine par ailleurs connue; elles ne sont certai- 
nement que des métaphores pour les « hommes de Dieu » et « si les 
docteurs parlent comme le peuple, pourquoi le peuple n'aurait-il pas 
pensé comme les docteurs ? » (p. 117). On concède cependant que les 
termes employés, qui appartiennent au vieux fonds des langues sémi- 
tiques, conservent peut-être la trace des erreurs primitives. Le culte 
des morts et le totémisme, dont on ne saisit d’ailleurs aucun vestige 
dans l’histoire du peuple bébreu, n'ont pas davantage donné naissance 
au sacrifice. Mais l'effusion du sang a pour but d’attester que la vie 
vient de Dieu et qu'à lui seul appartient le droit de vie et de mort. De 
méme l'union de l'homme avec Dieu, comme celle de l'homme avec 
l'homme, se fera par le symbolisme du sang : « L'idéal ici encore 
serait de la part du fidèle de s'ouvrir les veines pour répandre son 
sang devant Dieu » (p. 1437). Mais, comme dans les rapports des hom- 
mes entre eux, le sang des victimes est substitué à celui du fidèle 
dans ses relations avec la divinité. 

En dehors du sacritice, l'expiation s'opère par la souffrance du juste. 
Un chapitre préliminaire est consacré à l’inlercession des justes en 
faveur des coupables, et à ce sujet on nous parle de «prière expia- 
toire » (p. 16%), de la solidarité entre les membres du peuple et entre 
les générations successives. À ce propos on défend Ezéchiel, le prédi- 


(1) A. MÉDEBIELLE, L'erpiation dans l'Ancien el le Nouveau Testament. — 1. 
L'Ancien Testament, dans Scripta Pontificii Instituli Biblici, Rome, Institut 
Biblique Pontifical, 1924. [n-S° de 307 p. 


CHRONIQUE BIBLIQUE 137 


cateur de la responsahilité individuelle, d’avoir été un révolution- 
naire. Il n’a ni créé l'individualisme, ni détruit la solidarité. Mme 
d’après le code de l'Alliance, les enfants ne subiront Je châtiment 
mérité par les fautes de leurs parents que s'ils ne se dérobent pas à la 
contagion de ces fautes. Avant d'entrer dans la question de la souf- 
france du juste pour le pécheur, l'auteur nous rappelle encore que 
pour les Israélites le malheur « ne pouvait ètre que le châtiment du 
péché et la manifestation de la colère de Dieu» (p.187). Puis il s'étend 
longuement sur le portrait, tracé par Isaïe, du Servileur de Yahveh 
souffrant et mourant pour les péchés de son peuple. Le Serviteur est 
un personnage individuel et son expiation a pour objet le monde 
entier (p. 226) Ce personnage n'est autre que le Messie. — L'ouvrage 
se termine par un chapitre sur la souffrance et un autre sur le Messie 
souffrant dans la théolouie juive. 

Le R. P. Médebielle ne manque pas d'information. S'il n'accepte 
pas les théories critiques, ce n'est pas qu'il les ignore. C'est très déli- 
bérément que tout en tenant coinpte de la distinction des documents 
dans le Pentateuque, il maintient son authenticité mosaïque, « du 
moins quant à la substance » (p.116). Il reconnait d’ailleurs que plus 
d'un article de la législation du Sinaï a pu longtemps rester lettre 
morte (p. 21). C’est le cas en particulier pour les ordonnances rela- 
tives à l’unité d’autel et à l'interdiction des hauts lieux (p.13) : Samuel 
par exemple offre des sacritices lantôt en un lieu, tantôt en un autre 
(p. 17). De même le systéme sacriticiel des patriarches s'est maintenu 
longtemps après eux, l'holocauste tenant lieu de sacrifice expiatoire. 
L'auteur est écalement informé des religions anciennes et il a recours 
aux usages assyro-babyloniens et égyptiens pour expliquer certains 
usages israélites. Il voudra, à la suite de M. Dussaud, s'appuyer sur 
les sacrifices phéniciens en vue d'établir le caractère ancien du sacri- 
fice pour le péché et l'antiquité du rituel lévitique en général. Il pui- 
sera entin aux sources talmudiques et de ce chef ses deux derniers 
chapitres auront leur intérêt. L'ouvrage est d'ailleurs bien composé ; 
l'exposition est le plus souvent nette et ordonnée. 

Mais l'auteur n'échappera pas aux critiques des historiens. On 
regrettera que trop souvent il ne soit pas allé au fond des questions 
_et que par suite il n'ait pas toujours fait œuvre historique. C'est ainsi 
par exemple qu'il n'a pas su ou voulu remonter jusqu'aux origines 
des rites, dont le symbolisme dut ètre assez simple au début. Qu'est- 
ce qui se passait au juste dans l'esprit, l'imagination et la sensibilité 
de ceux que nous aimons à appeler des primitifs ? Qu'éprouvait leur 
sens religieux, si réaliste et si vif? Le terme de sainteté, que l'auteur 
emploie en des sens assez divers, n'est jamais éclairci : quel concept 


138 E. PODECHARD 


recouvre-t-il? S'il était bien compris, ne s’expliquerait-on pas mieux 
la sainteté de la victime dans le sacrifice expiatoire (p. 57), sainteté 
qui dans un système purement logique semble paradoxale ? 

A s’en tenir même à la religion mosaique, les interprétations qui 
sont vraies pour une époque le sont-elles pour tous les temps ? Les 
explications de la Michna valent;elles toujours, et les rabbins voyaient- 
ils les choses comme les Hébreux du temps des Juges ? Les concepts, 
comme les rites, nous sont présentés sur un seul plan, identiques à 
l'origine et à la fin. Aucun progrès ne s'est réalisé à cet égard au 
cours de plus de mille ans. Les idées sont restées immobiles, alors que 
la révélation se continuait. Et pourtant, dans le Christianisme, même 
la révélation achevée, les idées ne se développent-elles pas? 

Dans son interprétation de la religion mosaïque, on a plus d'une 
fois l'impression que l’auteur idéalise le passé. A voir quels sentiments 
il prête aux anciens, on se demande s'il reste une distance entre Juifs 
et chrétiens, sauf que la rédemption est aujourd'hui un fait accom- 
pli. Et parfois même il semble presque que les Israélites valaient 
mieux que nous. On ne veut certes pas nier que les sacrifices par 
exemple aient été l'expression de sentiments religieux même très 
élevés et que leur interprétation ait pu être familière à ceux qui en 
usaient. Sans ce « mysticisme » il n’y eût pas eu de religion et la pra- 
tique n'eût pas duré. Mais plus d'une fois, ce que nous trouvons dans 
ce livre, c'est le sacrifice vu et senti par un chrétien, ce n’est pas le 
sacrifice vu et senti par un Juif et auparavant par un Hébreu et plus 
anciennement encore par un primitif. Sans doute l’auteur a-t-il voulu 
dégager ce qui apparaît comme essentiel ou permanent sous la forme 
du sacrifice, et à ce point de vue son œuvre n’est pas à blâmer. Mais 
s'il a bien retenu ce qui demeure, il n'a pas toujours su discerner ce 
qui passe. I] lui est arrivé de noyer les idées et les sentiments anti- 
ques sous le flot des idées et des sentiments chrétiens avec une abon- 
dance vraiment oratoire. Il eût servi tout aussi bien la vérité chré- 
tienne en reconstituant exactement la vérité historique. 

À projeter ainsi dans l'Ancien Testament certaines idées et certains 
sentiments chrétiens, on aboutit aussi parfois à des conciliations opti- 
mistes et faciles, par exemple au sujet de la solidarité qui selon les 
conceptions antiques existait, devant Dieu et devant les hommes, 
entre les membres d'une même famille ou entre un coupable et ses 
descendants. On lit äla p. 4739: « L'extension du châtiment coincide 
avec la sphère familiale où a coutume de s'exercer l'influence directe 
des parents : si les enfants se dérobent à la contasion, ils échapperont 
aussi à la verge ». Et en note : « Les fils sont punis à cause de leurs 
parents quand ils persistent dans la désobéissance dont ceux-ci ont 


CHRONIQUE BIBLIQUE 139 


donné l’exemple ». Ces propositions ne sont pas à critiquer en elles- 
mêmes, mais elles constituent une interprétation chrétienne de textes 
et de pratiques qui ne le sont pas: il suffit de lire [ Sam xx1, 1-14 
pour s’en convaincre. 

À un point de vue un peu différent, on écrit à la p. 183: « En vain 
le roi Josias, docile aux instructions de Jérémie, sert le Seigneur de 
tout son cœur ; les crimes de Manassé pèsent plus lourd que la sain- 
teté de Josias : le roi impie avait entrainé dans son apostasie la masse 
de ses sujets, tandis que la réforme du pieux monarque n'amena 
qu'une conversion superlicielle ». Encore eût-il été bon d'indiquer 
comment ces affirmations se concilient avec le récit de la conversion 
très sincère de Manassé dans les Paralipomènes (II Par. xxxn1, 12-17), 
récit qui se termine justement par cette constatation que le peuple, 
docile aux dernières inspirations de ce roi, « sacriliait bien encore 
sur les hauts lieux, mais seulement à Yahveh son Dieu ». 

Au sujet de la rétribution future, à côté d’autres observations qui 
. sont appuyées sur des textes, on lit: « Les Juifs entendaient bien que 
la justice divine ne se bornait pas aux rétributions d'ici-bas. Sachant 
que l'âme est immortelle, ils comprenaient que l’âme du juste conti- 
nuait d’être chère à Dieu par delà la tombe, comme celle de l’impie 
demeurait l'objet de sa haine, Récompense et châtiments se prolon- 
geaient donc dans l'au-delà ». Pourquoi l'auteur, qui n'ignore pas 
quelles divergences s’affirment sur ce point, n'a-t-il muni ces asser- 
tions d'aucune référence ? 

La même facilité superficielle se fait jour, ici où là, dans la question 
du Serviteur de Yahveh. On voile les difficultés ou on exagère les 
preuves. On affirme, et avec raison, que la tradition chrétienne a 
interprété du Messie, au sens littéral, le chapitre Lire d'Isaie (p. 203 s.). 
Mais on a écrit auparavant (p. 197) : « Entre ce fragment et les trois 
précédents l'unité est visible ». Or, des Pères et des théologiens de 
premier ordre, saint Thomas par exemple, n’ont interprété du Messie 
tel ou tel des trois premiers chants qu'au sens figuré. N'eñt-il pas été 
bon d'expliquer comment le même Serviteur, au quatrième chant, est 
le Messie seulement, tandis que dans tel ou tel des trois premiers il 
représenterait d'abord un personnage historique ? Plus loin (p. 270) 
on ne craint pas d'affirmer : « Toutes les prérogatives du Messie glo- 
rieux sont assignées au Serviteur martyr. Les prophètes confèrent au 
Messie la mission de faire résner la justice sur la terre (Is. x1 2, 4-9): 
or le Serviteur justifiera les multitudes et par lui prospèrera l'œuvre 
de Yahvéh (Is. Lit, 10-11). Le Messie est le roi des nations ? Le Servi- 
teur aussi : les nations pour qui il fut d'abord un objet d'horreur, ne 
pourront se défendre d'admiration pour lui, les rois garderont, ravis, 


440 E. PODECHARD 


le silence ; les grands de la terre lui rendront hommage et les foules 
seront son butin » (Is. Lu, 13-15; Lui, 12), Pour ce dernier texte, le 
R. P. Médebrielle adopte la traduction : « C'est pourquoi je lui don- 
nerai pour sa part des multitudes, il recevra des foules pour sa part 
de butin ». Bien qu’il y ait plus d’une manière de posséder des multi- 
tudes, on pourrait voir dans ces deux propositions une affirmation 
de la royauté du Messie et il n’y aurait rien à redire si l’auteur faisait 
œuvre de théologien et se fondait sur la Vulsate, Mais il entend bien 
faire œuvre d’historien et en appelle au texte hébreu. Or la traduction 
qu'il reproduit est fort discutable. Ceux qui l’ont reprise au cours des 
dernières années n'ont pas même essayé de la justifier au point de 
vue grammatical et philologique. M. Touzard, que le R. P. Médebielle 
aime à citer, s'est bien gardé de l'adopter (1) : il a trop le respect de 
la langue hébraique. Tel qu’on l'entend cominunément, le texte impli- 
que seulement que fe Serviteur « aura une puissance, une influence 
pareilles » à celles des grands et des forts. Quant aux vv. 13-15 d'Is. Lu, 
on peut en effet les résumer dans la proposition : « Les grands de la 
terre lui rendront hommage ». Mais on ne saurait trouver dans cette 
formule une preuve de la royauté du Messie qu'en jouant sur les mots: 
l'hommage que recevra le Serviteur est celui de l'admiration, ainsi 
que traduit le R. P. Médebielle lui-même à 111, 15 ; ce n'est pas celui 
de la vassalité, encore moins de la sujétion. Enfin d'après Is, xt, 2-4, 
le Messie doit sauvegarder les droits des petits et des humbles, tandis 
que selon Liu, 10-41, le Serviteur, par ses souffrances, justifiera un 
grand nombre d'hommes: qui ne voit qu'ilne s’agit pas de part et 
d'autre de [a même « justice » et que les moyens de la « faire régner » 
sont différents? Il est vrai qu'Is. x1, 9 aflirme qu’ « on ne fera point 
de mal et on ne causera point de dommage sur toute ma montagne 
sainte », mais encore n’y a-t-il pas lieu ici, comme dans 1ani, 10-141, 
de justifier des coupables en expiant leurs fautes, puisqu’au contraire 
les habitants de la montagne sainte se garderont de tout péché. En 
somme, du malheureux texte du R. P. Médebielle cité plus haut on 
est obligé de dire qu'il contient autant d'à peu près, sinon d'équivo- 
ques, que d'essais de preuves. Pourquoi ne pas reconnaître simplement 
que la prophétie du Serviteur souffrant, en elle-même, laisse dans la 
pénombre, sans l’exclure aucunement, la royauté proprement dite du 
Messie, tout comme les prophéties messianiques en général laissent 
de côté la perspective des souffrances du Christ? Les chants du Servi- 
teur en seront-ils moins beaux? Sera-il moins évident qu'ils n’ont 
trouvé leur accomplissement qu'en Jésus-Christ ? 

Les fautes d'impression sont assez nombreuses dans ce volume et 


(1) Revue Biblique, 4920, p. 41. 


CHRONIQUE BIBLIQUE 441 


elles ne sont pas toujours sans inconvénient. P. 236, n. 2, lire en 
premier lieu : Rev. Bibl., 1895. Le nom de M. Bricout est devenu Bri- 
court partout où il est cité: p. 120, n. 3 de la page précédente ; p. 180, 
n. 3, et à la table des auteurs. P. 137, au lieu de : « Le sang des vic- 
times substitue aussi celui du fidèle », écrire : « remplace aussi celui » 
ou « est substitué aussi à celui du fidèle ». 


1. — Quelles ont été, aux diverses époques, les dispositions et les 
doctrines dominantes en Israël à l'égard des nations étrangères; com- 
ment on a conçu les rapports mutuels de Yahveh et des peuples ; sur- 
tout que devait être dans l'avenir la religion d'Israël pour le reste de 
l'humanité ? C'est à ces questions que M. Causse (1) s'est proposé de 
répondre et il a parcouru à cet effet les différentes périodes de la vie 
d'Israël et les livres dans lesquels ont été consignés ses sentiments et 
ses pensées. 

Aux origines Yahveh est le Dieu d’un clan, puis un Dieu nationalet 
par conséquent local. Sa cause s’identifie avec celle de son peuple : il 
le défend dans la guerre et lui accorde la prospérité dans la paix. 
Mais il est avant tout le Dieu juste et il ne favorisera son peuple que 
si celui-ci pratique la justice. Le « jour de Yahveh » sera donc un 
jour de châtiment pour Israël coupable. Telle est la doctrine des pro- 
phètes et d’Amos le premier. Pour Isaie Yahveh est le Dieu « saint » : 
il fera justice de son peuple comme des autres, car c'est lui qui les 
dirige, les élève et les abat. Le triomphe de Yahveh ne se fera pour- 
tant pas sans la restauration d'Israël sous le règne du Messie, roi juste 
et pacilicateur ; mais les nations elles-mêmes auront part au salut et 
et viendront adorer Yahveh dans son sanctuaire. Telles sont les espé- 
rances d'Isaie, de Saphonie et de Jérémie. Avec ce dernier s'atflirme en 
outre l'individualisme religieux, le divorce entre le nationalisme et 
la religion : celle-ci devient affaire individuelle et spirituelle. 

Mais c'est le « second Isaie » qui ouvre les grandes perspectives. Les 
Achéménrdes réalisent le premier empire universel et Flidée d’un 
Dieu suprème se répand un peu partout. Alors le second Isaïe annonce 
Yahveh Dieu unique et Dieu de toutes les nations. Son regard ne se 
borne pas, comme celui des anciens prophètes à la Palestine et à 
ses voisins, il va aux peuples lointains et jusqu'aux « iles » : la pensée 
religieuse s'agrandit en même temps que l'horizon géographique. Non 
pas que le prophète ait créé le monothéisme. Mais il la strictement 
formulé, l'a mis en rapport avec l'action créatrice et le gouverne- 
ment des peuples, et en à tiré les conséquences, par exemple le néant 

. 

(4) À. Causse, Israël et la vision de l'humanité, Strasbourg et Paris, Istra, 

1924. In-8° de 152 p. Prix : 8 fr. 


142 E. . PODECHARD 


des autres dieux. Israël, glorifié par Yahveh, va devenir son témoin 
dans le monde, le propagateur de la « justice » et le sauveur des 
nations. | 

Bien que le « troisième Isaïe » réagissecontre l’exclusivisme du Code 
sacerdotal, le particularisme Juif l'emporte avec Esdras et Néhémie, et 
le Chroniqueur est un « clérical consciencieux ». Mais une réaction 
nouvelle exprime dans le Psautier la tendance idéaliste et universa- 
liste : les paiens viendront à Yahveh et de tout cœur on les appelle. 
De leur côté les livres de sagesse ignorent le nationalisme. Leur doc- 
trine est humaine plus que juive. C'est un moralisme sans piété, un 
peu froid et utilitaire, doctrine d'une élite seulement. La masse reste 
légaliste et fermée, comme on le voit par le livre d'Esther. Cette 
étroitesse et cet égoïsme sont combattus avec ironie mordante par Île 
livre de Jonas. + 

Après les conquêtes d'Alexandre, le judaisme menacé par l’hellé- 
nisme se concentre encore une fois sur lui-mème. L’hellénisme n’a 
pas exercé d’abord d'influence sur la littérature, ni sur Qohéleth, ni 
même sur Ben Sira; tout au contraire, dans celui-ci, la sagesse tend à 
se nationaliser et à s'identifier avec la thora. Mais au début du second 
siècle, l’hellénisme exerce une influence religieuse par le fait des nova- 
teurs de l'aristocratie sacerdotale, puis d’Antiochus Epiphane lui- 
même. D'où une réaction nationalisle avec Daniel dans la littérature 
et les Machabées dans la politique. Bientôt ceux-ci étendront le 
Judaïsme et l’imposeront par la violence. Les piétistes cependant ont 
toujours les yeux tournés vers l'avenir et les voyants annoncent les 
temps nouveaux. La littérature apocalyptique se classe en deux grou- 
pes, l'un dans lequel le nationalisine prédomine, le Messie devant 
courber les nations sous le joug et glorifier son peuple dans le cadre 
palestinien (Hénoch ancien, Jubilés, Psaumes de Salomon), tandis que 
lPautre incline à l’universalisme et à une eschatalogie transcendante : 
le monde nouveau sera inausuré par la ruine du monde présent, l'élé- 
ment moral l'emporte sur l'élément national, et la résurrection est 
suivie du jugement et d'une rétribution personnelle (Paraboles d'Hé- 
noch, Testamment des douze Patriarches). : 

Dans la diaspora, la doctrine universaliste tend à se réaliser par les 
faits. Les synayouues deviennent des centres d'attraction et groupent 
autour d'une religion sans culte des prosélyles qui sont surtout des 
Syriens et des Asiates. Deux livres ont pour but d'attirer l'attention 
du monde païen sur le Judaïsme. Le livre troisième des Oracles sybyl- 
lins annonce le vrai Dieu et son jugement sur le monde : la Grèce le 
Je reconnaitra, lui offrira des sacrifices et en sera bénie. Le genre 
humain tout entier se convertira à la voix des Juifs, ses prophètes, et 


CHRONIQUE BLIBIQUE 143 


se groupera autour d'eux. La Sagesse de son côté dénationalise l'Ancien 
Testament et met en lumière sa valeur universelle. Il n'est plus ques- 
tion de rassembler les nations autour de Jérusalem, mai+ d'établir le 
règue de la Sagesse dans un monde auquel les Juifs révèleront la 
lumière de la Loi. En fait c'est dans le Christianisme que l’universa- 
lisme religieux devait se réaliser tandis que le Judaïsme finit dans la 
réaction lalmudiste. 

Bien que cet ouvrage ne contienne rien de bien nouveau, il sera 
cependant utile parce qu'il groupe autour d'une idée essentielle, en 
vue d'en montrer le progrès ou les reculs, tout un ensemble de faits 
ou d’écrits dont on comprendra mieux la portée et le sens après l'avoir 
lu. Il touche à nombre de questions, relatives à l'histoire et à la litté- 
rature d'Israël, qu'il n'avait pas à résoudre mais qu’il suppose avoir été 
résolues. Les solutions adoptées sont en sénéral celles de la critique, 
parfois avec une tendance plus conservatrice, par exemple quand il 
s’agit de l'authenticité de tel ou tel texte d'Isaie ou de Jérémie. L’expo- 
sition est un peu lâche et oratoire. Les formules précises et différen- 
ciées manquent. On en choisit quelquefois de très modernes, qui ont 
l'avantage d'exciter l'intérèt, comme lorsqu'on écrit que le Chroniqueur 
est un « clérical cousciencieux », mais qui n’éclaireront peut-être pas 
beaucoup le lecteur et risquent mème de lui laisser des idées fausses, 
tant est grande la différence des temps et des états sociaux. H ne fau- 
dra pas non plus exiger de l'auteur une exactitude absolue dans tous 
les détails, ou si l'on veut, sa faron de les concevoir sera discutable. 
Ainsi dans la troisième partie d'Isuïe, il mélange un peu tous les textes 
en vue de les expliquer ou de les concilier, alors que tous ne se réfè- 
rent pas à la même époque ou aux mêmes circonstances ; il exagvre le 
« monothéisme idéaliste » de LXVI, 1, qui ne doit pas conserver le 
temple de Jérusalem. Dans la seconde partie, au sujet des chants du 
Serviteur, il se montre très hésitant et sa tendance à vouloir accorder 
des textes qui n'ont ni le même objet ni le méme point de vue, l’en- 
traine à prêter au prophète des conceptions très vagues ou mème 
contradictoires. Entin puisque l'auteur a noté des signes de parenté 
entre la sagesse Juive ct la sagesse ésvptienne, qu'il soit permis de 
signaler au lecteur «l'Enseignement d'Amen-em-ope » publié et tra- 
duit en 1923, inais dont les rapports avec les Proverbes ont surtout été 
mis en lumière en 1924, à une date où l'ouvrage de M. Causse était 
déjà imprimé. | 


E. PopEcuarop. 


”. 


COMPTES RENDUS 


Dr Johann Enner, Die leibliche Himmelfuhrt Mariä historisch-dogmatisch 
nach ihrer Definierbarkeit beleuchtet. Ratishonne, 1921. In-18 de 64 p. 

— F. X. Gonrs, C. SS. R., Définibilité dogmatique de l'Assomption corpo- 
relle de la Très Sainte Vierge. Réfutation d'une récente brochure 
allemande. Esschen (Belgique), librairie S. Alphonse, 1924. In-8 de 
102 p. Prix: 4 fr. 50. 


Encouragés par la promulgation dogmatique de l’Immaculée Con- 
ception de la Vierge, beaucoup souhaitent que l'Eslise couronne cette 
œuvre de glorification mariale en définissant le privilège de son 
Assomption. Ce qui pose périodiquement devant les théologiens le 
problème théorique de sa délinibilité. 

1. À cette question la brochure du Dr Ernst a pour but de donner, 
au nom des règles qui président à la théologie fondamentale, une 
réponse nésalive. La tradition est ici la seule preuve péremptoire. 
Or elle serait insuftisante dans le cas, « parce que, considérée au point 
de vue de l'espace et du temps, elle n’est pas absolument universelle 
et sans lacunes, parce qu'elle ne se laisse pas suivre jusqu'aux pre- 
miers temps du christianisme et n'est pas certifiée d'une manière 
assez authentique, parce qu'elle n'atteste pas du tout l'Assomption 
corporelle comme un fait absolument ferme et certain ou du moins 
pas comme un élément constitutif du dépôt » (p. 10). 

Dans cette thèse complexe, on apercoit un double arwument: argu- 
ment historique basé sur le silence de l'ancienne Eglise relativement 
au fait de l'Assomption,; argument théologique établi sur la qualité 
mème de l'adhésion que l'Eglise donne ensuite à cette croyance. On 
sait depuis longtemps que les premieres attestations connues de 
l’Assomption ne remontent pas plus haut que le v° siècle, qu'elles 
sont accompaunées de récits absolument léwendaires sur les circons- 
lances du Transitus Mariae, qu'au moyen âge le martyroloze d'Usuard 
avouait envore l'ignorance de l'Eglise sur ce point. Sans ajouter de 
pièces nouvelles à ce dossier, le Dr Ernst en conclut que cette longue 
obscurité et ces doutes persistants excluent l’idée d'une tradition 
apostolique. 

I est plus neuf lorsqu'il démontre par de nombreux témoisnages, 
qui s’échelonnent depuis le pseudo-llilefonse au vint siècle et saint 


COMPTES RENDUS 145 


Thomas au x1m° jusqu à Suarez et à Renoït XIV, que les théologiens 
les plus favorables à l'Assomption ne donnent jamais cette doctrine 
comme appartenant à la foi, mais la rattachent seulement à la caté- 
gorie des « pieuses croyances ». Ce qui interdirait, à son sens, d'y 
voir une partie du dépot. Il est classique, en effet, que, pour bénéficier 
de la tradition dogmatique, une doctrine ne doit pas seulement être 
enseignée de fait, mais expressément incorporée au trésor de la foi. 

Appuyée sur une incontestable érudition, soutenue par une dialec- 
tique visoureuse, cette thèse a le défaut de ne faire jamais entrer en 
ligne de compte le principe du développement. Car il faudrait prou- 
ver que le silence avéré de l'ancienne Eglise est incompatible avec 
l'idée d'une révélation implicite, que l'appréciation des théolngiens 
médiévaux et autres sur le caractère de cette doctrine ne peut pas 
être légitimement dépassée par un progrès ultérieur de l'analyse. 
Mais, si l’auteur ne réussit pas à justifier d’une manière absolue 
l'exclusive qu'il élève contre la définibilité de l’Assomption, son étude 
a le double avantage de serrer très méthodiquement le problème et 
par là-même de bien marquer, jusqu'en l'étroitesse de sa critique, 
les points sur lesquels doit porter l'effort des théologiens qui en 
espèrent une meilleure solution. 

Le P. Godts entreprend de répondre au Dr Ernst. Dès les premières 
pages de sa brochure, il lui reproche de ne point se placer « parmi ces 
mariologues ardents qui ont pour devise : De Maria nunguam salis, ou 
encore : De Deipara totum quod est optimum ». Par où il énonce évidem- 
ment son propre idéal. En effet, ce qui chez l'auteur allemand était un 
problème technique, traité suivant le canon d'une méthode rigide 
mais exigeante, devient chez le théologien belge affaire de piété et de 
bon esprit. 

Dès lors, le Dr Ernst est suspect de vouloir ruiner la foi en l’'Assomp- 
tion. Sa tentative est qualitiée d’« erreur satanique » et ses arguments 
de pitoyables sophisimnes (p. vi-vu), tandis que Îles théologiens favora- 
bles à la détinibilité sont nécessairement éminents et leurs thèses 
aussi savantes qu'admirables. Est-il besoin de dire que des simplifica- 
tions aussi sommaires ne devraient pas être de mise en matière sérieuse 
et que les gros mots sont faits a priori pour discréditer l’auteur qui 
croit pouvoir s'en faire une arme ? On ne saurait trop regretter que 
le P. Godts fasse dévier sur le terrain de cette médiocre polémique 
une discussion digne à tous égards de retenir l'attention des théolo- 
giens. 

Aussi bien rien n’est-il plus faible que sa position personnelle dans 
e débat. Il affirme sans doute l'obligation de recourir à « la belle regle 
du progrès et de l’évolution de la doctrine chrétienne » (p. 20}, mais 


Revue oes Scixces neuic., t, VI, 1926. 10 


146 COMPTES RENDUS 


sans jamais fournir la moindre précision sur les modalités de son appli- 
cation dans-le cas présent. Sa principale ressource est évidemment la 
tradition ; mais n'est-il pas quelque peu hardi de la proclamer avec 
éclat unanime et perpétuelle quand on laisse subsister à sa base une 
lacune de cinq siècles sans aucun effort pour la combler ? A son ori- 
gine, le P. Godts postule comme de juste une révélation apostolique, 
mais sans éprouver le besoin d'indiquer aucun texte ou fait qui en 
garantisse l'existence. D'une démonstration ainsi conduite le moins 
qu'on puisse dire, c'est qu’elle n'atteint pas le minimum d'exigences 
auxquelles on peut s'attendre en pareil sujet. 

Il est vrai que l’auteur fait plus de confiance au « bon sens des 
masses » qu'aux enquêtes sévères de la théologie et que les raisonne- 
ments des docteurs pèsent pour lui d’un moindre poids que lesintui- 
tions des laïques, promués d'emblée au rang d’« instinct divin » (p. 16, 
cf. p. 31). Ce qui serait, sous prétexte de mysticisme, l’abdication de la 
science sacrée. Pourquoi faut-il cependant que le cas de l'Assomption 
ait le privilège de prédisposer trop de théologiens à des capitulations 
de ce genre? C'est aussi à un « instinct divinateur » de l'Eglise que se 
réfère le P. Noyon pour pallier les insuffisances de la tradition écrite 
en cette matière. (Art. Marie, dans le Dict. apologétique de la foi, fasc. 
xur, col. 284, cf. 283 et 322). Dans les Études du 5 août 1993, p. 265, on 
retrouve encore « l'instinct surnaturel », qui devient, pour la circons- 
tance, « un rayon émané de la lumière évangélique ». Au regard de la 
méthode théologique, il est permis de trouver dangereux ce recours 
systématique à l'irrationnel, sans compter que rien n’est assurément 
mieux fait pour donner aux adversaires l'impression d’un insurmon- 
table embarras. 

Pour donner à la doctrine de l’Assomption un fondement sérieux, 
il faut de toute évidence, des arguments moins sujets à caution. Le 
P. Godtsétait sur la voie quand il l'assimilait à « ces vérités contenues 
en guise de semences dans d'autres plus générales » (p. 89. Ce qui 
l’'eût conduit logiquement, comme déjà le P. Mattiusi, Utrum corporea 
Vürginis Assumptio ad fidei catholicae depositum spectel, Aquipendii, 1922, 
p. 43-46, au lieu de maintenir sans preuves une révélation explicite, à 
l'idée plus souple de la révélation implicite que constituent les données 
communes de la foi sur la sainteté personnelle et le rôle surnaturel 
de Marie, Il est diflirite de voir par quel moyen plausible on pourrait 
sans cela rattacher l'Assomption au dépôt tradionnel. 

Mais ce lien est-il de ceux qui autorisent une définition de foi ou 
seulement les inductions de la piété ? La question reste ouverte et pré- 
seute assez de diflicultés pour qu'on en doive laisser la snlution au 
jugement de l'Eglise, qui seule a mission de dire ici le dernier 


COMPTES RENDUS 147 


mot. Aux théologiens sied évidemment la discrétion quand ils assu- 
ment, suivant l'expression de M. Bainvel, Marie mère de yräce, Paris, 
1921, p. 48, le rôle d’ « aider le Saint-Esprit ». 

J. RIVIÈRE. 


J. pe Guecuixck, É. DE BackER, J. Pourexs, G. LEsaicoz, Pour l'histoire 
du mot sacramentum. X. Les Anténicéens, Louvain et Paris, 1924 (fasc. 
3 du Spicilegium sacrum Loraniense). In-8° de x-392 p. 


Rien n'est plus intéressant que d'étudier en philologue le développe- 
ment sémantique d’un mot, que de rechercher ses origines et d'essayer 
une histoire des significations diverses qui, dérivant du sens primitif, 
aboutissent aux applications les plus inattendues, parfois les plus 
déconcertantes. Ce travail les lexicographes le font sommairement 
pour tous les vocables qu'ils rencontrent selon l'ordre alphabétique. 
Pour utiles qu'elles soient, leurs enquêtes ne peuvent jamais être que 
rapides et partant inexactes. Car c'est ici surtout que la règle de 
Descartes relative aux dénombrements complets doit trouver son appli- 
cation. Comment retracer l'histoire complète d'un mot, établir la 
filiation historique et logique de ses diverses acceptions, si l'on n'est 
pas certain d’en avoir vu tous les emplois ? Même en mobilisant une 
armée de philologues, le nouveau Thesaurus linguæ latinæ auquel l’Alle- 
magne s’est attelée il y a un quart de siècle ne peut progresser qu avec 
une sage lenteur ; il n’est pas près d'être terminé. 

On doit donc rendre grâce à ceux qui entreprennent sur divers 
vocables des monographies étendues, lesquelles hâteront sur des points 
déterminés le progrès de la lexicographie, et le R. P. de Ghellinck 
mérite la reconnaissance de tous les latinistes, non seulement ecclé- 
siastiques, mais profanes, pour avoir entrepris une enquête très vaste 
sur le mot Sacramentum. Singulière fortune que celle de ce subtantif! 
Au point d'arrivée le sens de sacrement, tel que l'a fixé la théologie 
catholique ; au point de départ, dans Île latin classique, l'idée de 
serment militaire, et entre ces deux points une incroyable luxuriance 
des sens les plus divers. Le travail fut long qui mena ce mot à une si 
haute fortune, qui l'appauvrit ensuite de toutes les significations acces- 
soires dont il s'était chargé, pour l’amener au sens très noble sans 
doute mais aussi très exclusif qu'il a pris aujourd'hui. Ce n’est pas 
trop de plusieurs gros volumes pour décrire cette évolution. A voir 
l'ampleur qu'a prise l'enquête limitée aux écrivains chrétiens anté- 
rieurs à Nicée, on se demande avéc un peu d'inquiétude ce que sera 
l'œuvre en son état définitif. 

D'autant que les écrivains latins antérieurs à Nicée ne sont pas 
légion, Tertullien, Cyprien, Novatien, Arnobe, Lactance, voilà pour les 


148 COMPTES RENDUS 


dit majores, et l’appoint que fournissent un certain nombre de produc- 
tions très secondaires est pratiquement insigniliant. Ces écrivains, il 
s'agissait de les parcourir intégralement, de relever en chacun d'eux 
tous les passages où se retrouve le mot sacramentum, de saisir, ce qui 
n'est pas toujours facile, le sens exact du texte et du contexte, de 
grouper enfin d'une manière logique les résultats de l'enquète. Ce 
travail extrémement ininutieux a été fait avec une très conscien- 
cieuse acribie. On peut ètre à peu près certain que le P. de 
Ghellinck et ses trois collaborateurs n'ont rien oublié. Et c'est 
pourquoi leur travail peut rendre tout d’abord les plus grands services 
aux gens pressés, qui, placés devant tel texte dificile de Tertullien 
(Dieu sait s’il y en a !) où figure le mot ‘sacramentum, trouveront ici, 
à l’aide de tables fort bien faites, la signification exacte dans le passage 
considéré. 

Mais le travail de nos auteurs n’a pas seulement cette portée toute 
pratique. Bien qu'il soit très modestement présenté dans la préface 
comme un recueil de matériaux pour l'histoire du mot sacramentum, il 
ne laisse pas de proposer les grandes lines d'une synthèse qui retrace 
l'histoire du mot dans la période considérée. Et c'est fort heureux. 
Une simple énumération des passages où paraît le vocable étudié 
aurait été parfaitement ennuyÿeuse : mais une ‘idée directrice groupe 
dés l'abord ces matériaux assemblés. Loin de se présenter comme les 
pierres de taille éparses en un chantier de construction, ils dessi- 
nent dès à présent les grandes lignes de l'éditice. 

Et du premier coup s'établissent deux groupes de signitications : l'un 
où sacramentum à le sens encore usité à cette époque dans le latin clas- 
sique de serment, et tout spécialement de serment militaire, ce sens 
ensendrant par dérivation un certain nombre de significations secon- 
daires ; l’autre où l'idée première est celle de mystere, c'est à dire 
d'une réalité cachée, secrète, diflicilement accessible, où pourtant peut 
nous iutroduire parfois une réalité plus apparente. 

C'est dans Tertullien surtout quil est facile de suivre la filiation 
logique des significations diverses du premier groupe. Au point de 
départ, disons-nous, le sens de serment, qui engase une personne au 
service d'une autre, un soldat au service du prince, le chrétien au 
service du Christ. Mais un tel acte esten même temps un acte d'ini- 
liation, et l'on comprend que le mot qui le désisne s'applique tout 
spécialement au rite de l'initiation chrétienne, c'est à dire au baptême. 
Cette initiation chrétienne nous introduit à une religion, c'est à dire à 
un culte et à un enseignement qui liniront l'un et l'autre par étre 
nommés eux aussi des sacramenta. En d'autres termes le mot sacra- 
mentum, appliqué d'abord au serment du baptôme et à l'initiation 


COMPTES RENDUS ‘ 149 


chrétienne, l'a été dans la suite à leurs objets partiels. Par ailleurs le 
mot sacramentum dans le sens classique qu'il possédait encore de 
serment ne pouvait manquer de faire songer à un sens proprement 
étymologique : sacrum faciens, un moyen ou un instrument de sanctifi- 
cation, et voilà comme le mot finit par prendre chez Tertullien déjà le 
sens propre de rile sacramentel. Dans le De Baptismo en particulier, 
notre vocable revient à plusieurs reprises avec un sens qui est rendu 
très exactement par le mot sacrement; mais ailleurs le sens est moins 
précis et correspondra tout simplement à celui de rites dans le sens 
le plus large. On voit la richesse de significations que Tertullien a tirée 
d'un mot assez pauvre au moment où il s’en empare. 

A vrai dire pour tout ce travail il se révèle un créateur. Mais au 
moment où il forge ainsi avec des significations qui finalement lui 
resteront le mot sacramentum, ce substantif était déjà entré, semble- 
t-il, dans l’usage ecclésiastique latin. Bien que nos auteurs n'aient pas 
voulu traiter à cette place la question des versions latines de la Bible 
antéhiéronymiennes, ils laissent supposer qu'il circulait déjà, à l'époque 
de Tertullien, tout ou partie d'une traduction latine des Septante et 
du Nouveau Testament grec. Cette traduction rendait réxulièrement 
par sacramentum le mot uos=tst0v, usage dont il subsiste des traces 
dans notre Vulgate, ne serait-ce que dans le célèbre texte, Sacramenltum 
hoc magnum est, ego autem dico in Christo et in Ecclesia, ou encore dans 
un passage moins fameux de Tobie : Sacramentum regis abscondere 
bonum est. Tob., XII, 7. Ce sens est passé également dans Tertullien, 
et d’abord avec une nuance spéciale celle de symbole, de figure, d’allé- 
gorie, puis tout simplement avec celui de chose cachée, secrète, que 
l'on rendrait bien par mysterium sacrum, res acculta; d’où l'on arrive à 
celui de plan, surtout quand il s'agit du plan divin, toujours mystérieux 
pour notre ignorance, et enfin à celui de prophétie qui dévoile partiel- 
lement à nos yeux ces mystères de la Providence. 

Or, s’il a conservé, dans l’ensemble, les deux groupes de sens dont 
nous venons d'esquisser le contenu, Cyprien a surtout développé ceux 
qui gravitent autour du mot mysterium, tandis qu'il laisse tomber un 
bon nombre des significations que Tertullien avait dérivées du sens 
classique de serment inilitaire. Mais il n'isnore pas pour autant le sens 
de rite sacramentel que son prédécesseur avait déjà consacré. L'auteur 
de l'étude sur saint Cyprien, le P. Poukens, se montre peut-être un 
peu trop réservé quand il classe sous la rubrique sens douteux des 
passages cyprianiques où il faut à coup sûr traduire purement et 
simplement sarramentum par sacrement, c’est vrai surtout des textes 
empruntés à la fameuse lettre 63 sur la matière à employer pour le 
sacrifice de la messe. 


150 COMPTES RENDUS 


Il est remarquable néanmoins que ce sens, tout voisin du sens 
actuel, ne soit pas, et de beaucoup, le plus fréquent dans les auteurs 
anténicéens. Assez rare chez Tertullien, très rare chez Cyprien, il 
n'existe ni dans Novatien. ni dans Arnobe, ni dans Lactance, ni dans 
Commodien, ni dans la vieille version latine de saint Irénée. Ces der- 
niers auteurs semblent tous sous l'influence de la vieille Bible latine et 
rendent en somme par le mot sacramentum les sens très divers du 
9772109 LTeC. 

Telles sont les conclusions générales que l’on peut dérager de cette 
étude très volumineuse. 11 va sans dire que les auteurs n’entendent pas 
imposer comme parole d'évangile toutes les conclusions auxquelles ils 
sont arrivés. Sur plusieurs points, semble-t-il, on pourrait chicaner 
tant les traductions qu'ils proposent de divers passages que le groupe- 
ment mème des textes qu'ils apportent. L'étude sur Tertullien de 
M. E. De Backer pourra sembler à plus d'un lecteur d'un schématisme 
par trop rigoureux. Cet auteur est parti d'une donnée très logique, trop 
louique peut-être, et s'esteffarcé de faire entrer de «ré ou de force 
les exemples rencontrés par lui dans le cadre qu'il s'était tracé avec 
quelque peu d’a priori (1). Ceci l'a conduit à donner parfois à ses tra- 
ductions une précision trop grande qui pourrait ne rendre pas toujours 
la pensée de l'auteur. Cette critique ne saurait faire oublier la contri- 
bution importante qu'ont fournie les auteurs de ce beau travail, tant 
à l'histoire du mot sacramentum qu'à celle desidées et des dogmes. 
Ils ont donné surtout un masnifique exemple de travail méthodique 
et consciencieux et font entrevoir aux profanes les richesses inconnues 
de la philologie moderne 2). 

E. Ayaxx. 


(4; Les développements surle sens : sacrement, rite, sacrifice sacramen- 
tel, p. 99et sq., m'ont semblé particulièrement laborieux ; l'argument qu'on 
lit p. 100 pour démontrer que sacramenta n'est pas s\nonyme de mysteria ne 
m'a pas convaincu; p. 402. la traduction de Felix sacramentum aquae nostrae 
(De Bapt.,l par : « Heureuse et mystérieuse efficacité sacramentelle de l'eau 
de notre baptime », mème considérée comme une glose, net dans le texte 
beaucoup plus qu'il ne s'y trouve dans la réalité; p. 105, pourquoi faire de 
sacramenta le synonyme de mundilite sacrificiorum qui suit ? p. 133, je ne 
vois pas de raison pour réparer cet exemple, mn. 122, de ceux qui sont 
alignés sous les n. 82, 53, 84. 

‘2, La présentation de ce volume est trés soignée, mais pourquoi ne pas 
appliquer aux mots grecs la méme risueur qu'aux textes latins ? Dans la 
seule ligne de grec qui soit cite, p. 246, il y a quatre fautes d'accents. 


COMPTES RENDUS 151 


B. KRUITWAGEN, O. F. M., S. Thomae de Aquino Summa opusculorum, anno 
circiter 4485 typis edita, vulgati opusculorum textus princeps. Le Saul- 
choir, Kain (Belsique), 1924. Gr. in-8° de 94 p. 10 fr. 


Malgré les déclarations pompeuses des éditeurs, les livres publiés 
dans la dernière décade du quinzième siècle et la première moitié du 
seizième sont souvent bourrés de fautes. Il suflit de parcourir quelques 
pages de ces lourds volumes, « dernières éditions, revues sur les plus 
anciens manuscrits, corrigées d'innombrables erreurs », pour s'aper- 
cevoir que le texte en est défectueux et que la longue liste des « corri- 
genda » qui le suit est loin d'être complète. C'est que les imprimeries, 
à cette époque, se multipliaient, et que les éditeurs, pressés par la 
concurrence, se hâtaient de jeter sur le marché les œuvres les plus 
impatiemment attendues, sans apporter à la composition le souci 
d'élégance et d’exactitude qui avait caractérisé leur devanciers. 

Puisque les textes imprimés avant 1490 sont en général meilleurs 
que ceux des éditions postérieures, il y aurait intérêt à les étudier de 
plus près. C’est ainsi que l'attention du P. Kruitwagen s'est fixée sur 
une magnilique Somme des Opuscules de saint Thomas qui avait échappé 
jusqu'ici aux investigations des érudits. 

L'auteur de cette collectien, décrite par Pellechet sous le no 1091, 
est un dominicain qui se désigne lui-même sous le pseudonyme de 
a frater Didascales ». Elle a été imprimée vers 1485, probablement en 
Gaule-Belgique, dans le diocèse de Thérouanne puisqu'elle est dédiée 
à l'évêque Jean le Jeune. Le P. K.incline cependant, pour des raisons 
qu'il serait trop long d'exposer ici, à en chercher l'origine en Bour- 
gogne et à l’attribuer à Laurent Gervais, du couvent de Lisieux. Les 
recherches entreprises par L. Polain écjairciront peut-être ce pro- 
blème. 

Plus intéressante pour nous est la manière dont le frère Didascale a 
composé son recueil. On sait que Pierre de Bergame avait publié en 
1453 sa fameuse liste des œuvres de saint Thomas. A l’aide des inci- 
pit fournis par son confrère bolonais, Didascale s'est mis à rechercher 
les 52 opuscules signalés et les à reproduits-exactement dans le même 
ordre Il en a ajouté 18 autres, qu'il tenait du reste, à l'exception de 
quatre, pour douteux. Sa collection est la première qui se rattache 
au travail de Pierre de Bergame. La seconde, celle du dominicain Paul 
Soncinas, établie d'ailleurs avec moins de soin et ne contenant que 
51 opuscules, à paru à Milan en 1488. 

Or il se trouve que ces deux éditions ont servi de base à celles qui 
furent publiées à Milun, par Antoine Tizzamanus, en 1490, 1#98 et 1508, 
et que les éditeurs romains de 1571 n'ont fait que reprendre le texte 


152 COMPTES RENDUS 


de celle-ci, qu'ils ont répandu partout. L'unique progrès réalisé par 
eux a été de s'appuyer, pour juger de l'authenticité des Upuscules, non 
plus sur l'autorité de Pierre de Bergame, mais sur celle de saint Anto- 
nin qui est plus sûre. Telles sont les conclusions auxquelles aboutit le 
P. K. après un examen minutieux des variantes, dont il signale les 
principales dans un lonz chapitre d'« observations » (p. 47-68). Il en 
résulte que le texte de 1:85 mériterait une réimpression, en attendant 


une édition critique des Opuscules. 
E. VANSTHENBERGHE. 


L. Prigvr, Dante et l'ordre social. Le droit public dans la Divine Comédie. 
Paris, Perrin, 1923. In-16 de vu1-279 p., 8 fr. 


M. Prieur nous donne, sur Dante et l'ordre social, un ouvrage 
aimable, rapide, d'une lecture facile. 11 s'occupe directement non du 
De monarchia, où Dante expose ses idées d'une manière méthodique 
et, à certains égards, plus complète, mais de la Divine Comédie, où 
elles sont éparses. I] voit dans la Divine Comédie a l'épopée morale et 
politique du droit public médiéval », conforme à l'enseignement de 
saint Thomas et rattachée, à travers saint Thomas, aux principes 
d’Aristote. Origine du pouvoir, hiérarchie sociale, rapports du sacer- 
doce et de l'Etat, justice, unité politique, fin de la société humaine, 
telles sont les questions qu'il passe en revue. Le chapitre le plus ori- 
ginal traile de la justice et du prince, en particulier de la règle du 
contrapasso posée par Dante, c'est-à-dire de l'analozie ou de l'antago- 
nisme des peines avec les fautes. À chaque instant les vers du «très 
haut poète » alternent avec le texte de M. Prieur el mille détails sur 
la vie et les contemporains de Dante avec des explications juridiques. 
Tout cela est alerte, entrainant, lucide, dans sa brièveté voulue. 
Malheureusement les fautes d'impression abondent. Le français, le 
latin, l'italien et le grec sont estropiés à qui mieux mieux. 

F. VERNET. 


Josepx SZNURO. Les Origines du droit d'alternative bénéficiale. Le Puy, 
Peyriller, Rouchon et Gamon, 192+. In-8° de 77 p. 


La petite thèse de M. Sznuro mérite bon accueil, elle est claire, bien 
présentée, écrite avec une facilité remarquable par un jeune clerc qui 
a su en peu de temps s’assimiler notre langue. Elle complète certaines 
indications de Noel Valois et contient une partie neuve sur les discus- 
sions nées au concile de Constance au sujet de l’allernative, L'auteur 
suit un ordre chronologique risoureux. Après avoir montré, trop briè- 
vement d'ailleurs, l'établissement du droit d'alternative des l'année 
1399 alors qu'Huber et Hinschius ne la croyaient apparue qu'en 140%, 


COMPTES RENDUS 153 


il indique que l'Université de Paris, après avoir soutenu les droits des 
collateurs, puis ceux du roi dans la collation des bénéfices finit par se 
rallier aux prétentions papales et par les appuyer de toutesses forces. 
Il est curieux de suivre, à travers les conciles de Pise (1409), de Rome 
(1413), de Constance (1413-1418) et les concordats Romains et Alle- 
mands de 1418, les vissicitudes de l'alternative qui tantôt donne un 
partage alternatif des bénéfices aux collateurs et à l'université, 
puis au roi et à l'Université, enfin au pape et aux collateurs ordi- 
naires et patrons. Tout l'exposé historique, l'enchaînement extérieur 
des faits, est présenté avec méthode et clarté ; nous voyons parfaite- 
ment les raisons, de moment et d'intérêt, qui motivent les transfarma- 
tions incessantes du droit d’allernative pendant l’époque indiquée. 

Mais, c'est là le reproche le plus grand à adresser au travail de 
M. Sznuro, nous ne voyons pas assez les raisons juridiques de l’éta- 
blissement de l'alternative et pourtant ce conflit de prétentions diver- 
ses est un conflit de théories juridiques. L'évèque, le pape, le roi, l'Uni- 
versité quise disputent la collation ont chacun leurs arguments et 
leur système. L'évèque s'appuie sur la tradition ancienne de l'Église 
qui lui assurait la collation et, plus tard, pour le mettre à l'abri des 
prétentions papales on voudra faire en 1406 (p. 2#+) et dans l'ouvrage 
de Thierry de Niehm de 1410 (p. 51) du droit de l'évêque un droit 
appuyé sur Île droit divin et les conciles généraux supérieurs au 
pape; quant au pape il invoque la plénitude de sa puissance qui lui 
permet de disposer des dignités, oflices et bénéfices ecclésiastiques 
et de porter à leur occasion des réserves générales. Si l’auteur avait 
étudié la glose du canon licet e 2,in VE, lib. I, titre IV, il aurait vu 
comment les canonistes construisaient ce droit de réserve générale 
qui concurrencait le droit des collateurs ordinaires. C'était la préven- 
tion qui leur permettait de décider entre ces deux droits de l'évêque 
et du pape. Mais à côté de la réserve générale il y avait une réserve 
spéciale pour les bénéfices vacants apud sedem aposlolicam, réserve 
qui reposait sur une consuetudo de la cour romaine, coutume deve- 
nue fixe et opposable à tous depuis qu'elle était devenue]approbata 
par le canon licet. Ainsi pour ces bénéfices vacants apud sedem le pape 
est soustrait à la prévention du collateur ordinaire pendant un mois, 
mais s'il laisse passer ce mois, son droit spécial cesse et l’on retombe 
dans le cas général de la prévention qui suppose la concurrence de 
deux droits égaux. Nous n'avons pas ici l'allernative mais une succes- 
sion de droits dans le temps qui la rappellent. 

Comment expliquer que la place des collateurs ait été prise par le 
roi et l'introduction du système de l'alternative ? L'auteur ne le mon- 
tre pas : et cependant dans les Preuves des libertés de l'église gallicane 


154 COMPTES RENDUS 


(t. IV, p. 8), il aurait trouvé des indications intéressantes. Dans ses 
lettres de 1385 le roi Charles VI expose toute la théorie royale d'alors: 
Depuis le moment du Sacre /dum infulas regias in nostra coronatione 
suscepimus) 1} est devenu le patron de l’église de France et doit veiller 
à sa protection etlout spécialement à celle des églises qui sont de fon- 
dation royale (ne ecelesiæ regni nostri quarum patronus esse dicimur, 
debitis et solitis fraudentur obsequiis). La phrase est ambiguë et peut 
s'entendre de toutes les églises. On voit très bien comment cette idée 
de Patronage a amené le roi à se réclamer de l'alternative qui était 
précisément un moyen employé anciennement pour régler les con- 
flits entre patrons différents d’un mème bénéfice comme nous le 
verrons bientôt. 

Le plus curieux est le procédé employé par le roi pour se concilier 
les universités. Il nous est révélé par les mèmes lettres de 1385. Les 
fondateurs, disent-elles, n'ont pas pensé seulement aux églises mais 
aussi à leurs ministres « ii qui sanctissimas ecclesias fundaverunt non 
pro ædificiis solum cogitarerunt, sed etinm ut expensas sufficientes dictarum 
ecclesiarum ministris concederent et determinarent »..… ils avaient même, 
ces fondateurs prévoyants, pensé aux rapports de l’Université au moins 
d'une facon toute générale « pauperibus clericis in sacra pagina et 
aliis scientiis studentibus ». Ainsi, par ce moyen habile, la royauté 
essayait de rallier à sa cause l'Université de Paris. Elle y réussit 
d’abord. | 

Mais les clercs de l’université s’apercurent bien vite qu’en fait le 
roi les sacrifiait à des favoris et à des clercs incapables de son entou- 
rage et, probablement favorisés par une nouvelle théorie papale qu'il 
serait intéressant de rechercher, peut-être rebutés par ce fait que la 
belle théorie royafe ne les aidait pas dans le cas d'églises dont la 
fondation était antérieure à l’Université, ils se retournèrent du côté 
du pape, meilleur protecteur des intérêts ecclésiastiques que le roi. 
Tout ce conflit d'idées juridiques était intéressant à noter. Il est 
dommage que l'auteur ne l'ait pas examiné. Les prétentions du roi 
au patronage de l'Eglise de France auraient appuyé une théorie que 
auteur émet (p. 29) sur les origines du droit d'alternative, qu'il voit, 
en partie, dans les diflicultés qui surgissaient, notamment en cas de 
patronage mixte, entre patrons ecclésiastiques et laïques. 

L'auteur aurait pu méme aller beaucoup plus loin s'il avait consulté 
les canonistes et en particulier la summa aurea d'Hostiensis (+ 1271) I 
aurait vu que l'idée mème de l'alternative élait venue du droit romain 
qui utilisait ce procédé pour régler les conflits qui pouvaient s'élever 
entre deux usufruitiers d'une mème chose, Le fragment si duobus 
separatim annis usufructus relinquatur (fr. 2. D, VIT, 4j montre même la 


COMPTES RENDUS 155 


situation curieuse qui résultait de cette alternative quand l'un des 
deux usufruitiers venait à mourir : il y avait alors une alternative de 
propriété et d'usufruit (quod si ex duabus illis aller deredat, per vices tem- 
porum plena proprielas erit). Le fragment quotiens (de usufr., 34, D. VII, Ï) 
est ésalement très net sur cet emploi de l'alternative. Quotiens duobus 
ususfructus legatur ita, ut alternis annis utantur fruantur, si quidem ila 
legatus fuerit « Titio et Maevio » potest dici priori Titio, deinde Maerio le- 
gatum datum..….: Cette constatation nous donne non seulement l'origine 
de l'alternative mais aussi nous explique pourquoi il y eut plus tard 
des transformations. En rapprochant les droits du pape et les droits 
du collateur des droits d'usufruit visés par les textes romains l'on en 
faisait des droits ésaux. Les théories de l'alternative des époques sub- 
séquentes serviront à faire prédominer l’un de ses droits sur 
l'autre, et, notamment, les jurisconsultes de la Papauté s'efforceront 
de transformer le droit de collation alterné de l'évêque en un droit 
concédé par la papauté — en se fondant sur la théorie des réserves. 

Ces quelques remarques ontpour butd'indiquer toutl’intérèt que nous 
avons porté à l'ouvrage de M. Sznuro et aussi d'insister sur la néces- 
sité d'accompagner l'étude historique proprement dite de l'étude juri- 
dique, qui souvent l'éclaire et lui donne un sens. C'est à ce prix seule- 
ment que les thèses dont M. Sznuro annonce le brillant début répon- 
dront pleinement au but. que s’est proposé l'institut de droit canonique 
de l'Université de Strasbourg. 

Ernest CHAMPEAUX. 


Histoire de la Nation Francaise. Tome IV, Histoire politique, deuxième 
volume (de 1545 à 1804) par Louis MapeLix, Plon-Nourrit, 1924. 
In-4° de 590 p. Prix : +5 francs. 


Poursuivant l'histoire politique de la Nation francaise cominencée 
en un premier volume par M. Imbart de la Tour, M. Louis Madelin 
raconte dans celui-ci l’évolution des formes de la vie publique en 
France depuis l'avènement de Francois Ier jusqu'au couronnement de 
Napoléon Bonaparte. Le choix mème de cette dernière date est signi- 
licatif et révélateur d’une conception nouvelle. Il étonnera tous ceux 
qui sont habitués à voir dans la Révolution francaise une profonde 
coupure dans l'histoire nationale. Quel ne sera pas leur étonnement, 
en entendant M. Madelin avancer et démontrer que ce grand drame 
n'a été que le prodisieux achèvement de toute l'entreprise engaucte 
plus ou moins consciemment par les premiers Capétiens, perfec- 
tionnée avec une vue de plus en plus claire du but à atteindre et des 
moyens nécessaires pour y parvenir par les grands rois leurs succes- 
seurs, presque réalisée par Louis XIV et les grands ministres dont il 


156 COMPTES RENDUS 


s'est entouré. Tel est l’apparent paradoxe qui constitue la trame de 
tout ce livre et en fait, disons-le tout de suite, le prodigieux intérêt. 

« Mon fils, mon César est roi », s'écrie Louise de Savoie le {°° janvier 
1515, en apprenant l’accession au trône de son fils Francois tr. « Et par 
une Coincidence qui peut-être n’est pas si forluite, c'est bien au 4e jan- 
vier 1515, César qui est roi, César Auuuste rêvé, concu, préparé trois siè- 
cles et plus par quinze générations d'hommes d'État, de loi et de plume, 
tous voués à rebâtir dans la Gaule reconstituée l'État romain et le 
principat impérial ». Telle est la phrase par quoi M. Madelin ouvre son 
exposé ; et il le ferme sur la présentation du nouveau César Auguste, 
qui, moins de trois siècles plus tard, vient ceindre sous les voûtes de 
Notre-lame la couronne de Charlemagne ! De Francois [er à Napoléon, 
que de différences! mais combien semblable est la conception qu'ils se 
font de leurs droits comme de leurs devoirs envers la Nation francaise 
dont ils sont, pour des raisons diverses à coup sûr, mais également 
légitimes, les représentants. 

Cette nalion à quoi aspire-t-elle, et quelle est la forme d'équilibre 
extérieur et intérieur vers lequel elle tend ? C’est la question que 
M. Madelin soulève à vingt endroits. Et la réponse, il la demande à 
ces époques particulièrement troublées, où, l'équilibre s'étant trouvé 
rompu, toutes les aspirations plus ou moins conscientes du peuple 
francais s'expriment de facon plus véhémente. Ce peuple, que veut-il 
au lendemain des luttes civiles, si improprement appelées les guerres 
de religion ? au moment des troubles de la minorité de Louis XIII ? 
après la Fronde ? en ces dernières années de Louis XV, où il semble 
que tout aille à vau l'eau et que la monarchie tombe en déliquescence? 
Que veut-il surtout aprés les brutales expériences de dix années de 
Révolution ? — L'ordre au dedans ; au dehors Ja paix glorieuse, qui 
mène peu à peu la France à ses limites naturelles. — Et l'homme qui 
peut lui assurer ces deux choses, est sûr, quels que puissent être par 
ailleurs ses défauts ou mème ses tares, d'oblenir l'obéissance, et ce 
qui est mieux la reconnaissance ou même l'amour des Francais. 

Mais cet ordre intérieur il n’est pas fait seulement du calme qui 
permet à chacun de vaquer tranquille aux occupations de son état ; le 
« grand ordre », dont le nom revient souvent dans le livre de M. Made- 
lin, le « grand ordre », dont de sévères disciplines préparent la réali- 
sation est quelque chose de plus profond. H résulte d'un équilibre entre 
toutes les parties, si disparates, dont se compose la nation, qui fait 
que les droits et les devoirs de chacun se proportionnent exactement 
à l'importance que chacun possède dans la cité. Si, pour des raisons 
diverses, tel ordre de l'Etat, telle caste, telle corporation, telle compa- 
“nie en vient à prendre une prépondérance exceptionnelle, si telle 


COMPTES RENDUS 157 


autre classe au contraire supporte à elle seule presque toutes les char- 
ges militaires ou financières, l'ordre est troublé par le fait même. Seul 
un pouvoir fort est capable de le restaurer. Seul aussi un pouvoir fort 
est capable d'assurer l'unité entre les provinces si disparates dont la 
réunion a peu à peu constitué la nation.Ce pouvoir fort on le trouve dans 
un François [e', dans un Richelieu, dans un Louis XIV, dans un Napo- 
léon; faut-il le dire? on le trouve dans la Convention, qui, obligée 
par les circonstances à proclamer la Nation en état de siège, a lait usage 
des moyens les plus terribles, pour maintenir, en somme, l'idéal mème 
d'un Louis XIVet d'un François Ier, Ce pouvoir fort il risque, c’est 
vrai, de tourner au despolisme, mais, au fait, et pour la période qui 
est ici étudiée, ce n'est pas le despotisme que la nation redoute le 
plus, mais bien le désordre et l'anarchie, anarchie de la Ligue, ou de 
la Fronde, anarchie organisée, si l'on peut dire, du règne de Louis XV 
et du Directoire, anarchie de toutes ces époques où la nation ne se 
sent plus gouvernée. À maintes reprises, dans la troisième partie de 
l'ouvrage, revient cette idée que ce que désire la nation. aux approches 
de la Révolution francaise, c'est beaucoup moins la liberté que l'égalité, 
entendons liberté politique, égalité politique. La nuit du #4 août aurait 
pu clore la Révolution et M. Madelin note finement : « Dans la fameuse 
nuit, pris d'un délire de sénérosité, mêlé de quelque terreur, les béné- 
ficiaires des privilèges les vinrent sacrifier, au milieu d'un autre délire 
d'enthousiasme attendri : nobles, prèires, représentants des provinces 
et des villes vinrent renoncer ; et, sans que le roi eût été consulté, on 
voulut qu’il eût participé à cette débauche de magnanimité ; il fut pro- 
clamé le 5 août, « restaurateur de la liberté », aveu que pour la nation 
le probleme de la liberté tenait dans celui de l'égalité. En fait nous 
savons bien que pour les neuf dixièmes des pays, la seule Révolution 
désirée était celle qui venait de s'accomplir en une nuit » (p. 5121. 

En délinitive c'est done surtout l'histoire du pouvoir central, avec 
ses paroxysmes et ses évlinses que M. Madelin a été amené à écrire. 
Mais il ne pouvait nésliger ces forces antagonistes qui, à tous Îles 
moments de notre histoire, lui ont fait plus ou moins contre-poids. 
La noblesse, durant la période étudiée, est de toutes ces forces, celle 
qui a le moins joué. C'est seulement à l'époque des guerres de Reli- 
gion et de la Ligue, durant la minorité de Louis XIII et de Louis XIV 
qu'elle se souvient d'être l'hérilitre de la vieille féodalité. Elle ne 
retrouvera son esprit de corps qu'au milieu du xvuit siècle pour dé- 
fendre avec àpreté ses privilèges et contrecarrer, avec l’aide du Par- 
lement, les projets linanciers dont l'adoption pouvait peut-être sauver 
la monarchie, C'est le Parlement surtout, héritier des lésistes de la 
première époque capétienne qui représentera dans la Nation cette 


158 COMPTES RENDUS 


souveraineté seconde, laquelle tend à mettre sans cesse en échec l’ab- 
solutisme royal. M. Madelin n'est pas toujours tendre pour les « ro- 
bins » du temps de la Fronde, ou du règne de Louis XV ; mais on lira 
avec le plus grand intérèt les subtiles analyses qu'il consacre à doser 
les diverses opinions qui se font jour dans les Parlements, les ten- 
dances infiniment nuancées que l’on remarque parmi ces magistrats 
«gens du roi » par définition, et trop souvent amenés à lutter contre 
l’'omnipotence royale que leurs aïeux avaient contribué à établir. 
L'Église catholique, comme il est naturel, devait avoir une place 
considérable dans cette histoire polilique. Premier ordre de l'État, 
elle est demeurée, dans la disparition de la féodalité, la seule grande 
puissance avec qui le roi aurait pu avoir à compter. Mais le concordat 
conclu par Francois Ier au lendemain de Marignan, a mis définitive- 
ment celle puissance entre les mains du souverain. Unique dispensa- 
teur de tous les évêèchés et de toutes les abbayes du royaume, celui-ci 
n'est-il pas libre de façonner, à peu près à sa guise, le corps des pré- 
lats de France ? Et de fait, sauf à quelques moments très rares et à 
quelques exceptions près, l'Église gallicane a fait preuve à l'endroit du 
pouvoir central d'un dévoüment qui n'excluait pas autant qu'on l’a 
dit le sentiment de la dignité. A des périodes difficiles, et tout spécia- 
lement au moment de l'avènement d'Henri IV, c'est elle qui'a rendu à 
la Nation les plus grands services. Qu'elle ait été amenée à épouser 
avec un peu trop d'empressement toutes les querelles du grand roi, 
soit dans l'affaire de la Régale, soit dans la question du jansénisme 
nul ne saurait le contester. Pour ce qui concerne cette dernière affaire, 
en particulier, M. Madelin a montré, avec infiniment de justesse, com- 
ment les préventions personnelles du roi contre le jansénisme ont été 
pour beaucoup dans le renouvellement des querelles religieuses après 
la pair de Clément IX, comment il lui a presque fallu arracher à Rome 
la bulle Unigenitus « qui sera pendant soixante-dix ans la croix du 
pays », comment le roi s'est montré en toutes ces affaires plus 
catholique que le pape. Ces misérables querelles, dont Benoît XIV 
s'étonnait qu'elles pussent passionner un royaume aussi intelligent 
que la France, ne seront pas étrangères à la déconsidération qui peu 
à peu, au cours du xvut° sièele, va frapper le clerré. Et qu'on y ajoute 
l'attitude quelque peu égniste du premier ordre, lors de la crise de 
1750, son opiniätre résistance aux projets financiers de Machault. 
M. Madelin a bien fait d'insister sur cette page peu connue de l’histoire 
de l'Église de France : « L'opinion, écrit-il, ne cherchait qu’une occa- 
sion de se déchainer, elle la trouvait là. Toute une partie de la grande 
Révolution qui se préparait tint peut-ètre aux décisions prises dans 
cette salle des augustins, Que le clergé cédât (en acceptant les projets 


COMPTES RENDUS d 159 


de Machault) et la Révolution se faisait pacitiquement sous les auspices 
du roi et sans hostilité à l'Église Que le prince, par une persévérante 
fermeté, ohligeàt le « premier ôrdre » à entrer pour une plus large 
part dans les dépenses publiques, la nation, sans doute, se fût con- 
tentée de cette soumission forcée et eùût acclamé le trône désormais 
consolidé. Que le clergé ne cédant pas, le prince lui cédât, et tout 
était perdu » (p. #33). Sans doute il est toujours facile de faire de 
l'histoire conjecturale et il est tout aussi diflicile d'établir que la 
Constitution civile du clergé était en puissance dans les décisions de 
1550 que de démontrer le contraire. [l n’empèche que les pages consa- 
crées à la crise de 1750-1754 nous ont semblé, au point de vue des 
affaires ecclésiastiques, les plus sugyestives de tout ce volume. 

Il est à peine nécessaire, ayant indiqué les idées maîtresses d’un 
livre où les idées abondent, d'en relever l’admirable facture. M. Ma- 
delin s'y montre le grand historien que tous ses ouvrages précédents 
avaient déjà révélé. Les portraits qu'il esquisse avec autant de sobriété 
que de rigueur des principaux personnages qu'il rencontre sont un des 
charmes prinripaux de ce magnifique travail; les jugemeuts qu'il émet 
ne sont pas toujours conformes, est-il besoin de le dire, à ceux qu’on 
est accoutumé de lire ; mais l’on aime, à l'occasion, le tour paradoxal. 
qu'il sait donner à ses appréciations. Protitant des innombrables tra- 
vaux qui ont paru sur l'époque étudiée, M. Madelin a su en fondre les 
résultats dans un exposé d’une profonde unité, et ce n'est pas Île 
moindre agrément de ce livre que la facilité avec laquelle on en suit 


le magistral développement 11). 
E. AMANN. 


Antonius SrrauB, s. 3., De analysi fidei. Innsbrück, Rauch. 1922, in-8° de 

IV-422 p. 

C'est un problème obscur et difficile entre tous que celui qui s'ap- 
pelle, en termes d'école, « l'analyse de la foi ». Il s'agit, en effet, de 
concilier en une psychologie plausible deux données qui semblent 
tout d'abord s'exclure. D'une part, l'acte de foi est un assentiment 
doiné propler aucloritatem Dei rerelantis. Mais, de l'autre, cet assenti- 
ment doit être raisonnable, et comment concevoir cette « rationa- 
bilité » si l'autorité du Dieu révélateur ne nous apparait fondée sur 
des raisons ? Ce qui a l'air de ramener le fondement dernier de la foi 


(1) Quelques fautes d'impression dans les dates se corrixeront d'elles-mè- 
mes. Mais signalons au moins, p. 109, que le concile de Trente s'est terminé 
en 1563 et non en 1568; et, p. 523, que la déclaration de guerre à l'Autriche 
est du 20 avril 1792 et non du ?0 juin. 


160 COMPTES KENDUS | — 


…æ 


aux perceptions de notre intelligence, donc à l'ordre humain et con- 
tingent. 

Depuis longlemps la sagacité des théologiens s'est employée à sortir 
de cette impasse, mais aucun système n’est encore parvenu à s'impo- 
ser. En abordant à son tour ce problème, le P. Straub commence par 
une longue et consciencieuse revue des solutions qu'il a suscitées au 
cours de l'histoire. Il ressort de son enquête, qui couvre plus de 300 
pages (p. 6-331), que cette question est restée étrangère à la théologie 
patristique et que la scolastique elle-même ne l’a touchée qu'en 
passant. C’est seulement à partir du XVIe siècle que l'analyse de la foi 
commence à défrayer les controverses d'école. Le P. Straub se livre 
à un dépouillement méthodique des opinions émises sur ce point, 
depuis Suarez, de Lugo et les autres maîtres jusqu'aux théologiens les 
plus récents. Plus de cinquante noms propres figurent à cet inventaire 
et l'exposé de chaque système y est suivi d'un jugement succinct qui 
en précise le caractère et en marque le délicit. Ces pages érudites 
constituent un dossier des plus précieux sur l'histoire de la ques- 
tion (1). : 

Bien loin d'ètre induit au scepticisme par le spectacle de ces tenta- 
lives avortées, le P. Straub ÿ puise les éléments d'une solution person- 
nelle. Elle est appuyée sur cet important chapitre de la losique tradi- 
tionnelle - trop souvent sacrifié à un cartésianisme de fraîche date et 
de mince valeur — dont Ollé-Laprune à si opportunément rappelé chez 
nous les principes sous le nom de « certitude morale » 12}, Certains 
objets sont, en effet, trop complexes pour fixer pareux-mêmes l'adhé- 
sion de l'esprit : celle-ci reste libre," bien qu'elle puisse être très cer- 
taine et même parfaitement raisonnable. Le caractère fondamental de 
ce libre assentinent est de n'avoir pas de motif proprement objectif, 
mais seulement une condition objective préalablement acceptée. 
Par rapport aux articles de foi, c'est l'autorité de Dieu qui joue le 
rôle de motif; mais elle n'a pas besoin d'être elle-mûine objective- 
ment motivée : il suflit que l'intellisence ait par ailleurs des rai- 
sons etlicaces de sv tenir. Dans l'acte de foi, qui, dans son unité 


(1) On regrette de n'y trouver aucune mention du P. Iarent, qui, dans le 
Diclionnaire de théologie catholique, art. Foi, €. VE, col. 469-512, avait déjà 
dessiné l'historique et essayé la solution de ce gros problème avec une imai- 
trise qui laisse loin derrière elle tant de modestes essais retenus par le 
P. Straub. 

(2) D'aucuns préferent aujourd'hui le terme de « certitude libre». Voir 
P. Moxxor, dans Diet. pralique des conn«issanees religieuses, t. À, col. 1230- 
1233. Ne serait-il pas également précivux pour Île philosophe et le théolo- 
yien que cette importante notion füt une bonne fois tirée au clair ? 


COMPTES RENDUS | 161 


simple, embrasse en mème temps et la vérité révélée et l'autorité 
‘du Dieu qui la révèle, celle-ci est posée directement par elle-même 
comme terme réel — in se et non pas propler se — et les motifs 
qui la justifient n’interviennent qu'à titre de condition préalable. 
Ainsi l'acte de foi reste pleinement raisonnable et en même temps 
spécifiquement surnaturel. 

Il n'est pas sûr que cet essai d'explication emporte plus que les 
autres tous les suffrages. Du moins a-t-il le mérite d'ètre situé en pleine 
réalité logique et psychologique. Tous les théologiens profiteront à 
étudier les analyses austères sur lesquelles le P. Straub s'efforce de 
l'établir. | | 

J. Rivière. 


J. M. Hervr, Wanuale lheologiae dogmaticae, t. T : De vera religione, De 
Ecclesia Christi, De Fontibus revelationis ; t. IL: De Deo uno et trino, 
De Deo creante et elerante, De Verbo incarnato, De Beata Virgine, De 
Sanclis. Paris, Baston, Berche et Pagis. 2 in-8 de xi1-575 et v-566 p. 
Prix: 17f. 50. 

Rien n'est, à bien des égards, plus digne d'attention que la publica- 
tion d'un nouveau manuel de théologie. Car on est en droit de penser 
que l'auteur se propose un but spécial par rapport à ceux qui l'ont 
précédé et tous les professionnels de l’enseignement ont intérèt à 
savoir la méthode qui l'inspire, afin de mesurer la contribution 
qu'elle est susceptible d'offrir à leur effort. D'un point de vue plus 
général, comment n’y pas voir un symptôme du mouvement des idées 
dans les milieux de moyenne culture et, quand on pense aux multiples 
générations de clercs dont il risque de devenir le vade-mecum, une force 
dont tout invite à chercher la valeur et la direction ? 

Nous ne sommes pas assez riches en instruments de ce genre pour 
qu'on puisse refuser, en principe, de reconnaitre à M. le chanoine 
Hervé le mérite de nous en présenter un de plus. D'après sa préface, 
sa principale préoccupation est d'écrire un manuel court et clair. Sur 
le premier point, avec les quatre volumes annoncés, il semble devoir 
se tenir dans les proportions auxquelles nous ont habitués les publi- 
cations similaires. Quand au second, il tient largement ses promesses: 
des divisions bien marquées, une exposition lumineuse et sobre ne 
peuvent que faciliter les explications du maître et l'assimilation des 
étudiants. 

Mais, sous peine de négliger le principal, il faut bien se demander 
au service de quelles doctrines ou tendances l'auteur entend mettre 
ces réclles qualités pédagogiques. Sans être nulle part systématique- 
ment exposées, elles apparaissent vite au lecteur attentif. M. Hervé a, 


Revozs Des Sasrcss neltG., t. VI, 1926, il 


162 | COMPTES RENDUS 


bien entendu, l'intention de défendre la doctrine de l'Église contre 
les erreurs modernes: ce qui suppnse la connaissance de la manière 
dont se pose actuellement le problème religieux et de l'attitude qui 
s'impose pour le résoudre. C'est, à n'en pas douter, ce que demande 
cet « amour sincère de la vérité par dessus toutes choses » (t. 1, p.16) 
qui doit, à son sens, animer le théologien. De fait, l'auteur entend 
associer les exigences de la démonstration posilive et de l'explication 
scolastique (ibid., p. 11). Il demande de préférence à saint Thomas les 
éléments de celle-ci, et il n’y a pas, en effet, de guide plus sûr ou 
plus autorisé. On serait en droit d'attendre les mêmes scrupules dans 
la présentation de celle-là. Mais 1l apparait vite qu'ici l'auteur se con- 
tente à peu de frais et qu’il est loin d'utiliser les ressources que la 
science catholique est dès maintenant en mesure de fournir. 

Chacun sait avec quelle acuité la critique moderne s'attaque aux 
fondements mêmes du christianisme, en contestant son origine révé- 
lée et la continuité de son développement. On ne peut évidemment 
lui répondre qu'en se plaçant sur le même terrain, c’est-à-dire en 
explorant avec méthode les sources de la révélation de manière à y 
saisir la vérité divine dans l'intésrité de sa teneur et la variété de 
ses formes. Nos historiens et nos exégètes se sont livrés à ce travail 
et, sans être plus définilives que rien en ce monde, leurs œuvres n’en 
constituent pas moins une solide contribution à l’apologie actuelle 
de nos dogmes. Déjà même la substance de leurs conclusions cCom- 
mençait, en France et ailleurs, à passer dans de bons livres destinés 
à l'enseignement, pour le plus grand profit de leurs lecteurs qui y 
trouvaient le double bénéfice d'une information exacte et d’une dé- 
monstration adaptée âux besoins du jour. 

Tel n’est sans doute pas l'avis de M. Hervé, qui semble avoir pris 
pour consigne à cet égard la plus complète abstention. Non pas qu'il 
ignore les travaux de nos divers savants catholiques, puisqu'on les 
voit fixurer dans sa bibliosraphie ou dans les notes du bas des pages. 
Pourquoi faut-il qu'il n'en soit à peu près rien passé dans le corps 
même de ses traités? C'est ainsi que, sur des points de première 
importance, la preuve scripturaire se ramène pour l'auteur à la 
réunion de quelques textes disparates sans aucun souci de la chro- 
nolosie ou du contexte. L'arsgument de tradition est traité suivant le 
même procédé séométrique, sans que rien y laisse apparaître le mou- 
vement historique des idées ou la complexité des faits Et il ne suffit 
évidemment pas, pour confondre les adversaires, de plaquer ensuite 
sur des constructions aussi artilicielles quelques arguments d'une 
dialectique plus ou moins aiguisée, quand c'est la tactique même et 
l'ordonnance de la preuve qu'il eût fallu diriger à l'encontre de leurs 


COMPTES RENDUS 163 


prétentions. Tous les reproches de détail qu'on. pourra faire à 
M. Hervé sont peu de chose auprès de cette méconnaissance radicale 
des conditions auxquelles doit satisfaire la théologie catholique, sous 
peine de rester étrangère aux préoccupations et difficultés de nos 
contemporains. 

L'histoire connaît ces honorables Théologies de Clermont et de Tou- 
louse, qui, sous des noms divers, ont présidé aux études ecclésiasti- 
ques depuis le xvirre siècle jusque bien avant dans le xix°. Pour les 
principes aussi bien que pour les applications, celle que nous offre 
M. Hervé est exactement de la même famille intellectuelle, comme 
si rien ne s'était passé depuis lors, en bien ou en mal, qui mérite 
d'être pris en considération. C'est assez dire que, du point de vue 
scientifique, ce nouveau manuel représente une régression et, par voie 
de conséquence, combien du point de vue pratique, ceux-là seraient 
décus qui croiraient y trouver les armes que demande aujourd’hui 
la défense de la foi. 

J. RIVIÈRE. 


Agtet MariA-Laicx, Die Betende Kirche. Ein liturgisches Volksbuch, 
Berlin, Sankt Augustinus Verlag, 1924. Gr. in-8 de xiv-543 p., avec 
24 pl. hors texte. 


Cet ouvrage est le fruit de la collaboration de plusieurs religieux 
bénédictins, appartenant à l’abbaye rhénane de Maria-Laach. Les 
auteurs n’ont pas visé à faire œuvre proprement scientifique. Leur 
dessein est de mieux faire connaître au peuple chrétien la vie litur- 
gique de l'Église, afin de le mieux disposer à y participer pleinement. 
Ce but pratique excluait tout appareil de citations et de références. 
Il y a néanmoins beaucoup de science dans ces quelque 500 pages. 
L'architecture religieuse, le costume et l'ameublement liturgiques, la 
messe, les sacrements, l’année chrétienne sont successivement étudiés, 
avec assez de notions historiques pour que la pratique actuelle de 
l'Église deviennent parfaitement intelligible (1). 

Nous ne pouvons songer à résumer ces chapitres d'exposition géné- 
rale. Mais il faut dire combien, par l'esprit qui les anime, ils diffèrent 


(4) Voici les divisions de l'ouvrage : Introduction, par le Rue P. Abbé Ilde- 
fons HERWEGEx;, L'Archilecture religieuse, par le P. Ambrosius Srock ; L'aulel 
el l’église, ameublement el ornementalion, par le P.J. Vorruar; Le costume 
liturgique. par le infme : La célebration de la sainte messe, par le Rm* P. HER- 
WEGEN; La prière de l'Église dans l'Office quotidien, par le P. Odo Caset ; 
L'année liturgique, par le P. Simon Srriker ; Les sacrements, par le P. Thomas 
Micagcs ; Les sacramentaur, par le P. Greg. BôckELER. 


164 COMPTES RENDUS 


de l'ordinaire ouvrage de vulgarisation. Les religieux de Maria-Laach,. 
conformément à la tradition bénédictine, ont de la liturgie une très 
haute et noble conception, mais avec quelques nuances qui leur sont 
particulières. Ils voient en elle la réponse — surnaturelle et transcen- 
dante, il n'est pas besoin de l'indiquer — aux obscures aspirations 
qui, vers la fin du monde antique, tourmentaient les âmes les plus 
élevées -et avaient fait éclore les relisions de mystères. Le mystère du 
salut, accompli une première fois par le Fils de Dieu fait homme, se 
renouvelle perpétuellement dans l'hommage que le Christ mystique, 
c'est-à-dire l'Église, rend à son Père céleste. Aussi la liturgie doit-elle 
être l'œuvre effective de toute la communauté chrétienne. Rien ne lui 
est plus contraire que l’individualisme et l'isolement religieux. Ces 
altérations de la piété chrétienne apparaissent lorsque la vie liturgique 
faiblit ou dévie. 

Il est intéressant d'observer comment l’on peut juger, dans cette 
perspective, l'évolution des formes liturgiques, ou même les renouvel- 
lements de l'architecture religieuse. La basilique des premiers temps, 
nous dit le P. Stock, formait un cadre admirablement approprié au 
mystère chrétien. L'esprit liturgique le plus pur en avait inspiré toutes 
les dispositions. L'aulel, placé en évidence, entre le pr'esbyterium et la 
nef,est visible de toutes parts. Il est unique. Vers lui convergent les 
regards des prèlres et des fidèles. Son caractère sacré est mis en relief 
par le riche ciborium qui le protège. On n'y dépose qué les éléments 
du sacrifice : le pain et le vin. La nef, vaste et bien éclairée, produit 
sur les âmes une impression de paix et de sérénité. L'image du Sau- 
veur, au fond de l'abside, ou sur l'arc triomphal, domine l’assemblée. 
Et tous, prêtres et fidèles s unissent aisément dans la même prière. 

Mais cet âge d'or de la liturgie n'eut qu'un temps. Déjà l'église 
romane s'écarle de l'idéal primitif. Les formes se compliquent; l'en- 
ceinte se subdivise en espaces distincts; les autels se multiplient; les 
châsses des saints hissées sur une estrade, en arrière de l'autel 
majeur, à l'endroit où se lenait jadis le célébrant, oblisent celui-ci à 
changer de place. Il vient se mettre devant la face antérieure de la 
table sainte, tournant le dos aux fidèles et leur dérobant la vue des 
mystères. L'unité de l'assemblée chrétienne est désormais com- 
promise. 

L'avèenement du style sothique exagéra ces inconvénients. La cathé- 
drale du xm° siècle, merveilleux poème de pierre, favorise les élans 
de la piété individuelle. Dans la mystérieuse pénombre, que les feux 
des hautes verrières ne dissipent qu'imparfaitement, l'âme est acces- 
sible aux profondes émotions. Mais comment la foule pourrait-elle, de 
toutes les parties de l'immense édifice, suivre l'action du célébrant? 


COMPTES RENDUS 165 


L'autel est souvent reculé jusqu'au fond du sanctuaire. Au pied d'un 
immense rétable, ou d'une série de gradins chargés d'ornements, la 
table proprement dite ne semble plus qu'un accessoire. Entre le clergé 
et le peuple s'interpose un jubé, qui marque bien ja division de la 
communauté. La dévotion se réfugie dans les chapelles et le sens 
liturgique va s'affaiblissant de plus en plus. 

11 me semble que le P. Stock est un peu dur pour le moyen âge. 
Sans doute la liturgie n'a pas sur les fidèles, au xuit siècle, l'emprise 
directe qu'elle exerrait au temps de saint Léon ou saint Augustin. 
Mais cet état de choses date de loin et les causes en sont multiples. 
Il ne faut pas oublier, notamment, que la langue de la prière litur- 
gique est devenue peu à peu, une langue savante, comprise des seuls 
clercs, au lieu d’être, comme jadis, la langue commune. 

L'abbaye de Maria-Laach est de nos jours un des plus actifs 
foyers d'études liturgiques. Les publications d'érudition stricte qu'elle 
a su promouvoir témoignent de l'esprit scientifique le plus diyne 
d'éloges. Le présent livre ne fait pas moins d'honneur à son esprit 


d'apostolat. 
Michel ANDRIEU. 


Gonzague Truc, Les Sacrements. Nouvel essai de psychologie relisieuse. 
Paris, Alcan, 1925. In-16 de 185 p. Prix : 9 francs. 


S'il est une doctrine que la philosophie moderne, à la suite du 
protestantisme, accable en général de ses dédains, c'est bien celle des 
sacrements. Il est entendu à l'égal d’un dogme qu'ils sont un legs du 
bas paganisme, qu'ils procèdent de conceptions magiques et ne 
peuvent développer que la superstition. Cela étant, le cas n'est rien 
moins que banal d'une étude consacrée par un profane à présenter au 
grand public ce ritualisme discrédité et qui en chante à toutes les 
pages la profonde sagesse pour sanctitier les événements de la vie, la 
haute valeur morale pour relever ou retenir les volontés dans la voie 
laborieuse du bien, la souveraine bienfaisance pour attendrir et paci- 
fier les cœurs, enfin et surtout la sublime signitication religieuse 
pour réaliser dans les conditions propres à notre nature le mystérieux 
contact du fini et de l'intini dont nos âmes ont soif. 

Non que M. Truc ait rien d'un croyant ou qu'il soit enclin à admettre 
le dogme de l'er opere operato. Mais, ob<ervateur attentif de la vie 
psycholosique et morale, il sait apercevoir la portée de l'institution 
sacramentelle et les résultats qu'elle obtient là où elle est fidèlement 
pratiquée. Voilà pourquoi sa plume ne trouve pas de termes assez 
chaleureux pour céiébrer le sens pédazogique dont F'Eglise fait preuve 
en la maintenant dans toute sa vigueur, tandis qu'une des fublesses 


466 COMPTES RENDUS 


du protestantisme lui paraît être avec raison de l'avoir énervée en la 
ramenant à l’ordre subjectif. Ces vues sont depuis longtemps fami- 
lières aux théologiens, et l'auteur s honore d'en demander le plus 
souvent l'expression à saint Thomas. Il n’en est pas moins salutaire 
de constater que la psychologie laïque les découvre à son tour et l’on 
souhaiterait, pour l'honneur de la « conscience moderne », que le 
lyrisme psychologique de M. Truc en puisse favoriser la diffusion plus 
que ne l'a fait depuis des siècles l’apologétique infatigable des pen- 
seurs chrétiens. 

Chemin faisant, l'auteur décoche quelques lecons non moins élé- 
mentaires et non moins opportunes aux tenants de la méthode com- 
parative, qui ne savent plus voir dans nos sacrements que des emprunts 
aux rites paiens. «Quand voudra-t-on bien considérer, écrit-il, que le 
christianisme a été tellement saturé, si l’on peut dire, de psychologie, de 
morale, et enfin d'humanité, qu'il a rendu toute comparaison impos- 
sible entre lui et les religions primitives et qu'il a retravaillé, jusqu'à le 
changer de nature, tout ce qu'il a dù emprunter (p. 153-154)? Dès 
qu'on arrive au christianisme, il faut parler une langue nouvelle... Et 
malgré d'insignifiants rapprochements possibles dans le détail, ne par- 
lerons-nous point d'une différence d'espèce (p. 167 et 170)? » Si l’his- 
toire des rites chrétiens doit jamais quitter le domaine polémique pour 
devenir une science digne de ce nom, c'est en réglant ses enquêtes 
sur ces préceptes du bon sens. 

Il faut bien dire cependant que la psychologie de l'auteur ressemble 
parfois un peu trop à « l'évolution créatrice » de M. Berzson et s’accom- 
mode bien vite d'un agnosticisme total sur les intentions de Jésus ou 
d'un relativisme excessif sur la physionomie primitive de sacrements 
capitaux tels que l'Ordre, la Pénitence ou l'Eucharistie. C'est assez 
dire qu'il ne saurait y avoir ici de psychologie valable et solide que 
sur les bases d’une dogmatique ferme. Mais, réserve faite de cette 
inévitable lacune, notre foi sacramentaire n'en doit pas moins enre- 
gistrer avec joie et recueillir avec protit l'hommage, mime incomplet, 
que lui apporte ce nouvel apologiste du dehors. 

J. RIVIÈRE. + 


a 


G. LENÔTRE, Martin le Visionnaire, Paris, Perrin, 1924. 


Martin le Visionnaire est ce laboureur de Gallardon en Beauce sur 
lequel Anatole France a rappelé l'attention en invoquant son exemple 
pour éclairer, pensait-il, Ja psychologie de Jeanne d’Are (4). 


(1) ANatTuze FRaxce, Vie de Jeanne d'Arc, Paris, s. d.,t. IT, p. #72, Appen- 
dice HI, Martin de Gallardon, qui renvoie à Parz Marrix, Thomas Martin de 


COMPTES RENDUS 167 


C'était un homme de bonne santé, doux de caractère et dénué de 
fantaisie, qui, encore qu'il ne goutàt pas la Révolution francaise, ne 
s'intéressait guère à la politique et s’acquittait « exactement de ses 
devoirs de religion, mais sans emphase et sans prétention », le maire 
de la commune en témoigne le 21 mars 1816 : il n’était point porté à 
la lecture et n'avait de livres que ses livres d'’offices. 

L'Archange Raphaël lui était maintes fois apparu depuis le 16 jan- 
vier 1816, vêtu d'une redingote « blonde » et coiffé d'un chapeau 
haute forme pour le charger d’une mission très secrète auprès du 
roi Louis XVIII, L'Archange avait d’abord, le 30 janvier, refusé de 
livrer son nom. Plus tard, le 10 mars, il y consentit, et, le 31 du même 
mois, pour confirmer sa parole, serra la main du laboureur, entr'ou- 
vrit sa redingote et se montra plus brillant que les rayons du soleil, 
enfin souleva son chapeau haute forme afin de prouver qu'il ne 
portait point au front la marque de l'ange rebelle. 

Après une aventure si honorable, Martin devint le prophète de 
Naundorf, en la personne duquel il avait reconnu Louis XVII. Char- 
les X, réfugié à Rambouillet après la révolution de 1830, le fit consul- 
ter sur les événements par M. de la Rochejaquelein, et apprit de lui 
que son règne avait pris fin et que l'heure était arrivée que le roi 
intrus quittât la France. 

Martin mourut assez mystérieusement en 1834 au sortir d’une neu- 
vaine qu'il venait de faire à Chartres pour M. de Naundorf, roi légitime, 
fils de Louis XVT. 

M. G. Lenôtre raconte agréablement, comme à son ordinaire, la 
curieuse histoire de ce laboureur prophète. Mais il n’a pas poussé son 
enquête aussi loin qu'il était nécessaire pour situer le visionnaire 
dans ce que Barrès eût appelé sa famille spirituelle. 

M. G, Lenôtre se réfère aux relations de M. S. insérées dans un ou- 
vrage anonyme de l'Abbé Perreau, vicaire général de la Grande 
Aumônerie, dont le titre exact est: Le passé et l'avenir expliqués par 
des événements extraordinaires arrivés à Thomas Martin, laboureur 
de la Beauce, avec des notes curieuses, des faits inédits, et des obser- 
vations critiques sur quelques personnages qui ont figuré dans ces 
événements : quelques mots sur les relations publiées à ce sujet par 
M. S. (Paris, 1832). 

Ce M. S. n’est autre, comme l’a dit M. Lenôtre, que M. Louis Silvy, 
adversaire résolu de la monarchie de juillet, mais encore plus franc 
janséniste, dont le corps est inhumé au cimetière de Saint-Lambert 


Gallardon, Paris, in-8°, s. d., et aux Mémoires de la Comtesse Osmond de 
Boignes, Paris, 1907, 


168 COMPTES RENDUS 


près de la fosse commune où ont élé enfouis, ainsi que le rappelle 
une inscription célèbre, les restes des solitaires et des relisieuses qui 
reposaient dans le cimetière de Port-Royal des Champs. 

La sympathie que lui porte M. Silvy suffit à prouver que Martin, 
quoi qu’en dise M. Silvy lui-mfme (Le passé et l'avenir, p. 133), tenait, 
plus ou moins directement, à certains de ceux qui se réclamaient de 
J'Abbé de Saint-Cyran et de M. de Paris. Aussi bien M. Silvy ne fait:il 
pas difhiculté de reconnaître, d’abord que M. Laperruque, curé de 
Gallardon, dut prouver. « par une dénégation formelle et par une 
profession écrite de ses principes orthodoxes » qu'il n’appartenait 
« bien sûrement pas à cette secte ». (Le passé et l'avenir, p. 95 et 133), 
ensuite, que Martin eut, mais seulement six semaines après qu'il eût 
commencé d'avoir ses visions, des relations « avec des personnes 
suspectes de jansénisme », (Le passé et l'avenir. p. 107 et 133), dont 
l'une serait M, Royer-Collard, professeur à la Faculté de Médecine de 
Paris, et médecin en chef de la maison royale de Charenton, où 
Martin fut interné du 13 mars au 3 avril 1816. 

Le directeur de cette maison, M. Roulhac de Maupas, appartenait 
à la petite Eglise, qui s'était séparée de la grande pour protester contre 
la conclusion du Concordat de 1801: certains traits de l'histoire de 
Martin le décidèrent à rentrer en communication avec « les ecclésias- 
tiques concordatistes » (Le passé et l'avenir, p.108). 

D'autre part Maurice Barrès raconte dans {a Colline inspirée, p. 62 
et suivantes (notamment p. 296, n. 1}, que Léopold Baillard, l'étrange 
héros de son livre, fondateur, tout comme Naundorf lui-même, d’une 
nouvelle et bien éphémère religion, fut en relations avec Vintras, 
lequel avait recu les secrets de Martin de Gallardon et prophétisait 
pour Naundorf. Il savait aussi, bien qu'il n'en ait pas parlé dans son 
ouvrage, que la ligne qui va par Vintras de Martin de Gallardon aux 
‘Baillard, rencontre en un certain point le Polonais André Towiänski 
(qui devait fournir quelques traits à la figure de Piero Maironi, le 
Saint de Fogazzaro), lequel laissa en Italie une pléiade de disciples, 
entre autres Tancredo Canonico, qui mourut président du Sénat, 
puis un étrange archevèque capucin, Mgr. Passavalli, dont l'influence 
s'exerça fortement sur l’évolution du P. Hyacinthe, et enfin M. Attilio 
Begey, avocat à Turin, détenteur et éditeur des ouvrages de To- 
wiänski. 

Il eût été intéressant de chercher à situer Martin de Gallardon 
dans la série de ces réformateurs visionnaires. Peut-être aurait-ce 
été le vrai moyen « d'esquisser, comme dit M. Lenôtre, (p. 211) le 
singulier petit groupe d'adeptes sur lequel s'exercait l'influence du 
prophète ». L- C. 


COMPTES RENDUS 169 


Dom C. BUTLER, Benedictine Monachism, Studies in Benedicline Life and 
Rule. Londres, Longmans, 1924. In-8° de x-#24 P. 


Ce livre (1) se déclarait, dès sa première édition (1919), fait surtout 
pour les Bénédictins eux-mêmes. Qu'une réimpression en soit si vite 
devenue nécessaire prouve assez que des lecteurs profanes y peuvent 
trouver plaisir et profit. L'ouvrage est en effet très attachant. Le sujet 
le voulait : il est impossible de ne pas âtre touché par la beauté et la 
grandeur éminemment raisonnables de cet déal bénédictin, de cette 
règle de saint Benoît dont notre Viollet-le-Duc disait qu’elle était peut- 
être « le plus grand fait historique du Moyen-Age » — c'est Dom 
Butler lui-même qui ajoute, fort raisonnablement aussi, que Viollet- 
le-Duc exagérait sans doute... Car dès les premières pages On. 
s'aperçoit que le bon sens très anglais de l’auteur est pour beaucoup 
dans le charme de son livre. | 

Ses premiers chapitres, qui résument l'histoire du monachisme pré- 
bénédictin, et de saint Benoit lui-même, semblent écrits surtout pour 
corriger l'impression de ceux qui verraient dans la vie bénédictine un 
souci dominant d'ascétisme et de pénitence, et non une véritable pro- 
testation contre les austérités d'un érémitisme égyptien, où du moins 
contre l'idée qu'elles sont essentielles à quiconque veut cultiver son 
âme loin du tumulte du siècle. 

Toute une série de chapitres suit, qui décrivent, en détail, cet ascé- 
tigme modéré, ce mélange heureusement équilibré de prière publique 
et privée, Ce mysticisme sans théorie philosophique et Sans exaltation 
extrème, cette recherche à la fois d'action et de contemplation, cette 
stabilité si justement cultivée (avec des exceptions d’ailleurs, en cas 
de besoin) pour assurer la vie de la famille monastique, cette pauvreté 
personnelle que tempère l'aisance communé, ce gouvernement libéral 
qui prévoit que chaque maison peut avoir son caractère propre, etc. 
Qui ne devinerait dans tout ceci ce qui peut particulièrement plaire à 
un anglais? En vérité, Dom Butler parle comme parlait le D° Arnold, 
et tout fondateur de « public-school », lorsqu'il déclare par exemple 
(p. 213) que « le Bénédictin idéal, tout en étant prêt à admirer d'autres 
communautés, et à reconnaître qu'à tel ou tel égard elles peuvent 
l'emporter sur la sieune, doit fermement croire, intimo cordis 
affectu, qu’en somme sà communauté à lui est la meilleure, et son 
monastère le lieu du monde le plus désirable pour lui »; et il y a de 
l'humour discret dans telle autre phrase qui cencède qu'« une cer- 


(4) Une traduction française a été publiée chez l'éditeur de Gigord (Paris, 
1924) par M. Ch. Grolleau. 


170 | COMPTES RENQUS 


taine aisance soigneusement ordonnée, en matière temporelle, et de 
certaines aménités de vie, paraissent être la condition d'existence la 
plus saine pour une communauté bénédictine » (p. 159) ; après tout, 
n'est-ce pas appliquer très lésitimement la loi du « développement » 
de Newman que de voir dans le stylet et les tablettes de saint Benoît, 
que chaque moine peut exceptionnellement posséder en bien propre, 
l'équivalent ancien de nos machines à écrire (p. 151)? 

Ainsi va ce livre, plein de science et de raison souriantes. Vers la 
fin, comme de juste, le ton s'élève, lorsqu'il s’agit de rappeler à grands 
traits l’histoire de l'idée bénédictine à travers les siècles, l'histoire des 
œuvres d'apostolat, d'éducation, l'histoire enfin des grandes études 
qui ont rendu le nom des Bénédictins célèbre dans le monde entier. 

Une trentaine de pages de notes, de corrections et de discussions 
termine cette seconde édition de l’ouvrase., Je m'excuse de ne pouvoir 
aborder le terrain de l'histoire savante où souvent Dom Butler entraîne 
son lecteur. Je cède seulement à la tentation de signaler, comme un 
nouvel exemple de l'esprit que j'ai voulu surtout mettre en évidence, 
le petit paragraphe savoureux (p. #1#-#l5] où le vénérable abbé 
(exactement ex-abbé) de Downside défend contre ses critiques l'usage 
du tabac, voire mème, pour les jours de fète, d'un peu de « whisky 


and soda ». 
A. KoszuL. 


La Palestine. Paris, Bonne Presse, 1922 In-8° de xziv-802 p. 


Ce livre est la troisième édition du « Guide historique et pratique », 
publié par les professeurs de Notre-Dame de France à Jérusalem. Il 
s'ouvre par une série de renseignements, suivis d'utiles informations 
sur la Terre Sainte, la géographie, l'histoire et la population de Pales- 
tine. L'ouvrage lui-même se divise en quatre parties : la Judée, la 
Samarie, la Galilée, la Syrie centrale. Un appendice final est intitulé : 
Autour de la Médilerranée. 

Les auteurs ne se sont pas proposés de rédiger un guide exclusi- 
vement pratique. Ils ont eu « principalement en vue d'évoquer sous 
les pas du pèlerin les choses du passé»; (Avant-propos, p. V). Aussi 
le texte fait-il «la part très large aux innombrables souvenirs de ce 
sol privilégié entre tous. Il les rappelle avec soin dans un fidèle résumé 
de l'histoire sénérale, et dans chacune des visites. La partie géogra- 
phique y est surtout envisagée dans ses rapports avec l'histoire » 
(Ibid). Cette troisième édition est & soigneusement revue et augmen- 
tée ». Elle utilise les travaux récents comme elle tient compte du nou- 
vel état politique, créé en Syrie et en Palestine. Ce livre mérite d’étre 
recommandé aux pèlerins, aux touristes, à tous ceux qui s'intéressent 


COMPTES RENDUS 471 


aux questions palestiniennes et libano-syriennes. D'une lecture agréa- 
ble, il est accompagné de tableaux, de plans et de cartes géographi- 
ques. | 

Il reste, cependant, quelques détails à corriger. Ainsi, par exemple, 
les statistiques semblent incomplètes. La résidence de Leurs Béati- 
tudes le patriarche maronite et le patriarche melkite catholique n'est 
pas à Beyrouth {p. 58-59), mais à Bekorki (près Djounieh) et à Néo- 
Kannoubin {nord du Liban), pour le preinier, à Damas et en Egypte, 
pour le second. Les Italo-Grecs ne sont pas tous sous la juridiction des 
évêques latins (p. 58), le diocèse gréco-albanais de Eungro ayant été 
constitué, en 1919, par Benoît XV. Le patriarche copte porte le titre 
non de patriarche du Caire (p. 60) mais de patriarche d'Alexandrie. 

Nous formons le væu que la prochaine édition consacre une plus 
large place aux pays de mandat français : Syrie et Grand-Liban que 
visitent, en nombre toujours croissant, les voyageurs, les artistes et 


les archéologues. 
Pierre Dis. 


ARCHIVES DE PHILOSOPHIE, VOÏ. 2, cahier 2. Bibliographie critique. Paris, 
Beauchesne, 1924. In-8°, 282 p. 


Volume consacré à l'analyse critique des principaux ouvrages philo- 
sophiques parus en 1922 et 1923. Quelques recensions, comme celle de 
l'ouvrage de Brunchwicg : l’Erpérience humaine et la causalité physique 
ou du Procès de l'intelligence, tendent à renseigner le lecteur, non 
seulement sur le contenu et la valeur d'un livre, mais encore sur telle . 
ou telle direction prise par la philosophie contemporaine, et c'est chose 
excellente. D’autres sont par trop dépourvues d'ainénité, Après avoir 
écrit à propos du Duns Scot de M. Landrv, que la critique du Père 
Ephrem Longpré, « eût gagné en force si elle avait été plus sereine », 
le P. Descoqs aflirme que ce travail se caractérise par l'ignorance des 
grandes controverses scolastiques, par l’inintelligence de leur signif- 
Cation profonde et parun parti pris de dénigrement à l'égard du 
Docteur Subtil. Ailleurs il reproche à M. Mathieu de n'avoir pas fait une 
œuvre impartiale. Dès lors qu'il juge l'ouvrage mauvais, la bonne foi 
de l'auteur semble lui devenir suspecte. 

NOEL FRANQUETERRE. 


Gaston Sonrais S. J. Traité de Philosophie, 2 vol. in-8e de 876 p. et 982 
Paris, Lethielleux, 1924. 
Gette cinquième édition du Traité de Philosophie publié par le 
P. Sortais a été soigneusement revue et considérablement ausinentée, 
Le chapitre de Ja perception s'est accru d’un aperçu sur l'assimilation 


172 COMPTES RENDUS 


vitale des Scolastiques et sur la théorie inluitioniste de Bergson, la logi- 
que formelle, d'un appendice sur l’Algèbre de la Logique ou Logistique 
des contemporains L'étude du Pragmatisme a trouvé place dans le 
chapitre consacré au critérium de la Vérité. En morale les conceptions 
de Durkheim et de L.évv-Brühl sur l'obligation morale et le Souverain 
Bien ne sont plus passées sous silence. Enfin on a jugé bon d'exposer 
en métaphysique les problèmes de la distinction entre l'essence et 
l'existence, de la puissance et de l'acte, de lamatière et de Ja forme 
et même la doctrine augustinienne de l'illumination dans l'interpré- : 
tation de laquelle l'auteur se sépare des thomistes. On le voit le Traité 
est complet; on serait presque tenté de dire qu'il l'est trop. A propos 
de chacune des questions qu'il aborde le P. Sartais expose et réfute 
toutes les opinious jeunes ou vieilles. Le lecteur, surtout s’il est un 
débutant, risque de ne pas se reconnaître dans cette multitude de 
doctrines. Ce danger de sa méthode semble n'avoir pas échappé à 
l'auteur, car il a placé en tête de son livre un chapitre préliminaire 
destigé « à mettre en évidence les principes qui l'ont guidé dans Ja 
composition » de son traité. Ces pages sont les mieux venues de son 
travail. On y trouvera des remarques très nettes sur la relativité de 
la connaissance sensible et de la connaissance humaine en général et 
sur le procédé par lequel, prenant pour point de départ la connais- 
sance de l’être que nous fournit la conscience, nous nous élevons à 
la connaissance des réalités extérieures et à la connaissance de Dieu. 
Noël FRANQUETERRE. 


F. Nicozarpor. Flore de gnose. Laggrond, Pellis et Bergson. Paris, 1924, 
chez l’auteur, 3, rue Buller, In-8°, 142 p. Prix 6 fr. 50. 


En l’année 1884 la librairie Alcan mettait en vente un ouvrage 
L'univers, la force et la vie, imprimé à Lausanne sous le pseudonyme de 
Lagsrond. Pour des raisons tirées du livre et exposées tout au long 
dans un autre travail intitulé Un Pseudonyme Bergsonien, M. Nicolardot 
en avait attribué la paternité à M. Bergson. De nouvelles recherches 
lui font rejeter aujourd'hui l'hypothèse qu'il proposait hier. Bergson 
n'a pas écrit l'Univers. Ce livre — c'est du moins ce que l'auteur veut 
établir dans les 2° et 3° chapitres — résulte de la collaboration de 
deux écrivains suisses : Auguste Glardon, ancien pasteur vaudois, 
connu pour son rôle dans l'affaire Astié, et Ed. Pellis, insénieur, né et 
mort à Lausanne, auteur d'une Philosophie de la mécanique. F. Nicolar- 
dot nous fait connaitre la personnalité de ces deux écrivains, les 
influences qu'ils ont subies, la part qui revient à chacun d'eux dans la 
rédaction de l'Unirers. Il rappelle ensuite les nombreuses et curieuses 
afinités qu'il a précédemment relevées entre le livre de Easgrond et 


COMPTES RENDUS 173 


l’œuvre de Bergson. Ni l'influence de Kant, de Schopenhauer, de Del- 
bœuf et de Lewes, ni celle de la Gnose qui se retrouve manifestement 
chez Bergson et que dut subir Lasgrond, ne lui paraissent suftire à 
expliquer des analogies non seulement dans la doctrine mais dans le 
style, les comparaisons, les métaphores. Il a dû y avoir emprunt. Sans 
doute Beryson a déclaré, en 1923, qu'il « n'avait jamais entendu parler 
de Laggrond ». Mais sa mémoire a pu le trahir. [la bien déclaré aussi 
qu'avant d'écrire l'Essai sur les Données immédiates de la Conscience, il ne 
connaissait rien du « Stream of Thouyht » de W. James et qu'il ignorait 
jusqu'au nom même de Ward alors qu'une revue dont la lecture lui 
était familière, le Mind, avait publié les études du premier et discuté 
celles du second, et que, chez nous, la Revue philosophique les signalait 
à l'attention des philosophes. Le même phénomène d’oubli a dù se 
produire pour ce qui concerne l'Univers de Lagsrond. En 1886, Picavet 
en avait rendu compte dans la Revue philosophique ; l'année précédente 
la Critique philosophique que lisait Bergson, puisqu'il la cite dès les 
premières pages de sa thèse francaise, contenait une critique du même 
livre par Ch. Sécrétan. Tout porte donc à croire que Bergson a connu 
l'Univérs et qu’il s'en est inspiré à son insu. 

Telle est, en résumé, l'hypothèse émise dans cet ouvrage. Les esprits 
curieux des origines de la philosophie bergsonienne liront ce livre 
pour s'en inspirer et plus encore, peut-ètre, pour le discuter. A notre 
avis, M. Nicolardot prouve tropoune prouve pas assez : si la parenté 
entre l'écrit de Laggrond et les œuvres de Bergson s’attirment jusque 
dans des détails de style, de simples réminiscences peuvent-elles suf- 
fire à l'expliquer ? 

NOEL FRANQUETERRE. 


Henri Gounier, La pensée religieuse de Descartes (Études de Philosophie 

Médiévale,t. VI}. Paris, Vrin, 192%. In-N° de 328 p. 16 fr. 

« Je crois, disait naguère M. Gilson, que s'il importe dans certains 
cas de réduire les hommes à des idées, il est beaucoup plus important 
encore de comprendre les idées par les hommes ». A peu près tous 
les historiens de la philosophie ont adopté le premier de ces points 
de vue lorsqu'ils ont étudié le systéme de Descartes. Attentifs à ce 
qu'ils appellent le mouvement des idées et concevant plus ou moins 
cette évolution comme régie par des lois inéluctables, ils ont considéré 
le cartésianisme comme l'un des anneaux d’une tradition dont ils 
sont eux-mémes le terme. En dépit de sa volonté expressément atlir- 
mée de « défendre la cause de Dieu », ils ont fait de Descartes non 
seulement le continuateur de Giordano Bruno, mais un rationaliste 
qui, s’il pouvait revenir parmi nous, saluerait dans les philosophies 


174 COMPTES RENDUS 


modernes le triomphe de ses propres idées. M. Gouhier a eu l’heureuse 
inspiration de faire choix de la méthode opposée. Laissant de côté ces 
comparaisons à vol d'oiseau qui conduisent l'historien à imaginer les 
intentions et les idées d'un penseur d'après les siennes propres, il a 
entrepris de désager la personnalité intellectuelle de Descartes, de le 
faire revivre avec ses désirs, ses préoccupations, ses passions, de 
montrer comment il a subi les influences de son siècle et réagi à 
chacune d'entre elles à mesure qu’elle se produisait. Non pas qu’il ait 
voulu brosser un portrait du philosophe; c’eüt été figer dans une atti- 
tude plus ou moins arbitrairement choisie une vie humaine faite d'’at- 
titudes successives qui ne sortent pas nécessairement les unes des 
autres comme une conclusion de ses prémisses. Il s'est livré à une 
analyse attentive et complète des œuvres de Descartes, les parcourant 
dans l'ordre de leur composition afin de noter les états d'âme, les 
préoccupations, les variations de leur auteur aux différentes phases 
de sa vie et de sa production philosophique. H a suivi et il nous fait 
suivre Descartes d'année en année, de 1618 à 1629, de l'arrivée en 
Hollande au Discours de la Méthode, de 1637 à 1640, époque où il com- 
pose les Méditations. mélaphysiques, de 1640 à 1644 période pendant 
laquelle il compose les Principes, de 1644 à 1660 années durant les- 
quelles, après avoir essayé de conquérir les universités à sa doctrine, 
il cherche, tout en rédigeant le Trailé des Passions, à gagner la reine 
de Suëde et, par elle, les cours à son système. 

Conduite d'après une méthode aussi scrupuleuse, l'étude de 
M. Gouhier n'offre pas la belle ordonnance des savantes reconstructions 
auxquelles ses prédécesseurs nous ont accoutumés; elle est toute 
chargée de citations, de documents qui arrivent au moment voulu. 
Mais n'était-ce pas l'unique moyen de comprendre la pensée d’un 
philosophe qui fut, comme on le remarque fort justement « l’un des 
esprits les plus subtils de notre histoire » et dont par conséquent 
l'évolution doctrinale « ne se prête plus aux simplilications élégantes »? 
Ce minutieux examen des textes conduit M. Gouhier à cette conclusion 
qu'en Descartes le physicien et le métaphysicien ne font qu'un, que 
toutes ses wuvres dérivent d'une même préoccupation apolosétique, 
qui a pris des formes différentes avec les époques, qui s'est compliquée 
tout au long de sa vie « en se fondant dans cet enchevétrement de 
désirs et d'idées » qu'est une conscience d homme. Descartes n’a pas 
a trouvé dans la métaphysique une simple introduction à la science; 
il la cultiva d'abord pour elle-même et il ne cessa jamais de voir en 
elle une introduction à la reliwion » (p. 181). Ainsi Descartes a été ce 
qu'il à déclaré être et vouloir ètre : un catholique désireux de ren- 
forcer ses croyances menacées par les calvinistes et les athées. Pour 
lui, « fonder la physique et défendre la cause de Dieu furent une 


COMPTES RENDUS 475 


seule et même tâche » parce qu'en nous rendant maitres et posses- 
seurs de la nature la science nouvelle « devait faire éclater la gloire 
de Dieu législateur de l'univers ». 

Dans la deuxième partie de son ouvrage M. Goubhier approfondit les 
rapports de la raison et de la foi vhez Descartes. Si Descartes dis- 
tingue les deux domaines, s’il se refuse à appuyer sa philosophie sur 
la Bible, s'il condamne « ces esprits hrouillans qui mélent science et 
relision », il se garde bien de séparer ces deux choses à la facon des 
partisans d'une doctrine de la double vérité, il souline avec satisfac- 
tion l'accord de ses doctrines avec les Livres Saints. Cela peut nous 
paraitre étrange à nous qui avons pris coutume d'opposer le Dieu de 
Descartes et le Dieu de Pascal, pourtant le Dieu de Descartes est le 
Dieu des Chrétiens. Descartes déclare expressément que sa philoso- 
phie nous le doit faire aimer, car « elle nous le fait connaître et elle 
est tout entière suspendue à celte connaissance ». Or du moment 
qu'on connaît Dieu comme il faut, « on ne peut pas ètre sans amour 
pour lui ». Descartes, conclut M. Gouhier, a sa place marquée dans le 
mouvement de résurrection catholique dont la première partie du 
xvue siècle fut le témoin. « I} en représente, si l'on veut, la forme la 
moins mystique, celle qu'un tel élan pouvait recevoir lorsque sortant 
du Carmel et de l'Orataire, il traversait le siècle et rencontrait la 
foule titde des fidèles » {p. 285). 

Tout penseur emprunte à son milieu. Aussi M. Goubhier étudie-t-il, 
dans ses deux derniers chapitres, les sources de Descartes. Descartes 
n'est ni un « libertin », ni un homme de la Renaissance, sa philoso- 
phie est, à ses propres yeux, une philosophie nourelle et non pas 
renouvelée de l'antique. Descartes ne dérive pas non plus comme 
l'ont écrit Clerselier, Huet, Espinas et surtout M. Gilson, de la tra- 
ditiou augustinienne. Il est beaucoup plus près du thomisme auquel 
il s'apparente par son intellectualisine et sa distinction de la raison 
et de la foi. Cette partie est, à notre avis, la moins solide de lou- 
vrage. Elle paraît reposer sur cette idée, si discutable comme M. Gil- 
son l'a moutré dans sa philosophie de saint Bonaventure, que l'au- 
gustinisme est &« moins un système qu'un esprit ». Certes il entre des 
éléments thomistes dans la philosophie cartésienne comme il ÿ entre 
aussi et sans doute plus encore des éléments augustiniens. Les histo- 
riens pourront s'efforcer de rattacher Descartes à l'une ou à l'autre. 
de ces deux traditions, ils n'y parviendront pas sans peine. N est-ce 
pas, en etfet, le prapre du penseur de ginie d'emprunter à tous Îles 
courants intellectuels de son teinps et de transiormer tout ce qu'il 
en retient par l’infusion d'un esprit nouveau ? 

Noël FRANQUETERRE. 


176 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ 


\ 


CHRONIQUE DE LA FACULTÉ 


4. — Chez les Anciens. — Plusieurs étudiants ont quitté Strasbourg 
en juillet dernier. M. Salguiero, après avoir soutenu sa thèse de doc- 
torat, est devenu professeur au grand Séininaire de Coïmbre (Portugal). 
MM. Knapik et Verfailhie, dont les thèses ne sont pas encore achevées, 
enseignent le premier à la maison centrale des prêtres de la Mission, 
à Cracovie : l'autre au scolasticat des Pères du Sacré-Cœur, à Louvain. 
M. Spikowski, tout en achevant Ja rédaction de sa thèse de doctorat, 
remplit les fonctions de vicaire à Sobota {Polosne). M. Dumoutet a été 
nommé secrétaire de la Revue Apoloyélique, à Paris ; sa thèse est à 
l'impression. 


2. — Collège universitaire des clercs étrangers. — La charge de supérieur 
et la direction spirituelle ont été confiées à M. Kieffer; les fonctions 
d’économe à M. Neveu. Quant à M. Basile, il se consacre tout entier à 
compléter la préparation intellectuelle des jeunes clercs. 


3. — Examens. — A la session du mois de novembre ont subi avec 
succès les épreuves du baccalauréat en théologie : MM. Charles Collin 
(Suisse), mention assez bien; Iwanicki (Pologne), mention assez bien; 
Schroetter (Strasbouru), mention assez bien; Stosko (Poloune). 

M. Stomkowski (Pologne) à été recu licencié en théolosie. 

MM. Joseph - Eugène Schmitt (Strasbourg) et Ryster (Pologne), ont 
obtenu Île dipldme de droit canonique. 


Le Gérant : JosEPH GAMON. 


Le Pus-en-Velay. — Imprimerie La Hantr-Lorre. 


BERNARD SAISSET 


-___ ÉVÊQUE DE PAMIERS 


(Suite) (4). 


V. — BERNARD SAISSET INCULPÉ DE LÈSE-MAJESTÉ ET DE TRAHISON 
(1301-1302). 


1. — Les origines du conflit. 


L'affaire du pariage de Pamiers à peine conclue, celle de la 
formation du diocèse étant provisoirement en sommeil, Saisset 
se vit impliqué dans une autre, plus grave que les deux premiè- 
res, où le roi de France lui-même fut partie contre lui (2). Il ne 


(4) Cf. Revue des Sciences religieuses,t. V,1925,p. 416-438; V, p. 565-590; 
t. VI, p. 50-71. . 

(2) Le dossier de ce procès se compose : 4° de l'information testimoniale 
recue par les enquêteurs royaux (conservée au Trésor des Chartes. Archives 
nat. J. 336. n. 10); %° du Mémoire de Saisset au roi contre ces derniers, 
J. 336, n. 91 ; <es deux pièces ont été publiées par Dupuy, Hist. du différend, 
etc., pp. 631-653 et rééditées dans Gallia Christ. t. XI, instr. cc. 120-134); 
— 3° de l'acte d'accusation présenté par P. Flote à Senlis (J. 336, n. 12) ; — 
40 D'un récit fait au nom de l'archeyèque de Narbonne de l'affaire Saisset 
depuis le début jusqu'après l'assemblée de Senlis (ces deux derniers docu- 
ments dans ManrÈne, Thesaurus novus anecdol.,t. 1, cc. 1319-1934, dans Duruy, 
pp. 653-666 (le premier), et dans Gall. Chr., ce. 107-118 (les deux) ; — 5° d'un 
. acte des évêques de Béziers et de Maguelonne relativement à l'action de l'ar- 
chevêque en cette affaire (dans MantÈne, c. 1334, et Gall. Chr., cc. 118-120); 
— 6° des instructions dressées au nom du roi pour l'ambassadeur qui devait 
notifier au pape la procédure faite contre Saisset (J. 336, n. 9 ; Durury, pp. 621- 
631); — 7° d'un procès-verbal fait au nom de l’archevèque de Narbonne et 
relatif au transport de Saisset dans un chäteau de l'évêque de Beauvais. 
(Inédit. Coll. Languedoc, à la Bibl. nat., t. 81, fo 109) ; — 8° des lettres de 
Boniface VIT, qui seront indiquées à leur place. — Des analyses ont été faites, 
à diverses époques, des pièces de ce dossier. On en trouve une aux Archives 
de l'Ariège, G. 15, n. 1; une autre aux Archiv. nat. U.t. 186 ff. 64-76. 


Ravus os Scixncus neELIG., t. VA, 1926. 12 


178 MS VIDAL 


s'agissait plus de droits temporels à défendre, de juridiction épis- 
copale à délimiter. L’honneur même du prélat fut en cause et 
sa vie en péril, Les deux premières affaires laissaient après elles 
un héritage de rancunes dont celle-ci fut grevée par les soins des 
deux rivaux de Saisset. Le comte de Foix et l’évêque de Tou- 
louse se firent contre lui une arme de sea propres imprudences 
et des saillies de son humeur acerbe. Celles-ci ayant atteint la 
majesté royale, Philippe le Bel voulut en tirer vengeance. 

Saisset et lui étaient de connaissance. L'abbé de Pamiers, puis 
l'évêque, avait longtemps contrecarré les volontés royales au 
sujet de l'accord avec le comte. Il s'obstinait à demeurer lié au 
roi en un pariage, dont le roi ne voulait à aucun prix. Il avait 
paru à la cour à plusieurs reprises pour y soutenir ses préten- 
tions. En 1298, tandis que se déroulaient les solennités de la 
translation des reliques de saint Louis, Saisset et les gens du 
comte se rencontrèrent à Paris, et, au dire de ceux-ci, l'évêque 
8e laissait aller à des propos sévères sur la cour et à des injures 
contre le roi ({). Il disait couramment que bien naïf aerait-on 
d'attendre justice et vérité de gens si faux et si corrompus. 

Ces aménités ne tombaient pas dans Île vide. L’imprudent pré- 
lat se faisait sa réputation. À Pamiers, à Toulouse, en Langue- 
doc il se contenait moins encore. Ceux qui assistèrent, au prin- 
temps de l'an 1300, à sa réconcilialion avec le comte, l'enlendirent 
proférer des paroles qui donnaient à douter de son loyalisme 
envers le rai de France. Ses ennemis recueillaient avec soin ces 
bavardages, et au besoin les corsaient de malice. Roger Bernard 
disait à un de ses familiers, au sortir d'une entrevue: avec l’évè- 
que: « Vous avez entendu ce qu'a dit ce traître ? Ayez soin de 
vous en squyenir » (2). 

Ce qu'il prétendait avoir entendu de ses oreilles, et qui consti- 
tue l'essentiel de l'acte d'accusation, le comte en personne 
déelarera en avoir instruit l'évêque de Toulouse « en lui recom- 
mandant d'en faire au roi la dénonciation (3) ». Ce fut à la Saint 
Jean de l'an 1300 que Pierre de la Chapelle recut ses confiden- 
ces, dans le jardin des Frères-Précheurs de Pamiers. Mais il ne 


(4 Duruv, 648,649. Dépositions de Guillem Montaner et d'Antoine de Layree 
(2) Dueur, p. 646, cf. pp. 635, 636; 647, etc. 
(3) Op. cit., p. 634. 


|} 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 179 


se pressa pas, dit-il, d'informer le roi. Il ne s’y décida qu’à Pa- 
ques de 1301, lorsqu'il eut appris que d'autres dénonciateurs 
l'avaient devancé. Il sortit alors de la réserve qu'il avait gardée 
par scrupule, ne voulant pas charger celui avec qui il se trouvait 
en procès. Il fit son rapport, en ayant soin de ne point révéler le 
nom du coupable (1}. Saisset ne s’y trompera pas. Dès que cette 
dénonciation aura eu pour effet de mettre en train la justice, il 
se plaindra au roi d’être victime des machinations de l’évêque de 
Toulouse ? « procurante et ordinante episcopo Tolosano » (2). 

Les chroniqueurs ne nous instruisent que des rumeurs infa- 
mantes qui provoquèreni l’action royale. Ils disent que, Saisset 
ayant tenu, en bien des endroits, contre le roi, des discours offen- 


sanls, et tenté d’impliquer certains seigneurs dans un complot 


de trahison, fut cité 4 la Cour et mis en état d'arreslation (3). 
Selon de lardifs informateurs l’offense au roi eût été plus directe. 
L'évêque s'en serait rendu coupable, à l'occasion d'une mission 
dont le pape l'aurait chargé. D'après les uns le légat aurait engagé 
le roi à prendre la Croix et à partir pour les Lieux Saints (4). 
D'après les autres, il l'aurait gourmandé de ne point mettre en 
liberté le comte de Flandre et ses enfants. Prenant feu dans la 
discussion, le fougueux prélat aurait lancé des invectives, déclaré 
que Philippe ne lui était rien et le pape tout et menacé de jeter 


 l'interdit sur le-royaume si le prince ne déférait aux volontés du 


Pontife (5). Pour toute réponse le monarque aurait ordonné l'ar- 
restation de cet insolent. 

Mais il n’est point nécessaire de recourir à une scène aussi 
dramatique pour expliquer la mesure prise contre Saisset. Lèse- 
majesté, trahison : si la rumeur publique ne portait pas encore 
en tous lieux, à la charge de l'évêque, ces graves accusations, 


(4) Op. cit., pp. 641-642. 

(2) Op. cit., p. 652. x 

(3) Chron. de G. de Nangis, éd. Géraud, 1843, t. 1, p. 313; Continuateur 
de G. de Nangis, op. cil., p. 529 ; Grandes Chroniques de S. Denys, éd. P. Pa- 
ris,t. V, p. 134-135 ; Contin. Girardi de Fracheto, dans Hist. de la France, 
t. XXI, p. 19. 

(4) Manca, De Concordia sacerdotii el Imperii, Venise, 1110, p. 137; H. De 
SPONDE, Annales ecclesiastici, Paris, 1641, t. {, ad an. 1301, n. V: Gall. Christ. 
XL, c. 158. Voir Hauræau, Richard Leneveu !{Hist. litt. de la France, t. XXVI, 
P. 542) ; DRuMANN, Geschichle Bonifacius d'Achten, t. I, p. 5-6. 

(5) Dupuy, p. 9. 


180 MS VIDAL 


elles étaient venues aux oreilles du roi de la manière dite. Sur 
quoi Philippe IV prit sa décision. 

[l manda dans le Languedoc, sous prétexte d’affaires adminis- 
tratives à y traiter (1), deux « réformateurs » spéciaux, Richard 
Leneveu, archidiacre d'Auge, dans l’église de Lisieux (2), et Jean 
de Picquigny, vidame d'Amiens (3), avec mission de recueillir en 
grand secret (secrelè, cautè, ut a populo ante tempus hoc non posset 
percipi) toutes informations et confidences ayant trait à ces 
rumeurs (4). | 

Vingt-trois témoins furent entendus, du printemps à la fin de 
l'été 1301. Le comte de Foix comparut le premier, le 31 mai ; 
celui de Comminges, le dernier, alors que déjà l’inculpé était en 
route pour Senlis, en septembre. Avec eux vinrent leurs officiers 
et amis ; avec Roger Bernard, son sénéchal, Pierre Arnaud de 
Castel-Verdun, son familier, Brunet de Montaut (5), ses juriscon- 
sultes Jacques Dumoulin, Raymond de Roergue, Guillem Mon- 
taner, Roger de Layrac,; Bernard Pontaner, Guillem Dupont, 
Bernard de Laroque, chanoine de Narbonne, curé d’Arzens, au 
diocèse de Carcassonne (6). 

Dans leurs récits le comte et ses hommes se référèrent presque 
tous à des incidents dont ils avaient élé témoins l’année précé- 
dente, au moment où se préparait la réconciliation de l'évêque 
et du comte et où le premier cherchait par des promesses allé- 
chantes à induire son ancien rival à s’insurger contre le roi (7). 
Les réunions qui se firent alors, l'attitude qu'y prit Saisset, les 
propos qu'il y tint me paraissent avoir été décisifs dans la pré- 
paralion du coup qui devait frapper l’imprudent prélat. 

D'autres témoins, el non des moindres, parlèrent avec plus de 


(1) En particulier pour enquêter sur la conduite des inquisiteurs, B. Hav- 
RÉAU, Bernard Délicieur el l'Inquisilion albigeoise, Paris, 18177, pp. 14-98. 

(2) Haureau, Richard Leneveu, rec. cilé, pp. 339-351, Ce personnage devint 
évèque de Béziers en 1306 et mourut en 1309, Eusez, 1, p. 137. 

(3) Haureau, B. Délicieur, pp. 63-15; H. Cn. Lea, Hist. de l'Inquisition au 
M.-Age, trad. S. Reinach, Paris, 1904, t. 11, pp. 90-99. 

(4) Durury, p. 628. 

(5) Celui-ci comparaîtt à deux reprises (Duruy, pp. 637-646); d'où il suit 
que certains auteurs ont compté 24 témoins au lieu de 23. 

(6) Il n'apparaît pas clairement que ces deux derniers soient de la suite 
du comte, mais ils ne sauraient être comptés au nombre des amis de Saisset. 

(1) Par ex. Duruy, pp. 633, 636, 637, 6417, 649. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 181 


circonspection, ne rapportant que des ouï-dire, ou s’excusant de 
mal se souvenir; tels, l’évêque de Toulouse et les deux évêques 
de Béziers et de Maguelonne (1), mis en cause par lui et qui, le 
25 juin 1300, avaient assisté à la paix de Pamiers. Même réserve 
de la part de l'abbé de Saint-Papoul, diocésain de Saisset, et 
surtout de la part des deux dominicains Arnaud Dejean, inquisi- 
teur de Pamiers, et Pierre Bernard, prieur du couvent de cette 
ville, qui excusent plutôt qu'ils ne chargent. 

Restent les officiers et familiers de Saisset : Bernard Tardieu, 
prêtre, son camérier, qui le représenta au procès de délimitation 
de 1296, Pierre Baudry, son trésorier, Pons Faure, viguier de la 
coseigneurie, et Périco, camérier, dont les témoignages doivent 
être tenus en suspicion. L'évêque se plaindra que certains de ces 
hommes avaient été mis à la question (2). 

Dans son mémoire Saisset laisse entendre que l'enquête fut 
faite en deux temps. D'abord des interrogatoires clandestins de 
témoins ; puis une action directe contre l'évêque et ses fami- 
liers ; les biens de l'inculpé mis sous séquestre par le sénéchal 
de Toulouse, avec installation de garnisons ; citation de l'évêque 
à comparaitre au lieu de Saint-Félix de Caraman, hors de son 
diocèse. À grand peine peut-il s'y faire représenter par des pro- 
cureurs, et quand ceux-ci se présentent, prêtres ou clercs, ils 
sont mis au cachot. Obligé de se rendre à Toulouse pour deman- 
der le retrait du séquestre, l'évêque s'y morfond quinze jours en 
instances, y fait des frais considérables et n'obtient le départ des 
garnisaires qu'en fournissant caution et en soldant les dépenses 
et les gages de ces hommes. 

Ce n'est qu’un répit. Saissel veut en profiter pour se mettre à 
couvert, car il sent que l'affaire est grave. Il songe à son protec- 
teur Boniface VIIT. Il dépèche à la cour de France l'abbé du Mas 
d'Azil, Raymond Athon, pour solliciler du roiet du métropolitain 
de Narbonne, son supérieur, l'autorisation de partir pour Rome. 
C'était par déférence et non par nécessité qu'il prenait cetle pré- 
caution. Il offrait même ingénument (?) de rendre, à la cour du 
pape, tous les services qu'on voudrait. 


(1) Bérenger Frédol et Gaucelme de la Garde, ceux-là même qui avaient, 
en 1299, procédé à l'enquête rectificative au sujet du démembrement du dio- 
cèse. 

(2) Durury, p. 652; Gallia, ce. 132. 


182 | M°® VIDAL 


Mais il est devancé par ses ennemis. L'abbé du Mas chevauche 
encore sur le chemin de Paris, un exprès le rattrappe. Saisset 
annonce de graves nouvelles. Une nuit (c'était celle du 42 juillet) 
le vidame d'Amiens a fait irruption à grands fracas dans le logis 
épiscopal, le prélat étant dans son premier sommeil. Le vidame 
le mande et, sans exhiber un document qui l'autorisât, il le 
cite à comparaître devant le roi dans un mois. Le surlendemain 
(44 juillet) l'évêque tentait d'amadouer cet officier. Du monastère 
où il résidait il envoyait à Picquigny trois de ses familiers pour 
le convier à diner et obtenir que, par égard pour son grand âge 
et son état de santé, en raison aussi de la chaleur et de la lon- 
gueur de la route, le terme de sa comparution fût prorogé. Mais 
le vidame fil à ces messagers le pire accueil. Il se saisit de leurs 
personnes, les conduisit ignominieusement par les rues de la ville 
et les emmena prisonniers à Toulouse. Or ces gens étaient un 
prêtre, chancelier ou sigillateur épiscopal, Bernard Tardieu, un 
clerc, le trésorier Pierre Baudry, et le viguier Pons Faure, lequel 
dépendait aussi bien du comte de Foix que de l'évêque. 

Ce même jour, l'envoyé royal fil occuper les châteaux, les vil- 
lages, les biens meubles et immeubles de l’évêque. Il saisit jus- 
qu'à ses livres et objets liturgiques, sa crosse et sa mitre, sa 
chapelle, sa vaisselle précieuse et son argent. On perquisitionna 
dans sa chambre, dans sa trésorerie, dans les appartements de 
ses officiers, dans les locaux de l'église. Coffres, armoires, écri- 
toires furent vidés. On fouilla les paillasses des lits dans l'espoir 
d'y découvrir des cachettes d'argent ou de pierreries. Après avoir 
tout complé, pesé et évalué, on apposa les scellés. Papiers et 
documents, lettres papales el royales, furent lus et examinés ; 
certains furent saisis. On eût pu en introduire de faux dans la 
masse pour perdre l'évêque. Nul ne s'y serait opposé, toute cette 
opération ayant eu lieu sans que le prélat y fût présent, ou quel- 
qu'un des siens (1). | 

Moins de dix jours après cette exéculion, l'abbé du Mas d'Azil 
abordait l'archevèque de Narbonne à Orléans (vers le 22 juillet). 
Gilles Aycelin était en route pour Clermont d'Auvergne, où son 
frère, l'évêque du lieu, venait de mourir. Il interrompit son 
voyage, suivit l'abbé du Mas à la cour, alors à Châteauneuf-sur- 


(4) Derty, p. 652, et mieux Gall. Chr.,c. 132-133, 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 183 


Loire. Il narra les événements de Pamiers en présence du souve- 
rain, de l’évêque d’Auxerre, de Louis, frère du roi, de Pierre Flote 
et d’autres conseillers royaux. Philippe le Bel déclara simplement 
qu’il ne demandait pas mieux que Saisset se défendi{ des crimes 
dont on l'accusait. Parce qu'il s'agissait d'imputations énormes, 
où la majesté royale était en cause, le roi avait de la peine à y 
croire. Le suspect serait donc cité à comparailre le jour de l'oc- 
tave de Saint-Michel (6 octobre). Pour l'instant le roi désavouait 
le vidame, en ces excès de pouvoir : arrestation de l’évêque et de 
ses gens, séquestre du temporel. Pierre Flote son chancelier 
expédierait là-dessus les lettres nécessaires. Ce qui fut fait; et 
l'abbé du Mas d'Azil partit aussitôt pour le Languedoc, porteur 
du mandat libérateur. | 

Sur le chemin de Toulouse il fit la rencontre de Jean de Picqui- 
gny qui montait en hâte vers Paris, Il exhiba son document et 
en requit l'exécution. Mais le vidame lui déclara tout net qu'il 
ne ferait rien avant d'en avoir reçu l’ordre de la bouche royale. 
L'abbé ne put se faire rendre la pièce originale. Il n’en obtint 
qu'une copie authentique. 

À quatre lieues de Toulouse, autre rencontre. C'était Bernard 
Saisset qui se rendait à la convocation du vidame. Raymond Athon 
lui communique les dispositions nouvelles : prorogation de l’au- 
dience, levée du séquestre, libération de ses gens. Les voyageurs 
regagnent Toulouse où Saisset attendra la Saint-Michel. 

Tandis que l'abbé s'emploie à obtenir de l’autre commissaire, 
Richard Leneveu, l'exécution des ordres royaux, l'évêque rédige 
et mande à son procureur à Paris, maïîlre Ayineric de Mague- 
lonne, un mémoire destiné au roi. Il y expose les tribulations 
qu'il a subies. À ce que nous savons déjà il ajoute des faits de 
date récente. Ceux de ses gens emmenés à Toulouse y furent 
soumis à la question, et maintenant, après la Saint-Jacques 
(25 juillet), on les conduit au roi afin que si des aveux leur ont 
été extorqués à la charge de l'évêque, ils ne puissent les rétrac- 
. ter, car le vidame continue à les terrifier. 

Picquigny lésine à Saissel l'argent qui lui est nécessaire pour 
son entretien et pour ses frais de route. Il lui retire même une 
partie des sommes qu'il lui avait d’abord laissées, si bien que 
l'évèque ne dispose que de 500 livres. Au reste, les gens d'armes 
ont livré tout au pillage chez lui; et si le roi n'y met bon ordre, 


184 MS" VIDAL 


il n’y aura aucun lieu sûr, au royaume, où Saisset puisse dépo- 
ser son argent. 

En tout celale prélat reconnait la main de l'évêque de Tou- 
louse, qui cherche tous les moyens d'empêcher son collègue de 
Pamiers de se rendre à la cour papale. La cité Toulousaine de- 
meure pratiquement fermée aux familiers de Saisset, Pierre de 
la Chapelle et ses officiers ayant déclaré que ces gens ne sorti- 
raient pas vivants de leurs mains s'ils pouvaient les appréhender. 

Saisset conteste enfin la légalité des mesures prises contre lui. 
Le vidame, dont le pouvoir est limité à la sénéchaussée de Tou- 
louse et de l’Albigeois, ne pouvait agir à Pamiers, dont le ressort 
est Carcassonne. Par surcroît il a violé l’immunité ecclésiastique, 
en un cas réservé. Il est suspect de partialité, autant que ses 
informateurs, qui sont ennemis capitaux de l'inculpé. Il a ban- 
queté avec eux, les a recus chez lui et entretenus en des collo- 
ques fréquents. Il a mis le comble à l’arbitraire en ne faisant 
-aucun cas des lettres royaux dont l’abbé du Mas était porteur. 
« Il a fait toutes ces choses sans même m'avoir cité, ni entendu, 
ni convaincu de crime, par témoins, documents ou aveux, et en 
dehors de tout ordre normal ». Aussi la victime demande-t-elle 
révocation de tous ces actes, réparation des dommages, souhaite- 
t-elle qu'une enquête nouvelle, confiée à un magistrat honnète 
et expert, vienne la réhabiliter avec éclat (1). 

Inutile requête! Les officiers royaux se souciaient bien de léga- 
lité ! Tandis que l'évêque altendait la levée du séquestre, Jean 
de Burlas, maître des arbalétriers du roi, vint le sommer de partir 
dans les vingt-quatre heures pour Paris. Il le chicana à propos 
des gens de sa suile qu'il eût voulu limiter à quelques domesti- 
ques. Mieux que cela, l'officier royal se joignit lui-même à l'escorte 
avec le sénéchal de Toulouse et deux sergents. « C'était pour 
honorer l'évêque », disait-il. En fait il voulait avoir l'œil sur lui. 
Aux élapes, les deux groupes occupaient des logis séparés. Les 
sergents déclaraient qu'ils pourraient, s'ils le voulaient, coucher 
la nuit jusque dans la chambre de l'évêque. Mais leurs chefs se 
hâtaient de les démentir. En toule cette affaire on saisit à chaque 
instant des contradictions qui font penser à un double jeu. 

Tandis que Saisset s'acheminait vers l'Ile de France en cette 


(1) Gallia Chr., ce. 133-134 ; Dupuy, p. 652-653. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 185 


compagnie, son fidèle messager, l'abbé du Mas-d’Azil, rejoignait 
l'archevêque de Narbonne au moment où il se disposait à suivre 
le roi en Flandre (fin août). Gilles Aycelin ne fut pas peu ému au 
récit de tous ces incidents ; et comme il ne pouvait s'écarter de 
sa route, il chärgea Bérenger Frédol, évêque de Béziers, que Phi- 
lippe avait convoqué à Paris pour l'affaire Saisset, d'aller porter 
ses doléances au roi, en Touraine. Il faudrait remontrer au prince 
l'inconvenance extrême du traitement auquel l’inculpé élait sou- 
mis. Il avait l'air d'un détenu, en un tel appareil. Le roi risquait 
les censures de l'Eglise et le salut de son âme, s’il n’y mettait bon 
ordre. | 

Bérenger Frédol étant tombé malade, ce fut Jean de Loris, son 
écuyer, homme de confiance et bien en cour, qu’Aycelin dépécha 
au roi, à son confesseur et aux conseillers-clercs. Les objurga- 
tions du prélat, écrites et orales, (car il en présenta de vive voix, 
après son retour de Flandre, et le nonce du pape insista avec lui) 
n’aboutirent à rien. Le roi se bornait à protester qu'il n’entendait 
point que violence fût faite. Il réprouvait toute contravention à 
cette volonté formelle. De leur côté les officiers royaux juraient 
qu'il ne s'agissait de rien de semblable. En attendant, le vieillard, 
parvenu à Paris, continuait à trainer après lui ces hommes d’ar- 
mes comme le corps son ombre. ‘ 

Avant de le faire comparaître en sa présence, le roi voulut, 
dit-il (4), prendre en personne des informalions complémentaires. 
Il convoqua les témoins déjà examinés par les enquèteurs. Evé- 
ques, abbés, clercs, religieux, nobles et bourgeois, réitérèrent 
leurs déposilions et en firent de plus graves. Philippe en conféra 
avec les grands du royaume, prit conseil de ses juristes. Tous 
furent d'avis que, le scandale étant public, on ne pouvait en lais- 
ser l’auteur impuni. Il fallait qu'il fût incarcéré par son ordi- 
naire, et, à défaut, par le roi lui-même. 

Alors Philippe fixa l'audience de l'affaire au mardi après la 
Saint-Luc (24 octobre), au château de Senlis. 


2. — L'audience royale de Senlis. 


Il présida lui-même la séance. Les archevèques de Narbonne 
et d'Auch, les évêques de Béziers, Maguelonne, Auxerre, Beau- 


(1) Dupuy, p. 629. 


186 M" VIDAL 


vais, Le Puy et Troyes s’assirent à ses côtés. Comtes, barons, 
chevaliers et clercs s’y trouvèrent en nombre. Pierre Flote donna 
lecture de l'acte d'accusation rédigé d’après l'enquête toulou- 
saine. | 

C'étaient, en premier lieu, des propos injurieux pour le roi et 
sa famille. Saint Louis avait prophétisé que le royaume de France 
périrait à la troisième génération, c'est-à-dire du vivant de Phi- 
lippe IV. Saisset prétendait avoir recueilli cet oracle de la bouche 
du saint roi lui-même et il ne s’était pas fait faute de s’en vanter 
à tout venant. Que le royaume doive périr sous ce roi, quoi 
d'étonnant? Ce prince ne vaut rien, n’enlend rien à gouverner. 
Il a beau être le plus bel homme du monde, il ne sait que regar- 
der les gens sans rien dire. Ce n'est ni un homme, ni une bête; 
c’est une statue. Un jour les oiseaux se donnèrent pour roi l’un 
d'eux, nommé Duc. Bel et grand oiseau ! La pie se plaignit à 
lui de l’épervier. L'assemblée des oiseaux fut convoquée, mais 
le monarque n'y sut qu'anonner des monosyllabes. Ainsi fait le 
roi de France. Au surplus, il n’est pas de la lignée de Charlema- 
gne. Il est issu de bâtards par sa mère, une aragonaise. 

Que dire de sa Cour ? Fausse, corrompue, infidèle comme lui. 
Les Languedociens n'ont pas de pires ennemis que ces Français, 
qui ne leur ont jamais fait que du mal et leur ont pris tout ce 
qu'ils avaient. Le roi est faux-monnayeur. Sa monnaie ne peut 
être plus fausse et il est aussi faux qu'elle (1). 

L'évêque ne saurait reconnaitre l'autorité d’un pareil monar- 
que. Aussi bien, Pamiers n'est-il point dans le royaume de France. 
Le roi n'ya rien. Quand les officiers royaux voulaient y instru- 
menter l’évêque tentait de persuader le comte de Foix, son 
coseigneur, de leur résister. 

Il est allé à de bien plus grands excès. C'est un séditieux et un 


(1) 1 n'est pas impossible que l'accusateur royal ait tenté de retourner 
contre le prévenu cette imputation de faux-monnayeur. Dans sa déposition, 
l'évêque de Toulouse avait accusé les gens de Saisset d'avoir mêlé de la fausse 
monnaie au nuiméraire versé par eux pour frais de justice. Mais ce témoin 
n'avait pu préciser ni la somme versée, ni la quantité des pièces fausses 
(Duruy, p. 641). Sur cet indice suspect, les enquéteurs royaux demandèrent 
à Pierre Baudry, trésorier de l'évéque, s'il était vrai que son maître fabri- 
quät de la fausse monnaie — ce que Baudry déclara ignorer— ; et si lui-même 
avait, au nom de l'évêque, acheté de l'argent en lingots, — à quoi il répon- 
dit qu'il avait simplement acheté pour 150 marcs d'argenterie. (Jbid., p. 640). 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 187 


traître. Profitant de ce que Philippe était engagé dans la guerre 
de Gascogne contre les Anglais, il a tenté d'induire plusieurs 
seigneurs à la révolte. Au comte de Foix il promettait le comté 
de Toulouse, s’il voulait prendre les armes et chasser les Français. 
Chose facile, à l’en croire, l’évêque ayant, à Toulouse, des amis 
nombreux, prêts à marcher. On trouverait un allié facile à con- 
vaincre dans le roi d'Aragon. Pourquoi Roger-Bernard ne marie- 
rait-il pas son fils avec une princesse aragonaise, au lieu de lui 
faire épouser la fille de Philippe d'Artois, comme il s'y disposait, 
(et comme il advint, en effet)? Que gagnerait-il à cette union? 
Moins que rien. Tandis que la famille d'Aragon avait toujours 
aimé la maison de Foix. Si le comte se décidait, l’évêque de Pa- 
miers, qui se vantait d’être l'ami intime du roi d'Aragon, irait, à 
ses dépens, négocier cette alliance. 

Un autre seigneur à qui l’inculpé avait essayé de tourner la 
tête, c'était le comte de Comminges. A lui aussi il promettait la 
seigneurie toulousaine. N'y avait-il pas droit, puisqu'il descen- 
dait en ligne directe de l'ancienne maison comtale? Parents et 
amis de l’évèque s’emploieraient pour lui. Il serait reçu à bras 
ouverts. Le seul obstacle sérieux serait l'évêque de Toulouse, un 
Français fanalique, détesté de ses diocésains. On s’en débarras- 
serait en le dénonçant au pape. Saisset n'avait-il pas soumis au 
comte une lettre destinée à Boniface VIII, et qui n'était qu'un 
tissu d’accusations calomnieuses! Il s'agissait d'en faire éerire 
de semblables par les habitants du pays, les consuls et les bour- 
geois de Toulouse. De la Chapelle Taillefer serait écarté; on 
mettrait un homme sûr à sa place, et le pays serait arraché aux 
Français (1). 

Ayant ainsi résumé les charges qui pesaient sur l'évêque, au. 
vu des dépositions testimoniales, l'accusateur en formula 
d’autres dont le roi prétendit que dénonciation lui avait été faite 
par des personnes dignes de foi; savoir : hérésie, simonie et 
blasphème. Nous verrons comment Philippe en fera état dans 
son rapport au pape (2). | 

L'exposé de Pierre Flote prit fin sur une sommation à l'adresse 
de l’archevèque de Narbonne. Ces crimes, ces injures, ces blas- 


(4) Manrène, cc. 1330-34; Duruy, pp. 653-656; Gall. Chr. cc. 116-118. 
(2) Dupuy, p. 628 ; Gallia, v. 110. 


188 MS" VIDAL 


phèmes, ces infamies contre la personne royale, ces attentats 
contre la sécurité de l'Etat, sont notoires dans tout le royaume. 
Ils réclament prompte et rigoureuse justice; et le roi est décidé 
à en poursuivre la punition par tous les moyens. En attendant, 
il est nécessaire que l'inculpé soit mis dans l'impossibilité d’exé- 
cuter ses mauvais desseins, ou de se dérober par la fuite. « Je 
vous requiers, en conséquence, vous, son métropolitain, de vous 
assurer de sa personne et de le garder étroitement jusqu'à ce 
que celui à qui il appartient se soit prononcé ». Le roi offre de 
prêter le concours du bras séculier. « Veuillez donc, car il y a 
urgence, manifester vos intentions ». Sinon, le roi se verra con- 
traint de prendre lui-même les mesures opportunes. 

Accablé par ce réquisitoire Saisset protesla el nia formelle- 
ment. Mais il ne le fit point en séance, ou dans les formes vou- 
lues (extra iudicium tamen negante). Son métropolitain prit aussi- 
tôt position de juge d'Eglise. Désireux de sauvegarder l'immunité 
dont devait bénéficier son suffragant, il déclara vouloir procéder 
avec prudence, prendre conseil des prélats de sa province et de 
ceux de France, et surtout en référer au Souverain Pontife. 

L'assemblée impatientle s’agita. Les ennemis de Saisset eussent 
préféré des voies plus directes. Ils s'emportèrent en vociféra- 
tions et menaces contre lui. Certains grands personnages lui 
criaient : « Qu'est-ce qui nous retient de t'occire sur le champ! » 
Tout cela était-il habilement machiné? Bref, l'archevêque lui- 
même dut solliciter du roi le concours d'hommes d'armes pour 
veiller sur la personne de l'accusé, qui pouvait être en péril. 
Saisset, conseillé par quelques évêques, déclara qu'il préférait la 
garde de l'Eglise à toute autre et pria son métropolitain de s'en 
charger. 

On ne put ce jour-là trancher la difficulté. Il était tard. 
L'évêque regagna le logis qu'il occupait, escorlé des gens de 
Toulouse. La comédie des jours précédents reprit de plus belle. 
Les subalternes prétendaient avoir le droit de monter la garde 
jusque dans sa chambre, la nuit. Jean de Burlas, maître des arba- . 
létriers, s'en vint, au crépuscule, demander la consigne de l’ar- 
chevêque. Gilles Aycelin s'opposa vivement à ce que le prélat 
subit cet affront. Qu'on le laissät libre de ses actes, le jour, et 
tranquille en sa chambre, la nuit. Que ses domestiques l'assis- 
lassent comme toujours ; qu'il pül écrire au Pape et à qui bon 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 189 


lui semblerait. Que nul ne pôt le croire prisonnier. Le roi et ceux 
de sa cour n'avaient cessé de dire qu'il ne l'était point. Si cela 
était vrai avant ce jour, ce devait l'être encore plus désormais, 
puisqu'il était sous la sauvegarde de l'Eglise. Enfin, que les 
gardes se bornassent à le préserver de tout attentat (1). 

Mais la consigne fut violée cette nuit même. On apprit le len- 
demain (25 octobre) que des soldats avaient couché dans la 
chambre de Saisset. Philippe renouvela sa défense. On en tint 
compte une nuit; puis on recommenca. Aycelin alla en personne 
porter aux gens de garde des sommations orales et écrites. Il en 
parla de nouveau à la cour, y trouva peu d'écho. On lui répon- 
dait toujours que, le prélat étant sous la sauvegarde de l'Eglise, 
le roi n’y pouvait rien. C'était d'une mauvaise foi manifeste. 

Enfin l’archevêque et l'évêque de Spolète, nonce pontifical, 
requirent le roi de leur remettre le prisonnier muni d'un sauf 
conduit, pour qu'il pôt se rendre auprès du Pape, son juge natu- 
rel. Philippe leur annonça alors qu'il se disposait lui-même à 
mander à Sa Sainteté des ambassadeurs ayant mission de: l'in- 
former et de prendre ses ordres. Instances nouvelles des deux 
prélats pour la mise en liberté du prisonnier. Réponse uniforme 
du monarque. A la fin, cependant, il dit au nonce, avec humeur : 
« Voulez-vous que je retire mes gens? Vous le garderez à votre 
gré ». | 

La cour tenta alors une offensive contre l'archevêque. Son zèle 
à défendre un ennemi du roi le compromettait gravement. Se 
ferait-il complice d’un traître? N'avait-il cure des intérêts du roi 
et du royaume ? On lui offrait de se charger de la garde de l’in- 
culpé; un territoire était mis à sa disposition par l'ordinaire de 
Senlis et par l’archevèque de Reims. Que n’en profitait-il? Et 
surtout qu’attendait-il pour faire justice ? Le roi en personne lui 
fit ces objurgations en public, le 26 octobre: Le prélat se défendit 
de tiédeur et de partialité. Mais il craignait d'offenser Dieu, de 
faire injure au pape, de pécher contre un de ses suffragants. Il 


(1) Afin qu'un document écrit attestät qu'il avait fait son devoir, l'arche- 
vêque de Narbonne demanda à ses suffragants, les évêques de Béziers et de 
Maguelonne, de lui donner acte de ce qu'il avait dit au cours de la séance 
royale et de l'entrevue avec l'officier. C'est la pièce publiée par Martène, 
c. 1334, et Gall. chr., cc. 118-120, et datée du 24 octobre 1301. Voir ViozLer, 
Bérenger Frédol, dans Hist. lilt. de la France, t. XXXIV, pp. 11-18. 


490 . M" VIDAL 


devait justice à tous, à sa Majesté d'abord ; et il pe faillirait pas 
à son devoir. Ayant pris conseil des prélats et des jurisconsultes 
il agirait sans faute. 

Le roi ordonna que cette consultation eût lieu le lendemain 
même (27 octobre), dans sa chapelle de Senlis. Y prirent part 
tous les prélats qui avaient assisté à l'audience du 24, et, de 
plus, l'évêque de Lescar et un certain nombre de clercs du roi. 
Le métropolitain de Narbonne leur demanda s'il fallait accueillir 
la requête de Saisset et lui accorder la sauvegarde de l'Eglise. 
Tous furent d'avis que l'on devait l'accorder. S'y refuser serait 
faute grave. A l'exception de l’archevèque d'Auch, qui estimait 
qu'il ne serait pas de lieu plus sûr pour l’inculpé que le territoire 
de la province de Narbonne, ils dirent tous que la garde de 
Saisset devait se faire au lieu concédé par l'archevêque de Reims 
et l'évêque de Senlis. Le roi garantirait de tous sévices ou 
injures ; et l'on attendrait le bon plaisir du Souverain Pontife. 

L'assemblée élabora ensuite avec détails le règlement de cette 
« consigne » épiscopale. Elle se ferait en un local d'Eglise, 
monastère ou couvent, à désigner par les prélats ordinaires. 
Local spacieux, bien défendu, n'ayant qu’une seule entrée. 
L'évèque y aurait une bonne chambre. Sa « maison » compren- 
drait, en dehors de son camérier, deux chapelains, dont un 
augustin, pour lire l'office avec lui un clerc, qui tiendrait ses 
comptes, trois écuyers, un cuisinier, un aide de cuisine et un 
médecin. Ces gens prêteraient serment de se comporter loyale- 
ment dans ce service. 

La surveillance ecclésiastique du con:igné serait dévolue à des 
personnes ayant la confiance du roi, clercs ou religieux de pré- 
férence. Deux d'entre eux, d'absolue honorabilité, inspecteraient 
ses lettres, celles qu'il recevrait, celles qu’il écrirait. Ils lui lais- 
seraient en adresser au pape, aux cardinaux, à ses officiers, à 
ses amis, tout à sa guise. Son sceau serait gardé dans un coffre 
de sa chambre, avant deux clés. Une clé lui serait remise, l’un 
des gardes aurait l'autre. On empècherait ainsi qu'il fôt fait 
usage du sceau à son détriment. 

Ses conversations avec les gens du dehors auraient lieu en pré- 
sence de l'un des gardes. Viendrait le voir qui voudrait, sauf les 
personnes suspectes (4). 


(1) Gall. Chr. col. 1184. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 191 


Philippe IV avait essayé d'intervenir dans les délibérations 
de l’assemblée en lui mandant son frère Louis, accompagné des 
comtes d'Artois et de Saint-Pol : « Si l'Eglise ne veut point se 
charger de l'accusé, disait le comte d'Artois, on trouvera des 
gens qui le garderont comme un homme de celte espèce doit 
l'être ». Les prélats se bornèrent à communiquer au roi le pro- 
cès-verbal de leurs délibérations. Philippe quitta Senlis presque 
aussilôt. À sa demande, un territoire d’Eglise avait été accordé 
et sur son ordre, le builli de Senlis en prit la garde. Quand ce 
- Chevalier vint en référer à Gilles Aycelin, celui-ci recommenca à 
son intention, et puis, à celle des sergents d'armes, protestations, 
réserves el défenses. Cela fait, il prit congé de Saisset et partit 
pour Paris (1). 

La situation du consigné demeura équivoque. Le dimanche 
après Ja S.-Nicolas (10 décembre 1301), apprenant qu'il avait été 
transféré de Senlis dans un manoir de l’évêque de Beauvais, le 
métropolitain protesta contre cet acte qui avait été accompli sans 
son aveu. Le prisonnier échappait en fait au contrôle de l'Eglise. 
Il n'était point tenu compte des demandes réitérées de l'arche- 
vêque, tendant à ce qu'il fût remis au Pape, son juge légitime (2). 


3.— {ntervention de Boniface VIIT. 


Il est vraisemblable que, sans perdre de temps, Gilles Aycelin 
avait fait rapport à Boniface VIII de ce qui s'était passé, deman- | 
dant qu'une ligne de conduite lui fût tracée. Le roi l'avait déjà 
devancé. Son émissaire, dûment stylé et nanti d'instructions à 
tout événement, tentait l'investissement de Boniface de toutes 
les ressources d'argutie des légistes royaux. Il fallait noircir 
beaucoup l'évêque pour que son ami le pape se tournât contre 
lui. Aussi, le catalogue des griefs présenté à Senlis paraissant 
trop anodin, le messager royal avait pour consigne d'y joindre 
une dose de crimes nouveaux, ct surtout de marquer en vives 
couleurs le scandale de l'opinion, l'indignation de la cour et la 
colère du monarque. 


(1) Le récit de toute la procédure depuis l'arrestation de Saisset jusqu'au 
départ d'Aycelin pour Paris est contenu dans le procès-verbal rédigé par 
ordre de ce dernier, et sans doute destiné au pape. MantÈnr, t. HE, cc. 1319 
1330, et Gall. Christ., XHHE, ce. 107-115. 

(3) Colleet. de Languedoc (Bibl. nat.), t. 84, f. 409. 


192 M‘® VIDAL 


Traîlre à son roi et à sa patrie, factieux et conspirateur, insul- 
teur de la majesté royale, diffamateur du Prince et des siens, 
Saisset était d’abord cela. 11 l’était avec un raffinement de malice, 
non pas une fois, mais dix fois, lui, constitué en dignité, tenu 
envers son roi plus que tout autre, et qui devait, au lieu de cons- 
pirer et d'insulter, prier pour son bienfaiteur! Car le roi l’a 
comblé de grâces, lui et son église de Pamiers! « Que dans sa 
jeunesse il se soit complu à la discorde, passe encore ; mais que, 
devenu évêque, il y persiste !.. Que ne fait-il pénitence et ne 
travaille-t-il à son salut éternel! ». 

N'importe! le roi eût peut-être laissé tomber dans l'oubli les 

rapports qu'on lui faisait. Mais les échos du scandale ne ces- 
saient de retentir à ses oreilles. Force lui a été de faire une infor- 
mation. Mais alors, qu’a-t-il découvert? En dehors des crimes 
où le roi et l'Etat sont en cause, des horreurs telles que les sui- 
vantes : 
. Saisset est un simoniaque avéré. Il a enseigné plusieurs héré 
sies, spécialement contre le sacrement de Pénitence. Il pense que 
la fornication, chez les clercs ayant recu les ordres sacrés, n’est 
pas un péché. Il à — comble du blasphème ! — osé plusieurs 
fois affirmer que Notre Très Saint Père Boniface est le diable 
incarné et que, contre toute vérité et justice, il a canonisé saint 
Louis, lequel est au contraire en enfer... Et d’autres erreurs 
contre la foi et d’autres blasphèmes contre Dieu, le Pape el 
l'Eglise entière. 

C'en étail trop, les injures faites à Dieu et à l'Eglise, le roi les 
ressent plus vivement (car il est d'une lignée de princes dévoués 
à la religion) que celles qui offensent sa propre personne. Il a dû 
agir comme il l’a fait. Il eût pu sévir plus rigoureusement. S’il 
eût déféré à l'avis de ses conseillers, « ce traitre aurait été 
condamné au dernier supplice ; et, de crainte qu'il n'infestât le 
corps tout entier, ce membre pourri eût été extirpé. Pour de 
tels crimes, il n'y a privilège ni dignité qui tienne. On aurait 
pu prendre d'autres mesures, confisquer, par exemple, son tem- 
porel et celui de la mense de Pamiers. Mais, soucieux de sui- 
vre l'exemple de ses ancêtres, et de respecter, comme eux, les 
privilèges et les libertés de son Eglise, l'honneur de l'Eglise 
romaine, sa mère, qui l'a nourri de son lait, le roi a mieux aimé 
en référer au Souverain Pontife, son père, à qui il appartient de 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 193 


venger non seulement les injures faites à Dieu, qu'il représente 
ici-bas, mais aussi celles qui s'adressent au roi, son fils, et au 
royaume ». 

Philippe requiert, en conséquence, le Souverain Pontife de 
sévir sans retard, comme il est du devoir de sa charge, contre 
« cet homme de mort, dont l'existence seule est une souillure 
pour le lieu où il se trouve. Qu'il le prive de sa dignité, et le 
dépouille de tout privilège clérical ! Qu'il prenne ce qui est sien, 
pour que le roi fasse, à son tour, justice de ce criminel, traître à 
Dieu et aux hommes, enfoncé dans un tel abime de maux, qu'il 
n'est pas à espérer, de sa part, résipiscence et conversion. Ayant 
depuis sa jeunesse vécu dans le mal, la turpitude et la vie de 
perdition sont chez lui habitudes invétérées. A un être si méchant 
qui a offensé Dieu et la création entière, tout doit faire défaut à 
la mort ! ». : | 

Tel est le canevas, tel est le ton de la harangue que l’ambassa- 
deur royal devait tenir en consistoire. Feinte déférence et impi- 
toyable rudesse s'y allient étrangement afin d'obtenir le nihil 
obstat désiré. 

Et si Boniface tergiversait? S'il objectait qu'il ne peut con- 
damner un homme sans l'entendre ? Alors il y aurait deux solu- 
tions possibles. Ou l’évêque serait conduit à Rome, ou bien il 
serait jugé en France. En France il pourrait l'être soit par son 
archevêque, assisté de ses suffragants, soit par un légat ponti- 
fical, soit par d’autres juges encore. Au pape d'en décider. Qu'il 
décidât aussi à quel point de la procédure prendrait fin l'action 
du juge d'Eglise : après l'audience des témoins et de l'accusé ? 
après la sentence”? après l’exécution ? Enfin quelle forme de pro- 
cédure serait choisie : enquête ou accusation (1)? 

Les légistes royaux payaient d'audace. Leur justice s'était, dès 
le principe de cette affaire, placée hors des voies légales. Elle 
avait procédé contre un dignitaire ecclésiastique, violé le privi- 
lège de clergie en s'assurant de sa personne et de ses biens,'et, 
qui plus est, articulé contre lui des griefs doublement réservés : 
simonie, hérésie et blasphème. Et voici que, ne doutant de rien, 
ils prétendaient tracer au pape la marche à suivre (2). 


(4) Duecy, pp. 621-631. 
(2; Ne verra-t-on pas plus tard Nogaret rédiger le brouillon de la bulle par 


Revu Des Scisxcrs aKuic., t. VI, 1926. 13 


194 M VIDAL 


Boniface se redressa vivement. Sans même examiner les griefs 
arliculés, il posa la question préalable. De quel droit a-t-an levé 
la main contre l'évêque? « Selon les droits divin, canonique et 
hamain, les prélats de l'Eglise, les personnes ecclésiastiques 
séculières et régulières, sur lesquelles les laïques n'ont aucun 
pouvoir, doivent jouir de l'immunité et de la liberté entières », 
L'attentat commis doit être d'abord révoqué. Le pape réclame 
l'accusé. Qu'on le laisse aller à lui librement et que tous ses biens 
lui soient rendus. Et puis, que Philippe explique sa condyite. 
Si sa justification n'est pas suffisante il n'aura pas échappé aux 
censures portées contre ceux qui font violence aux clercs, Pour 
l'avenir, si un fait semblable se FAproAent le Pape prendrait 
d'autres mesures. 

Tel est le sens des lettres qui furent expédiées, les 5 et 6 dé: 
cembre 1301, à Philippe IV et à l'archevêque de Narbonne (1). 

Le pontife ne formulailt pas une menace vaine en parlant des 
mesures qu'il pourrait décider. Sans attendre, il en arrétait, ces 
mêmes jours, de fort graves, qui allaient déchaîner un violent 
orage. La bulle Salvator mundi (4 décembre) révoquait les ppivi- 
lèges par lui concédés au roi et aux clercs de san conseil et dont 
l'usage avait dégénéré en abus, au détriment des églises de 
France. Prélats et églises ne devraient point acquitter les décimes 
et subsides exigés d'eux pour la défense de l’Etat, sans l’autori- 
sation du pape. Celui-ci se réservait de réviser les concessions 
anciennes à condition qu'on lui en présentàl les litres avant le 
1°" novembre de l’année suivante (2). 

Le lendemain (5 décembre) la bulle Ausculta fil pranoncait 
une offensive plus vigoureuse encore. Le chef de l'Eglise, le pre- 
nant de très haut, déclarait au rai qu'il devait, comme tout 
chrétien, soumission au Pontife suprème, et qu'il ne pouvait 
échapper à l'obéissance ni à la correction. En un réquisitoire 
impitoyable il détaillait les abus de pouvoir, les empièlements 


laquelle il voulait que Clément V condamnât la mémoire de Boniface VIIT ? 
Voir Hozzmanx, Wilhelm von Nagaret, pp. 256-260. 

Et, de fait, le dispositif de la Bulle Her gloriae, du 27 avril 1311, qui justi- 
fiait les auteurs de l'attentat d'Anagni, n'a-t-il pas été suggéré par ce 
légiste ? Duruv, pp. 576-590, 

(4) Dicaro, n°° 4432, 4433: Duoruy, p. 661 : Rixauni, ad ann. 4301, p. 28. 

(2) Durux,p. 42-43; Dicaxo, n. 4422. 


} 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 19h 


de juridiction, les vexations contre les personnes, les ugurpations 
de biens, dont le gouvernement royal s'était rendu coupable, 
Il manifestait sa volonté de remédier à cet état de choses, Aussi 
décidait-il de convoquer les prélats, les chanoines et les docteurs 
du rovaume en un conseil pour pourvoir avec eux à la réfarme 
de ces abus (1). 

La suite des événements du conflit qui se déchatnait de la 
sorte dépasse de beaucoup le cadre de l'affaire Saisset. Entra ces 
souverainetés susceptibles se heurtant à propos de leurs droite 
respectifs, la bataille prit une ampleur immense et, dans Île 
vacarme des grandes disputes, l’escarmouche qui avait provaqué 
la mêlée se réduisit à un négligeable incident. 

Pourtant, Bernard Saisset occupa, au moins dans le principe, 
l'attention du pape. Celui-ci avait-il fini par se convaincre que le 
dossier compilé à Paris pouvait servir à une enquête sérieuse ; 
qu'il y avait, dans ce qu'on reprochait au prélat, quelque imputa- 
tion fondée en vérité; enfin qu'il était impossible de ne pas 
accorder au roi le bénéfice de la justice auquel il avait droit ? 
Bref, Boniface se départit de l'attitude qu'il avait d'abord adap- 
tée. Le 5 décembre il avait exigé que Saisset fft libéré sans dis- 
cussion. Le 43 janvier, il admît qu'on le traitât en suspect et le 
gardât en prison. Mais il ne pouvait tolérer qu'il demeurât aux 
_ mains du pouvoir laïque, ni que le roi continuât à occuper ses 
biens. L’archevêque de Narbonne devrait assurer sa garde ay 
nom du pape. Quant au temporel, le roi en donnerait mainlevée. 

Cela fait, le même archevêque, auquel 88 joindraient ses suffra- 
gants de Béziers et de Maguelonne, procéderait à une enquêle en 
se basant sur les articles communiqués par le roi. L'accusé 
aurait liberté entière de se défendre, mais nan celle d’en appeler 
au Saint-Siège. L'instruction ne durerait pas plus de trois mois, 
sauf l'hypothèse où l’inculpé aurait à produire des lémoins à sa 
décharge, ce qui prendrait un mois de plus. L'enquête terminée, 
on en manderait le dossier en cour de Rome, en ayant soin de 
marquer la créance que mériteraient les témoins. Le prélat lui- 
même devrait être conduit sous bonne garde au pape qui sta- 
tuerait sur san sort (2). | 


(1) La bulle de convocation {Ante promolionem) fut expédiée le même jour. 
Roazot, ad ann. 1301, n. 29, 31 ; DuruY, pp. 48-54 ; Dicaru, nn. 4424-4428. 
(2) Dueux, pp. 657-660; Gall. Christ. cc. 134-138 ; Digard, n. 4269. 


196 M8 VIDAL 


Cette lettre arriva aux destinataires alors que déjà Saisset avait 
été libéré. Un nonce dépèché à la cour de France y avait remis 
les graves documents du 5 décembre. C'était l'archidiacre de 
Narbonne, Jacques des Normands. 

L'effet produit par ces lettres fut déplorable ; l'irritation du roi 
et des légistes ne connut plus de bornes. Elle se traduisit par 
des représailles sans dignité : falsification de la bulle Ausculta 
fil, propagande diffamatoire contre son auteur, défense expresse 
faite aux prélats de se rendre à la convocation du pape, indiction 
d'une assemblée d’ecclésiastiques etde barons en vue des mesures 
à prendre contre les entreprises du pontife. Les représailles 
appellent les représailles. Boniface fulmine, menace le roi de 
dépositions et d'anathème. Il affirme sa souveraineté avec d'au- 
- tant plus de vigueur qu’elle subit de plus rudes attaques. C'est la 
bulle Unam sanctam. L'année 1303 porte au paroxysme les 
colères. La bulle Super Petri Solio (15 août) qui délie les 
Français du serment de fidélité à leur roi, marque l'effort 
suprême du Pontife (1). L'attentat d'Anagni (7 septembre) est 
l'effroyable réplique du parti royal. Boniface meurt le 11 octobre 
terrassé par ce coup, et Philippe triomphe. 

Au prix de tout cela Saisset fut sauvé. L'effet des remontrances 
pontificales, en ce qui le concernait, avait élé des plus heureux. 
Sornmé par l'envoyé papal de laisser cet évêque se rendre 
auprès de son supérieur, Philippe, furieux, disent les chroni- 
queurs, expulsa du royaume et le nonce et son protégé (2). 
C'était au temps de la Chandeleur (2 février) 1302. Saisset était 
_ désormais éclipsé. Boniface accaparait toute l'attention. 

On est autorisé à croire que le temporel de l'évèque fut dégagé 
du séquestre. Il a fallu qu'il le fût pour que quatre mois plus 
tard (6 juin 1302) Philippe en ordonnât de nouveau l'occupation 
afin de contraindre Saisset à laisser les gens de Pamiers libres 
de reconnaitre l'autorité du comte de Foix (3). Mis hors du 
royaume, le prélat gagna la Curie, où il resta ua temps indéter- 


(1) Documents dans Duruy, op. cil. 

(2) Guizs. pe Naxuis, éd. Géraud, 1, p. 313-314; CONTINUATEUR DE G. LE 
NANGis, p. 329 ; Grandes chroniques, édit. P. Paris,t. V, p. 134-135 ; Contin. 
Girakbi D8 FRACHETO, dans list. de la France, t. XXI, p. 19. 

(3) Voir plus haut le parag. Concordia discors, et Hist. de Lang., X, c. 393- 


395. 


BERNARD SAISSET, ÉVÊQUE DE PAMIERS 197 


miné. Il fut au nombre de ceux qui prirent part au synode de 
Rome, à la Toussaint de 4302 (1). Il fut peut-être témoin de l'at- 
tentat d’Anagni, et dut beaucoup s’'attrister de la mort de son 
protecteur Boniface (11 octobre). Combien il avait perdu en 
le perdant (2)! Un Français devenu pape; le roi de France en 
obtenant tout ce qu'il voulait ; l'évêque de Toulouse fait cardinal 
_et remplacé à Toulouse par le neveu même de Clément V; un nou- 
vel assaut livré à l’œuvre de délimitation du diocèse appaméen, 
que de motifs de craindre et de se décourager! L'exilé ne 
pouvait pourtant s'éterniser hors de son diocèse. On signale sa 
présence à Pamiers, dès l’automne de 1305 (3) et à la fin de 
l'hiver de 1303-1306 (4). Alors se discutaient à la cour du pape 
des questions qui le touchaient de près. Mais il ne répondit pas 
aux convocations qu'on lui adressait et se laissa déclarer contu- 
mace. À l'acte de délimitation de son diocèse prononcé à Bel- 
pech, le 2 mai 1307; il ne parut que par procureur. Il ne sortit 
personnellement de l'ombre, que pour signer, à Poitiers, le 
23 juillet 1308, l'acte de pariage avec Guillaume de Nogaret, et 
‘pour y entendre, le 3 août, la sentence pontificale qui le dépouil- 
lait des deux tiers de son domaine primitif. 
Il n'avait plus à cette date à redouter la vindicte royale. 
Philippe était devenu son protecteur el le gardien de son église. 
Il l'appelait son « cher et féal » sujet. Bien plus, avec une 
ironie froide et une hauteur dédaigneuse, il prenait la défense, 
contre le pape lui-même, de ce prélat qui avait jadis mérité la 
colère royale par une offense grave, mais à qui le roi avail fait 
grâce, et que, pour l'amour de Dieu, dont Ja pitié passe la jus- 
tice, et celui du pape, son vicaire, il traitatt maintenant comme 
son dévoué, aimé et fidèle sujet. C'est un vieillard débile, affaibli 
par l’âge, dont il convient que le pape ait pitié lui aussi et bien 
qu'il ait eu, comme le roi, à s'en plaindre (5). 
Accablante pitié de l'ennemi tout puissant, comme elle devait 


: PA 

() Durcvr, p. 86; Rixazoi, ad an. 1382, n. 12; Hrreus-Lecrerco, Histoire des 
Conciles,t. VI, part le p. 424-495. 

(2) Au dire du comte de Comminges, Saisset caressait l'espoir de devenir 
cardinal, et peut-être le füt-il devenu si Boniface avait vécu. Duruy, p. 650. 

(3) 3. 336, n. 11. 

(4) Bibl. nat. nouv. acquis. franc., ms. 7404, fo* 404-406. 

(5) Hist. de Lang. X, c. 481. 


198 M" VIDAL 


étté aière à l'âme ulcérée du vieux lutteur! J'ai dit de quel 
prix le vaincu avait dû payer cétle afrogante protection. 11 y avait 
mis Une partie de cé tetnporel dont la possession lui avait, 
depuis qu'il était évêque, tant de fois, et pout si longtemps, êté 
ärfdthéé. Îl y mit aussi peut-être une ässez grosse somme : 
40.732 lourñ61$ d'argent, 83 parisis d'or, 3.509 livres, 3: 8618, 
6 deniers, que les teligiéuisés de Prouille avaient fecus de lui en 
dépôt, sans doute à l'époque où sa tnetise lui uvait été ruvle, 
bn 1301, mais que les officiers royaux avaiënt placés sous 8é- 
qüestre, comme lé teste. Ils s’én étaient même servis pout l'en- 
tretien de l'ärmée chargée, en 1303, de maititenir la Guyenne et 
la Gascogne sous l’autotité du roi. Cé dépôt ayant été reconstitué 
pat les versements des trésoriers royaux de Toulouse, Gartés- 
sohre, Cahots, et Rodez (avant le 2 février 1904); le roi avait 
üfdünhé due Saisset en dispusât de nouveau; (26 juin 1306), En 
fin dé compte la somme avait été, du consenterhent de l'évêque, 
veféée au trésor roÿal. Philippe le Bel prescrivit à Saisset d'en 
dotiter décharge aux teligieuses de Prouille (41 novembte 1310), 
de trainte que ses succésseurs ou ses hétitiers hé leur chetchas- 
sent noise à son sujet (1): Est-il téméraite dé penser que te 
vefsement aväit constitué pour l’évêque une manière de rafñçon 
qui devait faciliter au toi l'oubli du passé ? 


(À suivre.) 
Mgr Vibaz. 


(4) Voir tous les documents ayant tralt à cette affaire dans J. Guinauo, 
Cartulaire de N.-D. de Prouille, Paris, 1907,t. 1, pp. 88-91. 


TERTULLIEN ET LES DROITS DU DÉMON 


Dans la liste déjà longue des Pères ou écrivains de l’ancienne 
Église qui ont cru devoir associer le démon, d'une manière quel- 
conque, à leurs explications théologiques de la Rédemption, le 
nom de Tertullien n'est généralement pas compris. Christian 
Baur tenait même qu'il en doit être formellement exclu : d’après 
lui, le grand adversaire de la Gnose aurait sans doute craint, en 
soutenant cette doctrine, de favoriser le dualisme de Marcion dont 
elle procède (1). 

Néanmoins ce jugement commun des historiehs à reticontré 
quelques oppositiotis. H. Oxenham, à qui nous devoñs la pte- 
iniète histoire catholique du dogme de la Rédetnption, se ton- 
tentait d'une suggestion timide. « La notion origénisté d’uñe 
rançon payée à Satan est peut-être, dit-il, indiquée dans le pas- 
sage suivant : « Le Seigneur l’a racheté des pouvoirs angéliques 
qui possèdent le monde... »; mais ce pourrait être tout simple- 
ment une réminiscence de saint Paul (£'ph., VI, 12) (2). Ce 
inême texte, rapproché de quelques autres, fournit occasion à 
M. Turmel de formuler une insinuation déjà plus directe et plus 
ferme (3). Naguère enfin M. Hastings Rashdall vient d'énoncer 
la thèse de la manière la plus explicite et d'en tenter la preuve 
ex professo. Tout en reconnaissant qu'il faut « réunir ensemble 
un certain nombre de passages séparés pour découvrir la pensée 
de ‘ertullien », il estime que la théorie de la rançon se révèle 
chez lui sous une forme plus serrée ei plus strictement juridique 
que chez Irénée (4) ». . 


(4) Chr. Baun, Die christliche Lehre von der Versühnung, Tubingue, 1838, 
p. 03, note. 

(2j H. N. Oxexaan, The catholic doctrine of the Atonement, Londres, 2e édit., 
1869, p. 109-110; traduction BRüN&AU, Paris, 1909, p. 136. | 

(3) J. Turuëz, Tertullien, Paris, 1905, p. 234. 

(4) H. Rasnoauc, The idea of Atonement in christian theolegy, Londres, 
1919, p. 251-252. Cf. p. 361, hote 1. 


200 JEAN RIVIÈRE 


Il ne saurait y avoir aucun inconvénient de principe, ni aucune 
invraisemblance de fait à retrouver chez Tertullien quelque infil- 
tration d’un courant d'idées que l’on sait avoir été très puissant 
et très répandu dans l'Église primitive. C'est une question à 
déterminer d’après les lextes, dont le témoignage peut et doit 
seul être ici décisif. Les appréciations contradictoires que l'on 
vient de recueillir ne servent qu'à relever l'intérêt d'une enquête 
qui a pu donner lieu à des résultats aussi divergents. On verra 
d'ailleurs que la conclusion ne saurait être douteuse et que, 
dans la théologie rédemptrice des premiers siècles où les « droits » 
du démon tiennent tant de place, Tertullien continue à se classer 
comme une exceplion. L 


I 


Trois passages appuient la démonstralion de M. Rashdall, dont 
la signification concentrique impose, à son avis, de réviser l'opi- 
nion reçue jusqu à ce jour. Le premier poserait le principe du 
système. | 


À 


Habere videtur diabolus propriam iam potestatem, si forte, 
in eos qui ad Deum non pertinent, semel in stillam situlae et 
in pulverem areae et in salivam nationibus deputatis a Deo, 
[Isaïe, XL, 15] ac per hoc diabolo expositis in vacuam quo- 
dammodo possessionem. Ceterum in domesticos Dei nihil illi 
licet ex propria potestate (1). 


Il s'agit là du pouvoir « naturel » de Satan, et nul doute que 
nous ne devions présumer, avec M. Rashdall, que ce pouvoir est 
« juste ». Dès lors, Tertullien ne semble-t-il pas consacrer juri- 
diquement un certain droit du démon dont il faudrait ensuite 
tenir compte? Cependant le texte lu attentivement n'autorise pas 
celte conclusion. 

Voici d'abord une considération « priori qui a bien son impor- 
tance. À prendre ces paroles dans leur teneur littérale, on devrait 
dire qu'il ÿ a pour l'auteur une catégorie d'hommes qui n'appar- 
tiennent plus à Dieu (qui ad Deum non pertinent) et qui sont, dès 
lors, comme une sorte de bien vacant dont le démon peut s’empa- 


(1) De fuga in perseculione, 2. — P. L.,t. Il; col. 121. 


TERTULLIEN ET LES DROITS DU DÉMON 201 


rer à son aise (diaboli expositis in vacuam quodammodo possessio- 
nem). Ce serait le pur dualisme imputé au brillant adversaire de 
Mascise (1)! 

Une conséquence aussi absurde ne suffit-elle pas à mettre en 
garde contre les prémisses dont elle découle ? Il faut, en effet, ne 
point perdre de vue que, plus que tout autre, sous ses apparences 
de rigueur juridique le style de Tertullien comporte yne bonne 
part d'image, qui force, pour les besoins de l'affirmation ou de la 
polémique, les traits de la pensée (2). Un travail de diligente ana- 
lyse et de comparaison s'impose à qui ne veut pas se méprendre 
sur quelques mots jelés en passant. | 

Or nous sommes suffisamment renseignés sur la manière dont 
il conçoit le rôle général du démon. Avec la même énergie qu'il 
professe l'existence d’un Dieu créateur et maître unique de l’uni- 
vers, Tertullien affirme que Satan est son grand adversaire ou, 
d'après le terme qui lui est familier, le perpéluel aemulus. Depuis 
qu'il a réussi à faire tomber le premier couple humain dans le 
péché, le monde est devenu son royaume et celui de ses satellites. 
Tertullien les appelle volontiers munditenentes, ou encore magis- 
tratus huius sæculi, quæ præsunt potestates (3). Leur action y est 
souvent d'ordre physique : ils sont les auteurs des maladies, des 
accidents et perturbations atmosphériques. Mais elle s'exerce 
surtout dans l'ordre moral, où ils excitent les passions humaines 
et multiplient les provocations au mal. L'idolâtrie est, de ce 


(1) Pour criant que soit le paradoxe, un auteur au moins ne s’est pas 
retenu de le risquer. « Tertullien professe donc une sorte de dualisme ; il ne 
craint pas de faire du diable un émule de Dieu : il se rapproche ainsi des 
gnostiques dualistes et en particulier de Marcion. Que cela ne nous sur- 
prenne pas : il y a entrele Gnostique et son adversaire plus d'une analogie 
secrète. » Aug. CHANTRE, Erposilion des opinions d'Irénée, Terlullien, Clé- 
ment d'Alerandrie el Origène sur l'œuvre rédemptrice de Jésus-Christ, 
Genève, 1860, p. 40-41. — Il est vrai que plus loin (p. 43-44) l'auteur, se ral- 
iant à l'opinion de Baur, admet que Tertullien s'est gardé de professer la 
théorie de la rançon. 

(2) On a signalé à juste titre « ce réalisme d'expression dont il tire parfois 
de puissants effets, et qui volontiers tranchait le mot, fûüt-ce aux dépens de 
l’idée ». A, D'Acës, La théoïogie de Tertullien, Paris, 1905, p.65. 

(3) Adv. Marcion., V,18: De Idol., 18; De anima, 20 : « Enimvero praesunt, 
secundum nos quidem, Deus Dominus et diabolus aemulus. » Cf. 1b1d., 38. Il 
pousse le paradoxe littéraire jusqu'à dire de Satan qu'il est « Deus aevi huius ». 
Ado. Marc., N,17. 


ol 


302 IEAN RIVIÈRE 


chef, le signe et la forme la plus grave de leur domination (1). 

Il s’en faut d’ailleurs que les chrétiens soient entièrement 
soustrails à leur malfaisance. C'est le démon qui fomente dans 
l'Église les hérésies el ne cesse de livrer à chaque fidèlé les 
assauts de la téntation (2). Dans le texte qui nous occupe, on 
voit que Tertullien range parmi les sujets de la puissance diäbo- 
lique, non seulement les nations païennes, mais encore les 
domestici Dei. Quelques lignes plus haut n'avait-il pas dit que, 
si des chrétiens doivent faillir devant les persécuteurs, c'est la 
preuve que déjà auparavant ils appartenaient au démon {homines 
EIUS FUISSE... qui defecerint ad illum) ? 

Tous oes faits, en même lemps qu'ils détaillent l'action de 
Satan, en indiquent aussi le caractère. Il s'agit d'une puissance 
afflictive, redoutable certes et singulièrement étendue, sur l'hu- 
manité; mais il n’y a rien là qui comporte une propriété ou signi- 
fle un droit strict, Même quand Tertullien présente les apostats 
comme étant le bien du démon, c'est évidemment une manière de 
dire qu'ils étaient dociles à ses suggestions et par là prédestinés 
à devenir ses victimes. Un pouvoir moral dé domination et d'in- 
fluence n’est pas nécessairement un titre juridique (3). 

Ce qui nous garantit que Tertullien ne peut pas l'avoir compris 
autremett, c'est qu'il maintient, sans nul doute possible, que . 
Dieu reste toujours le maitre et qu'il le montre, non seulement 
en téservant aux esprits mauvais les flammes éternelles, mais 
en les soumettant dès ici-bas au moindre des chrétiens (4). Peut- 


(1) Voir en particulier Apologel., 22; De anima, 39; De teslim. animae, 3; 
De spect., 2. Cet empire du démon sur l'humanité païenne, mañifesté par le 
rêgne de l'idolätrie, est un lieu-commun de tous les apologistes, v. g. Jusrin, 
Apol., 1, 5,14et 58; Tariex, Oral., 16: ATHÉNAGORS, Legat., 91; Mainucius 
Fruix, Oclavius, 21. 

(2) « Totius erroris ertificem, totius sæculi interpolatorem ». De teslimonio, 
3. « Cuius pattes intervertendi veritatem ». De praescript. haer., 40. « Ad 
hoc se reynare putat si sanctos a religione Dei deturbat ». Atdv. Judaeos, 9. 
« Numquam malitiae suæ otium facit .. Observat, impugnat, obsidet.., Non 
scandalis, non tentationibus deficit » De paen., 1. 

(3) On retrouve ailleurs un semblable partage des influences morales. Par 
exemple, De idol., 18 : « Alterius esse non possent nisi diaboli quae Dei non 
sunt. » Et encore De cuiln fem., 1,8 : « Aemuli sint necesse est quas Dei 
non sunt. » Ou bien Ad mart., 1 : « Domus quidem diaboli est et carcer, in 
quo familiares suos continet. »# 

(4) Voir Apolog., 23. Cf. De fuga, 10 : « Et in daemones accepisti potestatem.» 


TÉRTULLIEN £t LES DROITS DU DÉMON 203 


être même poutrait-oh faire un pas de plus. Du moment que tes 
diverses afflictions sont une suile et une peine du péché, serait- 
ce bien dépasser la portée de cette doctrine que de régafder les 
démons qui en sont lés auteurs comine les instfümetits de la . 
justice diviné ? En tout cas, leur polestas te saurait sighifef un 
pouvoir indépenñdarit dé Dieu. À propos des parens, sur qui élle 
s'exerce avec une particulière amplitude, Tertullien dit expres- 
sémeñt que é'ést Dieu qui Îles téptouve et les livre dinsi au 
démon : in salivam nationibus deputatis À DEo ac PER not dia- 
bolo expositis. 

Quand donc notre auteuf patle de proprin potéttas, oh fie sau- 
räit admetlfé qu'il cofitredise par là ces principes formels de sa 
théologie. D'âutant moins qu'il éprouve, tout äu eonttaite, le 
besoin dé les rappeler. fl est d'abord à tématquet que Tettullien 
n'emploie cellé expression qu'avec ütie double clatise de réserve : 
häbere vibetur diabolus propriath polestatem, st FORTE, in é0$ qui 
ad Deum non pertinent. S'il l'adopte cependant, c'ést qu'elle 
répond à une certaine nuance de sa pensée que le contexte nous 
révèle. 

Tertullien soutient ici la thèse paradoxale qu'il ne faut pas 
fuir la persécution parce qu'elle vient de Dieu. 1l ne peut mécon- 
naître cependant que le démon y a sa part; mais il lient que 
c'esl une collaboration à titre instrumental, non une initiative 
(per diabolum, non t diabols). À ce ptopos il est amené à s'ex- 
bliqüer sut la mäniète très différetité dont se produit l’action du 
démon suivant qu'il s'agit des païens ou des chrétiens. But veu x- 
là il jouit d'une propria potestas : formule qui est Ici manifeste- 
ment telativé et qui doit s'entendre par comparaison avec la 
pulssatité, d’ailleuts mieux déterminée, qu'il exerce à l’égard de 
ceux-ci. 

Les chrétiens, en effet, s'ils ne sont pas entièrement soustraits 
ä son ettipire, sont héanmoins l’objet d'une protection particu- 
lière de Dieu dont ils sont devenus les domestici, de telle sorte 
que le démoti ne peut rien sur eux sans une permission spéciale. 
C'est ce que Tertullien éxplique largement à propos de la persé- 
cution, de la tentation et autres épreuves des justes (4). Wihil Sa- 
tanae in servos Dei vivi licebit nisi permiserit Dominus. À l'appui 


(1) De fuga, 2; col. 125-127. 


204 JEAN RIVIÈRE 


de ce principe théologique, Tertullien invoque l'exemple de Job, 
le texte de Luc, xxit, 31, les dernières demañdes du Pater qu'il 
synthétise en ces termes : Ve nos induxeris in fentalionem permit- 
tendo nos maligno. Partout à l'action ex propria potestate s'op- 
pose l’action ex permissu (1) : opposition qui fait penser à la dis- 
tinction canonique entre le pouvoir ordinaire et le pouvoir extra- 
ordinaire. 

Si l'on se rappelle maintenant que la première résulte déjà 
d'une délégation divine, il s'ensuit que ces deux espèces d'action 
démoniaque diffèrent moins par la nature que par le degré, 
moins par le fond que par le titre qui les justifie et les limites où 
elles s'exercent. L'une est précaire et limitée, tandis que l’autre 
se développe sans entraves et comme de plain pied. Mais l’une 
et l'autre sont deux modalités du gouvernement divin, suivant 
que la Providence se sert du démon à litre normal pour le châti- 
ment des pécheurs (2) ou à titre exceptionnel pour l'épreuve 
des bons. 


Aut enim ex causa probationis conceditur ei ius tentationis 
provocato vel provocanti, ut in superioribus. Aut ex causa 
reprobationis traditur ei peccator quasi carnifici in poenam 
(IT Reg., XVI, 2)... Aut ex causa cohibitionis, ut Apostolus refert 
(II Cor., XII, 7). 


Ce qui est dit ici des pécheurs en général doit évidemment 
s'entendre aussi des païens, qui ne sont, après tout, qu'une 
catégorie plus grave de pécheurs. Dans cetle conclusion aux 
antithèses si étudiées, nous avons bien la pensée totale de Ter- 
tullien. Pour lui donc, le démon n'est jamais qu’un serviteur et 
sa puissance, une puissance d'emprunt. En fait de « droit »,iln'a 
que le ius lentationis qui lui est « concédé » par Dieu. A l'égard 
même de ses victimes, il n'a pas d'autre rôle que celui du bour- 
reau (fraditur ei peccator quasi carnifiri in poenam). Précision tout 


(1) M. d'Alès minimise plutôt qu'il n'iuterprète la première, quand il tra- 
duit : « sur les siens seulement, il agit parfois en maître ». Op. cit., p. 456. 
« Parfois » est une glose qu'on chercherait en vain dans le texte. 

(2) Comme représentants de Dieu, les Apôtres peuvent aussi lui déléguer ce 
pouvoir. Tertullien le déduit de I{ Tim., K, 15, et ajoute : « Vides iam et a ser- 
vis Dei facilius diaholum accipere potestatem : tantum abest ut eam ex pro- 
prielate possideat. » 


TERTULLIEN ET LES DROITS DU DÉMON 205 


à fait remarquable pour l’époque, qui fut malheureusement 
négligée par la théologie postérieure et ne devait être reprise 
que par Abélard (1). De sorte que, loin d'être favorable aux 
droits du démon, le subtil africain se trouve anticiper la formule 
théologique qui, neuf siècles plus tard, servira précisément à 
les combattre et à les ruiner. 


Il 


Mais, sans reconnaitre au démon de droits proprement dits, 
d’autres Pères ont pensé que, d'une facon plus ou moins mal 
déterminée, Dieu a tenu compte de lui dans l'ordonnance provi- 
dentielle du salut. Tertullien n’aurait-il pas partagé cette con- 
ception ? Les textes invoqués ensuite par M. Rashdall tendraient 
à le faire croire, où l'on voit le démon apparaitre dans les motifs 
du plan divin. 


Sed et hic ratio defendit quod Deus imaginem et similitudi- 
nem suam a diabolo captam aemula operatione recuperavit (2). 


Or, si l'on se rappelle que le démon avait ravi l'homme à Dieu 
par fraude, comment cette aemulu operatio ne ferait-elle pas 
penser à une fraude inverse, qui serait la revanche de la pre- 
mière? Et nous aurions ainsi, à l’état d'ébauche, cette étrange 
théorie de la pia fraus qui devait séduire tant d'imaginations 
mystiques depuis saint Ambroise et saint Grégoire de Nysse 
jusqu'à saint Bernard. 

Dans cette interprétation néanmoins, on voit tout de suite que 
le raisonnement tient plus de place que l'exégèse. Méthode dan- 
gereuse el qui aboutit facilement, sous prétexte de prolonger 
un texte, à le transposer sur un plan complètement étranger à 
la pensée de son auteur (3). C'est ici le cas. 


(4) ABAELARD, Exp. in epist. Pauli ad Rom., lib. HE. — P. L.,t. CLXXVII]; 
col. 834 : « Videtur quod diabolus in hominem quem seduxit nullum ius 
seducendo acquisierit, nisi forte... quantum ad permissionem Domini perti- 
nebat qui eum illi quasi carcerario vel tortori suo ad punisadum tradiderat. » 

(2) De carne Christi 11. — P. L., t. 11, col. 821. | 

(3) La mission rédemptrice du Fils de Dieu est toujours donnée par Tertul- 
lien comme une initiative de la bonté divine. Il est même intéressant de rele- 
ver ici le sarcasme qu'il décoche contre le Dieu de Marcion : « Ü Deumn non 
natura beneticum, sed aemulatione » Advu. Marc., 1V, 20. 


206 JEAN RIVIÈRE 


Tertullien ne dit tant d'abord pas un mat de Ja fraude initiale 
par laquelle Satan s'est emparé de J'humanité. I] énonce, et 
d'ailleurs taut-à-fait en passant, le fait de la chute, qui eut pour 
résultat de faire de nous ses captifs; mais il ne dit rien sur la 
manière dont elle s'est produite (4). Ainsi l'induction construite 
par M. Rashdall manque entièrement de base. Elle n'atteint 
pas davantage son sommet. Car, dans ce texte, Tertullien ne 
parle pas précisément de la Passion rédemptrice, où se serait 
consommé, dans l’hypothèse en question, le marché de dupes 
proposé au démon par la sagesse divine, mais soulement de l'In- 
carnation. De toutes façons, il faut conclure que l’idée de la pnia 
fraus est absente de son esprit. 

Pour avoir sa pensée véritable, il n'est besoin que de suivre la 
‘logique de son raisonnement dans le morceau dont fait partie le 
texte cité. Tertuilien s'y préoccupe d'établir la conception virgi- 
nale du Sauveur et, non content de la preuve positive fournie 
par l'Écriture, il veut en donner une justification rationnelle (2). 


Ante omnia commendanda erit ratio quae praefuit nt Dei 
Filius de virgine nasceretur. 


Cette ratio doit évidemment s'entendre au sens large de conve- 
nance théologique et le génie de Tertullien déploie pour en décou- 
vrir des ressources imprévues de subtilité. La première est em- 
pruntée aux fins générales de l’Incarnation. Auteur de notre 
renaissance spirituelle, le Christ devait naître suivant un mode 
nouveau, celui-là même qui fut donné comme signe par le pro» 
phète Isaïe. Dans l’accomplissement de cet oracle Tertullien voit, 
en outre, une r'afionalis dispositio : Adam ayant été formé de la 
terre vierge, il convenait que le nouvel Adam eût une naissance 
virginale. Mais, en même temps que sanetifiante, l'Incarnation 
est encore réparatrice. Dans ce caractère notre auteur trouve une 
nouvelle « raison » à l'appui de sa thèse {sed ET gic ratio defen- 
dif), qui est précisément de réaliser cette aemula operatio dont 
la suite indique bien le sens. 


(1) Cf. Adv. Valentinianos, 2: « Serpens … a primorydio divinae imaginis 
praeda. » | 

(2) Par où ce sas particulier rentre dans la ligne générale de sa théadicég. 
qui gst dominée par ce principe : « /n Dea rationalia omniq ». Adv. Marc., 
I, 23. 


TERTULLIEN ET LES DROITS DU DÉMON 207 


In virginem enim adhuc Evam irrepserat verbum aedificato- 
rium mortis : in virginem aeque introducendum erat Dei Ver- 
bum exstructorium vitae, ut quod per eiusmodi sexum abierat 
in perditionem per eumdem serum redigeretur in salutem. — Cre- 
diderat Eva serpenti : credidit Maria Gabrieli. Quod illa cre- 
dendo deliquit haec credendo delevit. Sed Eva nihil tunc concepit 
in utero ex diaboli verbo? Immo concepit. Nam exinde ut 
abiecta pareret et in doloribus pareret, verbum diabali semen 
illi fuit, — Enixa est denique diabalum fratricidam. Contra, 
Maria egm edidit qui carnalem fratrem Israël, interemptorem 
syum, salyum quandoque praestaret. In vulvam ergo Deus Ver- 
bum syum detulit, bonum fratrem, ut memoriam mali fratris era- 
deret. 


D'où se dégage celte conclusion : 


Inde prodeundum fuit Christo ad salutem hominis quo homo 
iam dampatus intraverat, 


Bien qu'un peu long et compliqué (1), ce dévelappement devait 
être cité in extenso. On y voit tout de suite que Ja rafio cherchée 
se trouve pour Tertullien dans une correspondance étroite entre 
les conditions de l'ancienne et de ln nouvelle économie. 

Déjà saint Paul avait présenté Adam comme le prototype du 
Christ, celui-ci étant pour la vie spirituelle ce que celui-là fut 
pour la vie corporelle. Tirant de ce principe une applicalion can- 
forme à sa thèse actuelle, Tertullien ajoute que la formation 
miraculeuse du premier appelle la naissance virginale du second. 
Puis il envisage l’'Incarnation comme réparation de Ja chute et sa 
pensée s’arrêle alors sur le parallélisme entre le rôle d'Êve et 
celui de Marie. Du moment que celle-là avait été l'agent de la 
faute, celle-ci devait être associée au plan de notre Rédemption. 
Le thème était classique depuis saint Justin et saint Jrénée (2) ; 
mais Tertullien, en le reprenant, le poursuit jusque dans Îles 
moindres détails avec une virtuosité de symholisme qui le met 
bien au-dessus de ses prédécesseurs. . 


(1) L'auteur en a bien le sentiment, puisque le chapitre suivant débute par 
ces mots : « Nunc ul simplicius respondeamus...» Ibid., 18; col. 828. 

(2) Justin, Dialog., 106: Inénée, Contra hasr., LIT, 29, &, et Pemansir., 33. 
Voir E. Neuserr, Marie dans l'Église anténicéenne, Paris, 1908, p. 240-247, pù 
d'ailleurs Tertullien est de beaucoup sous-estimé. 


208 JEAN RIVIÈRE 


A la base de son raisonnement il y a d’abord une série de faits 
qui rapprochent Êve de Marie. Marie est vierge comme ve était 
encore vierge au moment de son péché. Ce péché a consisté pour 
elle à recevoir dans son cœur la parole funeste du démon et Ter- 
tullien pousse le scrupule de son réalisme jusqu’à observer que le 
« verbe » fut bien pour elle le principe de sa douloureuse fécon- 
dité (verbum diuboli semen 1lli fuit) : ainsi Marie a reçu dans son 
sein le Verbe de Dieu. Pour cela Êve avait dû faire un acte de 
foi à la promesse trompeuse du serpent : Marie à cru au message 
de l'archange Gabriel. Enfin le parallèle s'achève en contraste. 
Car Eve a enfanté un fratricide : Marie, au contraire, a donné le 
jour à celui qui devait sauver son frère selon la chair devenu 
son assassin. 

Mais ces faits onttous une portée sotériologique que Tertullien 
ne manque pas de signaler. Si le Christ est né d’une vierge, c'est 
pour que le même sexe qui avait causé notre perte devint l'ins- 
trument de notre salut. De mème l'acte de foi de Marie efface la 
criminelle crédulité d'Êve.Enfin son enfantement béni, qui donne 
à Israël un bon frère, tend à faire oublier la mémoire du mauvais 
frère que fut Caïn. 

Ces menues coïncidences entre les modalités de l'Incarnation 
et celles de la chute deviennent par conséquent des concordances 
intentionnelles (1). Notre intelligence peut y démêler une logique 
profonde par où l’économie de notre salut prend à nos yeux un 
sens rationnel : ce que Tertullien appelle un peu plus bas la dis- 
posilio ralionis super Filium Dei ex virgine proferendum (2). Mais 
comment la vision de ce plan ne nous ferait-elle pas remonter 
jusqu’à la sagesse de Dieu qui en est l’auteur ? Ainsi nous entrons 
dans les plus hauts secrets de la Providence, qui a voulu réaliser 
une parfaite symétrie entre les circonstances du péché et celles 
de la réparation. 

On voit maintenant la signification de cette aemula operatio 
dont parlait Tertullien en tète du morceau que nous venons de 
commenter. Il ne s'agit pas pour Dieu de rivaliser avec Satan, 


(1) Ce genre de considérations est familier à Tertullien, qui aperçoit ailleurs 
un semblable parallélisme entre la croix et l'arbre du paradis : « Ut quod 
perierat oh per lignum in Adam id restitueretur per liynum Christi. » Ado. 
ludaeos, 13. Cf. De resurr. carnis, 48. 

(2) De carne Christi, 18; col. 828-829. 


TERTULLIEN ET LES DROITS DU DÉMON 209 


moins encore de lui tendre un piège propre à le tromper, mais 
de réparer son œuvre de mort dont nous fûmes les victimes selon 
un plan de sagesse où le relèvement serait calqué sur la dé- 
chéance, où le mystère de la Rédemption répondrait au drame de 
la chute, de manière à être tout à la fois analogue dans sa 
marche et compensateur dans ses effets (1). 

Cette philosophie du plan divin ne satisferait sans doute pas 
la théologie moderne : il suflil qu'elle ait frappé l'esprit de Ter- 
tullien. On peut même observer que ces harmonies de l’économie 
rédemptrice lui apparaissent dans un rapport constant avec le 
démon, qui semble être présent à toutes les phases de sa pensée 
comme à toutes les phrases de son discours ; et c'est encore par 
là qu'il porte bien la marque de son temps. Néanmoins de ce 
rapport tout matériel, qui tient à la réalité même des situations 
telle que son regard mystique se plait à la contempler, nulle 
part il ne tire l'idée, non seulement pas d’un droit, mais même 
d’une simple convenance, au nom de laquelle Satan mériterait 
d'entrer dans les préoccupations de la Providence de Dieu (2). 


NI 


Si la pensée du démon intervient dès la première esquisse du 
plan rédempteur, a fortiori sera-t-elle inséparable de sa réalisa- 
lion. 

L'Écriture avait autorisé l'usage de présenter l’étal de l'hu- 
manité déchue comme un esclavage et, par une suite des plus 
logiques, sa délivrance comme un rachat. Dans les textes déjà 
cités on a pu voir que non seulement Tertullien accepte sans 
hésiter la première expression, mais qu'il en précise explicite- 


(4) Qu'on ne se méprenne pas sur l'épithète d'aemula. Ce terme ne com- 
porte par lui-même aucune qualification morale et seul le contexte en peut 
déterminer le sens. Voir la note de Palémius sur De virg. velandis, 1:« Aemu- 
lum et aemulari fere in bonam partem accipitur ab auctore pro imilari et 
imilatione.» P.L.,t. 11, col. 946-947. 

(2) Par où il dépasse saint Irénée qui écrivait : « Omnis dispositio salutis…. 
secunduw placitum fiebat Patris uti non vinceretur Deus. » Contra haer., NI, 
23, 1. Et encore : a Neque enim iuste victus fuisset inimicus nisi ex muliere 
hamo esset qui vicit eum. » Hbid., V, 21,41. Cf. HI, 18, 7. Voir J. TixeRONT, 
Histoire des dogmes, 1, 7 édit., Paris, 1915, p. 266-261. 


Revo Docs Sciences Rauc., t. VI, 1926, 14 


a10 JEAN RIVIÈRE 


ment la portés lalente. Pour lui, il n’y a pas de doute que par le 
péché les hommes gant devenus les caplifs du démon (imaginem 
et simililudinem suam À DIABOLO CAPTAM), qui, aväntet sans le 
Christ, exerce en conséquence sur eux pne propria polestas. 

Dés lors, en employant le terme traditionnel de rédemption, 
c'est naturellement au démon qu'il dait penser comme au ferminus 
a quo de cet affranchissement. Il s’en explique Aves sa vigyeur 
eoutumière dans un passage dont le réalisme à particulièrement 
impressionné quelques historiens et qu'il nous reste à examiner. 


Dominus illum [— hominem] redemit ab angelis munditenen- 
tibus potestatibus, a spiritualibus nequitiae, a tenebris huius 
aevi, a iudicio aeterno, a morte perpetua. 


On ne cite d'ordinaire que ces lignes, sans doute parce qu'on 
les juge suffisantes pour établir une conviction ; mais elles sont 
encadrées dans un contexte qui, à première vue, loin d'atténuer 
le cas, semble plylôt fait pour l'aggraver. Après avoir prouvé 
qu'il est criminel de se soustraire à la perséculion par la fuite, 
Tertullien veut montrer ici que ce n'est pas une moindre faute 
d'acheter à prix d'argent sa liberté auprès d'autorités complai- 
santes. « Si, dit-il, la fuite est un rachat gratuit, le rachat est 
une fuite achetée ». Cette misérable échappatoire des chrétiens 
pusillanimes a, de plus, cette malice particulière d’être une 
injure directe au Dieu qui nous a rachetés. Rapprochement fécond 
pour une imagination comme celle de Tertullien et qui se déve- 
loppe aussilôt en une tirade éloquente, saisissante et incisive, 
mais dont la complexité semble avoir rebuté le courage des tra- 
ducteurs (1). 


Ut autem redimas hominem tuum nummis, quem sanguine 
suo redemit Christus, quam indisnum Deo et dispositione eius 
qui Filio suo non pepercit pro te ut fieret maledictum pro nobis, 
qui tamquam ductus est ovis ad victimam... : totum hoc ut a 
peccatis lucraretur ! 

Sol cessit digm emptionis nostrae. Apud inferos emancipatio 
nostra estet stipulatio nostra in caelis. Sublevatae sunt portae 
sempiternae ut introiret rex gloriae.., hominem de terris, 


(4) Les traductions de M. Tone, ap. cil., p. 161-162, et de M. TixëRQNT, 
Mélanges de patrologie et d'histoire des dogmes, Paris, 1921, pp. 119-120, sant 
l'une et l'autre très incomplète. 


TERTULLIEN ET LES DROITS DU DÉMON 211 


immo ab inferis, mercatus in caelos. Quis est qui adversus illum 
reluctatur, immo depreciat, et merccdem eius tam magno com- 
paratam, pretiosissimo scilicet sanguine, commaculat”? Jam ergo 
melius est fugere quam fieri viliorem, si non tanto sibi cons- 
tabit homo quando constitit Domino. 


Et Dominus quidem illum redepnit ab angeljs munditenen- 
tibus potestatibus, à spirilualibus nequitiae, a tenebris huius 
aevi, a iudicio aeterno, a morte perpetua. Tu autem pro eo paci- 
sceris cum delatore, vel milite, vel furunculo aliquo praeside, 
sub tunica et sinu, quad aiunt,ut furtivo, quem coram toto 
mundo Christus emit, immo et manumisit! Hunc ergo liberum 
pretio aestimabis et prelio possidebis, nisi eodem quanto ut 
diximus Domino conslitit, sanguine suo scilicet! Ut quid ergo de 
homine Christum redimis jn homine in quo Christus est (1)? 


Quoi qu'il en sait de certaines obseurités de délail, la ligne 
générale du texte est bien elaire. Tertullien ne veut pas admettre 
qu'un chrétien se rachète, parce qu'il est déjà racheté, mieux 
encore libéré par le Christ, comime le serait yn esclave affranchi 
par l'intervention généreuse d'un Liers. Aussilôt son esprit de 
juriste évoque le protocole de l'affranchissement pour montrer 
que notre rachat en remplit les conditions. 

Le Sauveur a payé le prix en versant pour nous san propre 
sang. Il a bien accompli les formalités légales dans les délais 
voulus : notre emancipalia se fait aux enfers, notre cautionne- 
ment (slipulalio) est dans les cieux ; le tout se passe au grand 
jour (coram tofo mundo\. Ainsi nous deyenons son bien [mercedem 
eius tam magno comparalam) gt, pour que rien ne manque à la 
validité de l'acte, on nous rappelle le nom du propriétaire auquel 
il nous 4 rachelés (redemil ab angelis munditrnentibus potes- 
latibus). 

pur ce schéma déjà significalif se détachent certains traits qui 
ea accentuent le carartère commercial 2). Tertulljen entend bien 
parler d'un achat (diem emptionis nostrae), et qui fut consécutif 
à un marché (hominen merrutus in caelos). La comparaison ayec 
le mauvais chrétien qui va se rédimer moyennant finances laisse 


(1) De fuga, 12. — P. L.,t. NH, col. 136. 
(2) Aspect bien marqué dans Y. Bonves, Exposé crilique des opinions de Ter- 
lullien sur la Rédemption, Strasbourg, 1860, p. 1-8. 


212 JEAN RIVIÈRE 


même entrevoir qu'il y eut pacte {fu autem pro eo pacisceris cum 
delatore). 

Or ces diverses démarches visent évidemment le démon : c'est 
lui qui était notre détenteur; c'est à lui que leChrist nous achète. 
La procédure du Sauveur et ses résullats sont assimilés au cas 
du chrétien qui a la faiblesse de se racheter auprès du juge : ce 
qui équivaut à prétendre racheter le Christ qui est en lui (/omi- 
nus illum redemit AB ANGELIS mundilenentibus potestatibus... : DE 
nOMINE Christum redimis in homine). Si l'on tient compte enfin 
que, par surcroit, notre émancipation est localisée aux enfers 
(apud inferos emancipalio -nostra est), n’est-on pas sur le droit 
chemin qui conduit à la théorie d'Origène, de saint Grégoire de 
Nysse et autres, et ne doit-on pas conclure que Tertullien a 
conçu, lui aussi, que le Christ, en mourant pour nous, entendait 
payer au démon la rançon de nos âmes et que la descente aux 
enfers a eu pour but et pour effet d'assurer à notre profit la réa- 
lisation de cet étrange contrat ? à 

Malgré toute cette accumulation de vraisemblances, il ne faut 
pas hésiter à dire que la conclusion serait illégitime. On observera 
tout d'abord que Tertullien n’expose pas ici ex professo de théo- 
logie de la Rédemption. Son intention, toute morale et pratique, 
est de détourner le chrétien d'une démarche que, dans son rigo- 
risme intransigeant, il estime gravement coupable. Pour mon- 
trer ce qu'il y a d’odieux à vouloir acheter à prix d’or la liberté 
de sa foi, sans doute oppose-t-il à cette honteuse faiblesse la 
magnanimité du Christ qui nous a rachetés au prix de son sang. 
D'où cette pointe ad hominem qu'à prétendre se racheter, encore 
faudrait-il ne point se coter moins cher que ne nous a payés le 
Sauveur (nisieodem quanto Domini constilit). Nous lui avons coûté 
son sang : c’est notre sang que nous lui devons en retour (1). 
Sinon, mieux vaut encore la fuite, qui a du moins l'avantage 
relatif de ne pas nous taxer au rabais (melius fugere quam fieri 
viliorem). | 

C'est dire qu’entre l'acte du fidèle qui négocie misérablement le 
taux de sa sécurité et celui du Christ qui nous à rachetés au prix 
de son sacrifice, Tertullien voit assez de rapports pour en tirer 


(1) Cf. plus bas, col. 138-139 : « Quod autem Deo debeo, sicut denarium 
Caesari, nisi sanguinem quem pro me Filius fudit ipsius ? » 


TERTULLIEN ET LES DROITS DU DÉMON 213 


argument. Mais cette analogie n’est pas nécessairement une assi- 
Milation de tous points complète : il suffit d'une certaine res- 
semblance qui autorise la conclusion morale qu’il veut inculquer. 
La Rédemption n'est donc envisagée ici que de biais, et encore 
sous un angle très spécial. Double observation qui impose une 
sage réserve avant de transformer en système quelques obiter 
dicta. 

En réalité, tout le talent d'imagination et de plume que Tertul- 
lien met au service de son thème, toute l’ingéniosité de ses rap- 
prochements n'empêchent pas son raisonnement d'être une com- 
paraison, et qui cloche par bien des endroits. Si l'on regarde le 
prix du rachat, le sang du Chris! répandu sur la croix et la soulte 
versée au fisc romain ne peuvent être l'objet que d’une identi- 
fication purement verbale, tout juste appuyée sur une certaine 
similitude de leur fonction.-Plus visible est encore l’artifice, on 
pourrait presque dire la logomachie, qui, grâce à un jeu d’ex- 
pressions juridiques, essaie d'équiparer les modalités de la Ré- 
demption aux formalités légales de l'affranchissement. Enfin 
tout différent est le rôle du destinataire; car l'esclave qu'on 
rachète a déjà un propriétaire et, dans l'ordre spirituel, l'huma- 
nité pécheresse est au moins dans une certaine. mesure entre les 
mains du démon, landis que le fonctionnaire impérial n'est pas 
le détenteur des chrétiens qui ont la faiblesse de lui offrir de l'ar- 
gent pour se racheter, mais simplement l'arbitre de leur sort. Il 
suit de tout cela que la comparaison exploitée par Tertullien n'est 
exacte que dans les grandes lignes — par où elle répondait am- 
plement à son objectif parénétique — et qu'il n'y faut pas voir 
autre chose qu'une analogie très générale, qu'il ulilise à ses fins 
immédiates sans prétendre pour cela en urger également tous 
les détails. 

Aussi bien son langage présente-t-il des nuances qui sont inté- 
ressantes à étudier de près. Qu'il s'agisse de la Rédemption qu'il 
glorifie ou du marchandage qu'il condamne, Tertullien emploie 
indifféremment les termes de redimere et de pretium : l'un et 
l'autre sont déjà dans saint Paul et notre auteur ne dit jamais — 
ce qui serait caracléristique — entre quelles mains le Christ a 
déposé cette rançon. A la suite, il parle de notre emptio et déclare 
que le Sauveur nous a bien achetés (mercatus), tellement que 
nous sommes désormais sa marchandise (merces) : en quoi il ne 


514 JEAN RIVIÈRE 


fait que poursuivre, avec un luxe de térmitiologie téchnique propte 
à lui donner un relief plus vigoureux, l’image inhéreüte au tot 
même de Rédemption (1}. Quant aux expressions dul implique- 
räient proprement une négociation ou un pacte, il lés réserve 
aux iräctalions du chrétien avec son délateur, ävec l'autorité 
civile ou militaire ({u autem pacisreris cum delalore, vel milite, 
vel... praeside); mais il ne les applique jamais à notre Rédeïnib- 
teur divin. C'est donc qu'il a bien conscience que le éas est 
d’un autre ordre. 

En somme, il n'y a pas autre chose dans l'ensemble de ce 
morceati qu'une réédition de la métaphore traditionnelle du 
rachat, telle qu'on la trouve dans le Nouveau Testamenñt. Suivañt 
la spécialité de son tempérament littéraire, Tertullien lui dohre 
des formes plus appuyées et une couleur plus vive, mais satis 
en modifier le fond. Assurément il ne fait rien pour prévenit les 
méprises qu'elle risque de susciter, mais pas davantage pour eh 
préciser ou aggraver le sens (2). Pour lui imputer la lhéorié de 
la rançon, il faudrait, à défaut de textes formels, des indicés po- 
sitifs. Or, au moment même où il semble le plus près de glisser 
sur la pente, Tertullien s'abstient de les fournir. Quand on a dans 
l'esprit les précisions inquiétantes affichées à ce propos pär 
quelques Pères des siècles suivants ou certains prédicaleurs du 
bas moyen âge, cette abstention ne saurait parailre accidentelle : 
elle est révélatrice d'un monde tout différent d'idées, sur lequel 
ne saurait raisonnablement donner le change l'identité partiélle 
de leur vêtement imaginatif. 

La lumière de ce contexte éclaire sans peine le texte cité en 
premier lieu :le #edemit ab angelis,qui pourrail tout d'abord sénti- 
bler plus compromettant, doit se prendre au même sens métä- 
phorique. Il est frappant que le verbe redemit y est suivi de cinq 


, 


(4) Rapprocher comme procédé littéraire de développement Ad mart., 2 : 
«... Ipsum magis mundum carcerem esse... Maiores tenebras babet mun- 
dus, ...graviores catenas..…, peiores iminunditias... Plures postremo mundus 
reos continet, scilicet universum hominum genus. » 

(2) « Quand les Péres se contentent de dire que le péché nous rend esclaves, 
et même esclaves du démon, que Jésus-Christ est notre rançon, qu'il nous 
rachète par son sang, on n'a rien à leur objecter, leur langage étant celui de 
l'Écriture. » F. Prar, La lhéologqie de saint Paul, tt. W, Paris, 1912, p. 310. Et, 
ajouterons-nous, ce langage étant métaphorique. 


TERTULLIEN ET LES DHUITS DU DÉMON ais 


compléments, qui, ayant tous pout but d'en iidiquer le terme, 
désignent säns nul doute des réalités similaires; sinon entière- 
nent idetitiques. Or les deux premiers seuls sont des êtres per- 
sohnels : les pulssarites angéliques mallfesses du motde, les 
esptits du mal, formules synonymes de la langue paülinienne 
pour dire les démons. A la suite, Tertullien parle des ténèbres du 
siècle présent, du jugement éternel, de la mort qui né finit pas : 
ce sont les effets présents ou futurs de la domination didbolique ; 
mais, pour téels qu'ils soient, oh n'imtagine pas que ces êtres aient 
une subsistance propre: Si donc le démon pouvait être à la 
figueut le partenaire avec lequel le Christ a négocié notre rachat, 
oh n'en saurait dire aulant de ces abstractions. Toutes ces ex- 
pressions sont ainsi äccutnulées pour décrire l'état tnalheuteux 
auquel le Christ arfache nos Amés. D'où il suit qué l'action f6- 
dempttice dont il est ici question ne signifie plus au sens strict 
un contrat bilatéral de libération, mais seulement une œuvre 
générale de miséricordieuse délivrance. 

S'il élait besoin d’une confirmation, il serait facile d'observer 
que, d'après le même passage, le Chrisl nous rachète de l'enfer 
(AB INFERIS mercalus in caelos) ou du péché ({otum hoc ut À PECCATIS 
lucraretur). En parlant de « rédemption », Tertullien pense tou- 
jours au lieu ou à l’état dont notre Sauveur nous délivre, nulle- 
ment de la manière précise qu'il emploie pour nous en retirer. 
Du chrétien qui traite avec l'autorité païenne il écrit encore que 
son acte équivaut, puisque le Christ vit dans cet homme, à rache- 
ter le Christ d'un homme (DE HOMINE Christum redimis). Ce qui ne 
peut pas signifier que l’on amène le juge, par un paiement con- 
venable, à relächer son domaine sur quelqu'un que, par hypo- 
thèse, il ne possède pas encore, mais qu'on le soustrait à sa puis- 
sance en l'empêchant de tomber entre ses mains. Ainsi en est-il, 
toutes proportions gardées, de l’œuvre du Christ par rapport au 
démon (1). 

Voilà pourquoi la phrase de Tertullien doit se traduire, non pas, 
avec M. Turmel : « Le Seigneur a racheté l'homme aux anges qui 


({} Uh rapprochera les expressions suivantes : «Nullius sertus in quatitum 
solius Christi, qui te etiam caplivilule saeculi liberattt. s De ftfol.; 18. Et eu: 
core, a propos du serpent d'airain : « Figuram... dominicae crucis, a serpen- 
tibus, id est ab angelis diaboli liberaturae nos, 4um per semetipsum diabo- 
lum, id est serpentem, interfectum suspendit. » {bid., 5. 


2146 JEAN RIVIÈRE 


sont les maîtres du monde, aux esprits mauvais, aux ténèbres du 
siècle, au jugement éternel, à la mort sans fin ÿ — ce qui pour la 
dernière partie ne donne aucun sens plausible — mais bien : « I] 
a racheté l’homme des puissances angéliques maîtresses du 
monde, des esprits mauvais, des ténèbres du siècle, du jugement 
éternel, de la mort qui ne finit pas. » C'était la traduction propo- 
sée déjà par Oxenham et la plupart des anciens commentateurs 
de Tertullien ; elle est reprise, d'une manière tout-à-fait indépen- 
dante, par M. Tixeront et, chose plus étonnante, par M. Rashdall 
lui-même. Seule elle sauvegarde adéquatement la grammaire et 
la logique du texte. Mais qui ne voit que ce langage reste dans 
la ligne de la métaphore traditionnelle et que la Rédemption 
ainsi entendue n'a plus qu’un sens matériel, comme expression 
imagée de ce fait objectif qu'est l'affranchissement spirituel de 
nos âmes, mais sans rien de ce caractère juridique et contractuel 
que l'on avait cru y découvrir ? 

C'est ainsi que les divers témoignages invoqués pour attribuer 
à Tertullien la conception populaire d'un rachat conclu avec le 
prince des enfers se dérobent l’un après l’autre. Du triple faisceau 
réuni par M. Rashdall aucun élément ne résiste à la critique. A la 
suite de l'Écriture et avec tous les chrétiens de son Lemps, Ter- 
tullien sans doute expose volontiers le mystère du salut en fonc- 
tion du démon ; mais il se contente d'affirmer que le péché nous 
soumellait à son empire et qu'un des aspects de notre Rédemp- 
tion, un des grands bienfaits par conséquent de notre Rédemp- 
teur, fut de nous en délivrer. | 

Si donc le fondateur de la théologie latine a conservé la mé- 
taphore du rachat, il n'est pas responsable de l'avoir fait dévier 
dans le sens d'une rançon payée à Satan el ne mérile pas de 
disputer à Origène la paternité de cette théorie, qui devait être si 
féconde à l'âge patristique. C'étail une justice à lui rendre, 
quand on se rappelle que tant de charges pèsent déjà sur sa 
mémoire et que son jugement théologique ful loin d'être toujours 
également bien averti. 


Jean RiIviÈRE. 


NOTICES 


SUR TROIS COLLECTIONS CANONIQUES INÉDITES 
DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 


(Suite) (1). 


Il 


LA COLLECTION DE LAON 


Dans un rapport adressé par M. Werminghoff à la direction 
des Monumenta (Germaniæ (2), à la suite d'un voyage qu'il fit en 
France, est signalé un manuscrit de la Bibliothèque publique 
de Laon (n° 201}, provenant du chapitre cathédral de cette ville 
el datant du 1x° siècle. Les 30 premiers feuillets en sont occupés 
par un glossaire latin, suivi de trois extraits de la règle cano- 
nique composée en 816 à Aix-la-Chapelle (ch. 416, 125, 115) (à). 
Vient ensuite une collection canonique qui occupe les feuillets 33 
et suiv. Le manuscrit se termine par une série de textes cano- 
niques non compris dans la collection, à en juger d’après la table 
qui les omet, par des textes théologiques qui remplissent les 
feuillets 95-102, par le concile de Grégoire IT et par l'horologium 
de la journée d'un clerc canonicus. J'ai eu l'occasion, en 1909, de 
citer cette collection dans un article publié dans la Revue celtique. 
En 1922, M. Emile Seckel a consacré une étude à quelques textes 
inédits provenant de ce manuscrit (4). Il m'a paru utile de pré- 


(1) Cf. Revue des Sciences religieuses, 1926, t. VI, pp. 18-92. 

(2) Neues Archiv,t. XXVI, p. 16. Ce manuscrit avait déjà été mentionné 
en bref en 1843; cf. Archiv,t. VIII, p. 392. 

(3) On y trouve aussi un Gloria in ercelsis noté. 

(4) Die Aachener Synode von Januar 819. Neues Archiv, t. XLIV (1922), 
p. #et suiv. 


218 | PAUL FOURNIER 


senter ici dans un bref exposé les résultats de mes investigations 
sur la collection contenue dans ce manuscrit, qui, dans son 
ensemble, est demeurée inconnue. 

Ce n’est pas à Laon que le manuscrit fut transcrit, mais pro- 
bablement à Cambrai. Il porte au début cette mention : « Theude- 
ricus episcopus hunc libellum dedil ad honoreth Dei el beati 
Petri, nec non et ceterorum Apostolorum, seu et sancti Autberti 
confessoris Christi. » Ce Thierry, comme oh a bien voulu me le 
faire remarquer Mgr Lesne, occupait le siège épiscopal de Cam- 
brai entre 831 et 853; il se fit inhumer au monastère de Saint- 
Aubert primitivement consacré à l’apôtre saint Pierre (1). Thierry 
portait à ce monastère une particulière affection; le don qu'il 
lui fit du manuscrit en est une manifestation non équivoque. 
Que le manuscrit soit ensuite passé de la librairie de St-Aubert 
dans celle du chapitre cathédral de Laon, c’est un fait qu'expli- 
quent facilement les relations du clergé de Cambrai avec les 
églises voisines, qui, comme celle de Cambrai, dépendaient de la 
thétropole de Reims. 

On sait qu'un collectionneur russe, Dubrowsky, profita des 
confiscations de l’époque révolutionnaire et de la confusion qui 
s’en suivit pour acquérir des manuscrits dont beaucoup pro- 
‘ viennent des églises du Nord de la France. Or, dans un manus- 
crit de la collection Dubrowsky (2), conservé à la Bibliothèque 
alors impériale de Pétrograd, M. Halban-Blumenstock a décou- 
verl uh recueil canonique dont il a donné l'analyse en repro- 
duisant les sommaires de chaque chapitre (3). Il est facile de 
constater en jetant les yeux sur celte analyse que la collection 
du manuscrit Dubrowsky est identique à celle du manuscrit de 
Laon. 

Un des documents qui ont trouvé place dans cette collection 
n’est autre que le recueil apocryphe du 1x° siècle intitulé Statuta 
Bonifacii. Or nous Savons que c’est d'un manuscrit de Corbie 
que dom Luc d'Achery a tiré le texte des Statuta Bonifaci pour 


(4) Le (Lay, Cameracum christianum, p. 260. N 

{2} Attribué au x°-xr° siècle. Je n'ai pas vu ce manuscrit. Il est coté Il, 4, 
ms. 5. . 

(3) Die canonischen Handsehriften der kaiserlichen üffentlichen Bibliothek, 
3e St-Petersburg, dans Zeitschrift für Kirchenrecht, 3° série, t. V, p. 296 et 
211-281. | 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 919 


‘lé publier dans soh Spicilegium (1). Ce texte ne se trouve dans 
aucun autre matiüscrit connu : aussi te puis-je m'empêcher de 
penser que c'est le manuscrit de Corbie que Dubrowski a acquis 
et trätisportlé à Pétrograd. S'il en est ainsi, les déux manuserits 
de foite collection canonique, provenant l'un de Cambrai, l'au- 
tre de Cotbie, sont otiginaires de la même régivn, et c'est dans 
celle réglon que l'on connaissait les Sfatutn Bonifacii (à). 


La collection canonique, que je désignerai désormais sous le 
ho de collection de Laon, esl composée de 99 chapitres, dont 
beaucoup corprenrient plusieurs canons, Chaque chapitre est 
précédé d'un somtnaire ; tous ces sommaires réunis en tête de la 
collection en constituent l'index. C’est cet index qui a été publié 
pat M. Halban-Blumenstock d'après le manuscrit de Pétrograd. 

Voici les sommaires du I‘ et du XCIX° chapitres : 


I. De eo quod secundum ordinem Romanum facere debemus. 
XCIX. Quod in ecclesia, in qua cadavera mortuorum reperiun- 
tur, sanclificare altare non licet. 


À la suite du c. 99 et dernier, on trouve dans le manuscrit de 
Laon une farrago de lextes disposés sans aucün ordre, ot düumil- 
nent des canons des conciles de l'antiquité et des conciles des 
Gaules. J’ignore si ce supplément se retrouve dans le manuscrit 
Dubrowsky. 


‘L'auteur de cette collection a réuni des textes qui concernent 
les matières les plus importantes de la discipline ecclésiastique, 
envisagées surtout au point de vue pratique; mais il semble que, 
s'il a conçu un plan méthodique, il ait été impuissant à l’obser- 
ver. Un texte placé en tête de la collection et très significatif 
n’est autre que le célèbre fragment de la lettre d’Innocent [°° à 
l'évèque Decentius de Gubbio, concernant l'autorité qui doit être 
reconnue aux coutumes de l'Eglise romaine (3). Viennent ensuite 


(4) T, IX, p. 62. Cf. Lasee-Corett, Concilia, t. VIII, p. 308, et Patrologia 
latina,t. LXXXIX, col. 821. Cf. Wenmixcnorr, Neues Archiv, t. XX V1, p. 16, 
667, et E. Srckez, Neues Archtv, t. XXIX, bp. 308. 

(2) Voir sûr ce point l'observation présentée ci-dessus, dans l'étude sur 
l'Inslitnutio canontum. 

(3) Innocentius Decentio Eugubino episcopo. Si instituta majorum. 


220 PAUL FOURNIER 


des textes relatifs aux divers ordres du clergé, à commencer par 
l'épiscopat, et d’autres textes relatifs à la justice ecclésiastique 
et au privilège du for. L'auteur passe ensuite (c. 16) à des règles 
concernant le lieu du culte, la célébration de la messe, l'observa- 
tion du dimanche et des fètes, le jeûne, le baptême, la prohibi- 
tion du prêt à intérêt, adressée, non seulement au clergé, mais à 
tous les fidèles (c. 24), le respect dû aux églises. Quelques frag- 
ments semblent devoir être la tête d'une série de textes contenant 
les règles morales et disciplinaires auxquelles est soumis le 
clergé; mais l’auteur abandonne ce sujet pour traiter (c. 34) de 
l'inceste, de l'adultère, du rapt, de l’état des vierges consacrées à 
Dieu et des veuves (c. 41), et revient sur l'adulitère par deux 
canons insérés au milieu de ceux qui traitent des veuves. Suivent 
des canons ayant trait à l'exercice de la juridiction disciplinaire 
et pénale et au privilège du for (c. 51), aux témoins et au témoi- 
gnage, aux censures et aux excommunications (c. 60). Puis 
l’auteur passe au baptème et à la pénitence {c. 65). Les chapitres 
13 à 99 sont remplis de dispositions variées, canons de conciles, 
canons pénitentiels, fragments d'œuvres d'écrivains ecclésias- 
tiques, qui sont disposées sans aucune méthode et défient ainsi 
toute analyse. Plusieurs de ces fragments concernent les fins der- 
nières. 


En ce qui touche les sources auxquelles a puisé l'auteur de la 
compilation, il est possible d'indiquer ici les principales : 


1° Un certain nombre de canons proviennent de la Dionisio- 
Hadriana : canons de Nicée, Ancyre, Néocésarée, Gangres, Sar- 
dique, et canons africains ; joignez-y de rares fragments des let- 
tres d’Innocent Ie", de s. Léon, de Gélase et de Symmaque. 

20 On rencontre dans notre collection des canons de conciles 
gallo-romains et gallo-francs. Sont représentés le premier concile 
d'Arles, les conciles d'Orange, de Vannes, d'Agde {assez abon- 
damment), d'Epaône, d'Orléans (533), de Mâcon (583 et 585). 
Toutefois le concile des Gaules qui, de beaucoup, a fourni le plus 
d'éléments à notre collection est le concile d'Auxerre (573-603) : 
l'auteur lui a emprunté 26 canons. Ceci est une preuve nouvelle 
de l'influence considérable qu'a exercée le concile d'Auxerre à 
l'époque franque. Les canons de ce concile sont rangés ici dans 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 221 


un ordre qui n'est pas l'ordre habituel (4); nous aurons plus 
loin l'occasion de revenir sur ce point. 

A ces textes provenant de la Gaule, il faut ajouter de nom- 
breux canons empruntés aux Statuta Ecclesiae antiqua (2) portant 
ici l'attribution au IV* concile de Carthage qui leur est fréquem- 
ment donnée, mais provenant en réalité de la Gaule méridionale. 

3° 11 convient de signaler quelques textes qui ne proviennent 
ni de la Dionisio-Hadriana ni des conciles de la Gaule franque 
connus de nous, à savoir : 

Un canon, deux fois répété, et attribué à un concile d'Orléans, 
dont il serait le chap. XIII ; il est précédé de ce sommaire : « Ut 
nullus clericus episcopum suum despiciat » (ce. 9 et 50) (3); 

Les canons 7 à 15 du concile romain tenu par le pape Zacharie 
(ce. 36 et 37); 

Un fragment de la lettre du pape Symmaque à Césaire d'Arles 
(c. 18) (4); 

Un canon anonyme où se trouve So sous une forme 
corrompue, le canon 10 du concile tenu à Worms en 868, avec 
une addition inexacle ainsi conçue : « sicut in Niceni (5) cannibus 
antiqui patres constiluerunt ». Comme.il paraît certain que ce 
concile de Worms a fait siens nombre d'anciens canons, je pense 
que ce texte a pu fort bien être mis en circulation à une époque 
antérieure au concile de Worms, qui n'est pas nommé, et dont on 
ne rencontre dans le recueil aucun autre fragment (c. 10); 

Le canon 2 du concile apocryphe de 277 évèques qu'aurait 
tenu s. Silvestre (c. 87). 


(4) Voici cet ordre : c. 19, 20, 33, 34, 35, 41, 43, 24, 25, 26, 23, 17, 18, 21, 28, 
29, 30, 31, 32, 36, 37, 42, 38, 39. 

(2) On trouve sous le n° 33 un texte des Stalula Ecclesiae ee (ec. 94, 
Eorum qui...\ avec l’indication : Ex concilio Matocensi. Il est probable que ce 
texte provient directement ou indirectement de l'Herovalleano, où il voisine 
avec un texte du concile de Mâcon. Cf. Petit. P. L., t. XCIX, col. 1030. 

(3) « Si quis presbiter aut diaconus eunt monachus pro quolibet coturno 
ordinationem episcopi sui dispexerit... » 

(4) « Neque viduas ad nuptias.…..» 

(5) Voir, sur ce canon, ce qui en sera dit dans l'étude sur la collection en 
deux livres. Il en résulte que, s'il a été inséré dans la série authentique du 
concile de Worms, il circulait aussi sous une forme anonyme au ix* siècle ; 
cela est attesté par la collection de Laon, par notre collection en deux livres, 
et par celle du manuscrit de Munich 3851. ) 


229 PAUL FODRNIER 


4 Le texte apocryphe,du recueil de règles cananiques jntilulé 
Statuta Bonifacii archiepiscapi, est compris tout entier sous |s 
n° 06 (1); 

üe Le c. &1 ds notre collection n'est autre qu’une décision de 
l'assemblée de Verneuil, tenue en 735 : De illis hominibus qui 
dicunt quod propter Neum se tonsorassent (2). 

69 Dans l'article précité, M. Seckel à constalé qu'un certain 
nombre de chapitres (34, 2 partie; 36 à 42) sont le résullat des 
travaux d'une assemblée d'évèques tenue vrajsemblablement à 
Aix-la-Chapelle, au début de l'année 819, pour la préparation du 
document législatif qui est devenu le Capifulare ecclesiasticum ; 
il a déduit cette conclusion des rapports qui existent entre ces 
textes et les dispasitions du capitulaire. Les évêques s'étaient 
occupés de la répression de l'inceste et du rapt,de la viola- 
tion des fiançailles, des attentats contre les vierges vouées à Dieu, 
de l'âge auquel les vœux sont permis aux filles, de la consécra- 
tion des veuves (3). Je ne puis que me ranger à ces conclusions, 
j'incline même à les étendre. On trouve dans notre recueil un 
certain nombre de fragments, d'arigine inconnue, qui portent le 
caractère de la législation ecclésiastique des réformateurs caro- 
lingiens, el dont plusieurs sont apparentés à des textes de capi- 
tulaires qui les reproduisent avec des différences plus ou mains 
sensibles. Tel est le cas du c. 21 sur la célébration du dimanche 
et des fêtes, du c. 33 (de scrutiniis) sur la préparalion ay bap- 
tème, du ce. 24 (de usuris) interdisant l'usure, non seulement aux 
clercs, mais à Lous les chrétiens, du c. 25 sur les dimes qui dai- 
vent être prélevées non seulement sur les fruits de la terre, mais 
gur le croît des animaux et sur les produits de l'industrie et du 
commerce (4), sans doute aussi du c. 26 contre les jncestüeux. Je 
rangerai volontiers dans la même catégorie le ch. 21, De smissa 


(1) Ce texte gst annoncé par ces mots : S. Bonifacius archippiscopus. Voir 
ci-dessus, p. 219. 

(2) Bonerits, Capilularia, t. 1, p. 35. 

(3) Le numérotage des chapitres que donne M. Seckel d'après le manuscrit 
de Laon nest pas exact. — Il faut remarquer quen tète de deux de ces 
chapitres (33 et 38), l'auteur de la collection a placé le mot : Gregorius, 
comme pour donner plus d'autorité à des textes anonymes. 

(#) Voir une rêgle analogue pour le fond dans un capitulaire de Louis le 
Pieux, c. 8 {Borerius, t. 1, p. 287). 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 223 


, et communione, et le ch. 21, de die dominica in qua Dominus 
 resurrezit (1). Ces divers textes pourraient bien être eux aussi 

l'expression de vœux présentés par l'épiscopat au monarque 
caralingien. | 

7° L'auteur de la collection de Laon n’a été nullement exclusif 
dans le chaix de ses matériaux. Il a fait une large part aux textes 
canoniques d'origine insulaire ou se raltachant aux textes de 
celle origine. C’est ainsi qu’on peut signaler dans son œuvre la 
présence de divers texles provenant, les uns du pénitientiel de 
Théodore, les autres de l'£xcarpsus Cummeani. En outre il a fait 
des emprunts à la collection irlandaise (2), dont il a consulté 
une recension différente de la recension publiée par Wasser- 
schleben et de la recension B (du manuscrit Vallicellan), sur la- 
quelle cet auteur a donné des renseignements dans les notes de 
san édition. F} faul aussi mentionner le €. 64 de notre collection 
qui est un emprunt au pie concile attribué à saint Patrice (3). 

8° Enfin, on rencontre dans la collection de Laon, sous le 
n° 89, un lexte liturgique; c’est l'oraison pour la benedictio 
hostiarü (4). (1 s’agit de l'ordre mineur conféré au portier). 
Cette graison, où est mentionné le devoir du portier d'an- 
noncer la célébration de chacune des heures canoniques, précède 
le canon 14 de Vannes, rappelant aux clercs habitant la ville 
l'obligation d'assister à ces heures. 

Jo À rôté de ces textes tirés de sources purement canoniques, 


(4: Le ch. 21 est une disposition concernant la sanctification du dimanche 
et des fêtes. Celles-ci comprennent la première moitié de la semaine de 
Pâques, usque ad mediun Pasche (les capitulaires comprennent la semaine 
entière dans la fôte : (Ansegise, 1, 43: cf ReGinon, Ï, 288), l'Ascension 
et les trois jours qui précèdent, les fêtes de saint Jean-Baptiste, de saint 
Pierre, l'Assomption, la fète de saint André, Noël, les fêtes de saint Etienne 
et de saint Jean, l'octave de Noël, l'Epiphanie et le jour de l'octave, et enfin 
la Purification. On remarquera l'absence de deux des fêtes de Notre-Dame, 
l'Annonciation et la Nativité, et aussi celle de la fête de saint Martin). — Le 

” 6h. 20 est ainsi concu : « ut omnes quj ad ipissas audjendas vel celebrandas 
conveniant diebus dominicis vel in sanctorum festivitatibus communicent, 
ita tamen preparati ut mundi sint ab his vitiis a quibus in communiope se 
unusquisque abstinere dehet secundum traditionem et formam sacerdotum » 

(2) On les retrouve dans les livres XIV, XVI, XXI, XXV, XXVII, XLVI, et 
autres de l'édition de Ia Collection irlandaise donnée par Wasserschleben. 

(3) Audi Dominum dicentem : Si tibi (sic) non audierit 

(4) M. Halban-Blumenstock a Ju à tort : Benedictio hostiarum. 


224 PAUL FOURNIER 


la collection de Laon contient un certain nombre de fragments 
extraits des ouvrages des écrivains ecclésiastiques. Quelques-uns 
intéressent au premier chef les canonistes : ainsi d'importants 
extrails des ouvrages d'Isidore de Séville (£'tymologiae, Senten- 
liae, de Officiis), concernant les ordres ecclésiastiques, la messe, 
les règles morales qui s'imposent au Juge et aussi deux extrails 
des écrits de saint Grégoire (homélies sur saint Jean et Pastoral) 
concernant les droits des supérieurs ecclésiastiques. En outre, 
parmi les premiers chapitres de la collection, on est quelque 
peu surpris de rencontrer deux fragments purement théologi- 
ques, intitulés l'un de visione Dei capud F'saiam, l'autre de 
visione Seraphim; c'est vraisemblablement une allusion à une 
controverse qui préoccupa les esprits dans la première moitié 
du 1x° siècle el qui donna lieu à un traité de Raban Maur (1). 
Le premier de ces textes procède sans doute du début du com- 
mentaire de saint Jérôme sur Isaïe, tandis que le second repro- 
duil un passage de ce commentaire. (L. III, ch. 6). — Inaugurant 
un usage qui devait être suivi par beaucoup de compilateurs de 
textes canoniques, l’auteur de ce recueil y a introduit quelques 
fragments concernant les fins dernières, le purgatoire, le 
paradis, l'enfer. Il est au moins un de ces textes qui est inspiré 
par le Prognosticon de Julien de Tolède, et un autre au début 
duquel on reconnait son influence 2); enfin, sous le n° 85, 
differentia paradisorum, paradis terrestre el paradis céleste, un 
texte semble inspiré par Isidore de Séville (3). Les compilateurs 
de ce temps se sont plus d'une fois permis de modifier profon- 
dément les textes patristiques tout en les laissant sous le nom 
de leurs auteurs primitifs. La littérature du xt siècle n'est pas, 
il s'en faut de beaucoup, carractérisée par le respect des 
lextes (4). 


(4) Traité de videndo Deo. P. L.,t. CXII, col. 1280 et suiv. 

(2, Le c. 63, Quod anima non sit, post separationem corporis, privata 
sensibus suis procède du Prognosticon 1, 15 et 16: au début du c. 64, on 
remarque l'analogie avec le Prognosticon, I, 19. — Cf. P. L.,t. XCVI. 

(3) Differentiae. 11, 42, P. L., t. LXXXIIL, col. 70. 

(4) 1 n'est pas sans intérèt de reproduire ici le texte de ce ch. 84? sur le 
purgatoire : « Purgaturius ignis ante diem judicii fiet; pro quibusdam levio- 
ribus culpis purgantur, et ille iguis purgaturius gravior est quam in hoc 
seculo homo sustinere potest, et si una die fuerit quis in igne purgatorio, 
quasi mille anni sunt, quia nullus potest talem paenam facere nec cogi-: 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 225 


Il est dans cette collection un certain nombre de canons dont 
le texte décèle des retouches et des interpolations. En voici quel- 
ques exemples. | 

Sous le n° 27, après avoir donné le canon 3 de Nicée dans la 
version dionisienne (le texte de notre collection s'arrête au mot 
mulierem), l’auleur ajoute comme sanction du même canon la fin 
du canon 2. Sous le n° 34, le canon 30 du concile d'Epaône, 
intitulé Canon E’paunensis ecclesie, a été transformé par de nom- 
breuses additions explicatives; le texte se trouve ainsi plus 
chargé que celui qui, dans l'édition des Concilia de Maassen, offre 
les variantes les plus abondantes (1). C'est avec indépendance que 
l'auteur, au chap. 85 (d° differentia paradisorum), se sert d'un 
passage d'Isidore de Séville (Diferentiae, 11, 13). Sous le ne 92, 
qui est un fragment de la lettre de s. Léon à Anastase de Thes- 
salonique, on remarque l'addition : Quod si fecerit, anathema sit. 
Plus loin, sous le n° 94, le canon 14 du concile tenu à Vannes en 
461 est interpolé et amplifié (4), une justification est ajoutée à la 
disposition qui inflige une pénitence au clerc non assidu aux ofli- 
ces (2). Parmi les textes réunis sous le n° 98, se rencontre le c. 41 
d'Agde, interdisant l'ivresse aux clercs, avec cette addition : « nec 
quis potest liberum corporis sui ac mentis habere judicium ; cum 
captus vino assensu probetur alienus et proclivis ad vitium. » 
— On pourrait mulliplier ces exemples, on pourrait rappeler, 
comme on l’a dit plus haut, que des textes théologiques d'Isidore 
de Séville et de Julien de Tolède paraissent bien accommodés par 
l’auteur. Il semble que cet auteur n'ait pas été plus soucieux 
du respect des textes que beaucoup de ses contemporains. 


tare qualis erit in igne purgatorio, et quomodo unum digitum suum non 
vuilt in ignem mittere, quare non timeat non parvo tempore tunc cruciari ? 
Patriarchae, prophetae, et apostoli omnisque (sic) defunctorum spiritus qui 
ad beatam vitam transierunt, nos ardenter gavisuros expectant, et quod non 
sit illis perfecta laetiti: donec pro nostris erratibus dolent et lugent pec- 
cata nostra ». | 

(4) Notre texte ne se confond pas avec le prétendu canon d'Agde (Neues 
Archiv ,t. XVI, p. 299) qui est aussi une transformation du canon d'Epaône. 

(2) « Quia ministrum sacruim eo tempore quo non potest ab officio suo ulla 
honesta necessitas occupare, fas non est in salubri devotione cessare. » Cette 
addition ne se retrouve ni dans REGINoN, 1, 185, ni dans le livre 1V du Qua- 
driparlibus publié par Richter, c. 271. 


# 


Revus Des Soasnces Reuc., t. VI, 1926. 15 


296 _ PAUL FOURNIER 


On a mentionné plus haut la masse désordonnée de textes qui 
suit, dans le manuscrit de Laon, les 99 titres de la collection. 
Cette masse parait avoir pour auteur l'auteur même de la collec- 
tion: car de part et d'autre ce sont les mêmes matériaux qui sont 
employés. Il semble qu'il ait voulu en faire un complément à son 
œuvre. On retrouve dans cette masse des textes provenant de la 
Dionisio-Hadriana, nombre de textes empruntés aux Sfatuta 
FEcclesiae antiqua, puis des canons d'Agde, d'Epaône (1), du 
concile tenu en 533 à Orléans, du concile d'Auxerre, du pseudo- 
concile de 277 évêques présidé par s. Silvestre, de la deuxième 
lettre du pseudo-Clément, des fragments de la Collection irlandaise, 
du pénitentiel de Théodore et de l'£xrarpsus Cummeani. Je signa- 
lerai encore un pseudo-canon d'Antioche, concernant la répres- 
sion des dissensions qui pouvent se produire dans les monastères. 
L'évèque, quand il les a constatées, après avoir réuni les pré- 
tres du monastère et les anciens moines (seniores), recherche les 
coupables et les punit, soit en les privant de la communion pen- 
dant un an si ce sont des seniores, soit en les faisant fouetter, 
s'il s'agit de juniores. Des peines sont prévues contre les supé- 
rieurs et les subordonnés qui refuseraient de se soumettre à ce 
tribunal. Enfin, il importe de remarquer que, dans la dernière 
partie de cetle masse, on rencontre diverses citations d'écrivains 
ecclésiastiques, sous cetle rubrique : Quod invisibilis sit Deus. 
Ces textes font écho aux préoccupations théologiques sur Île 
môme sujet dont nous avons trouvé la trace dans iles premiers 
chapitres de la collection. 


Il serait intéressant de savoir quelles sont les sources intermé- 
diaires auxquelles a eu recours l'auteur de la collection. Mais il 
est fort difficile de donner une réponse satisfaisante à celte ques- 
tion, m'a paru qu'on y peut découvrir quelque traces d'in- 
fluence de l'Aerovalliana. En outre, en ce qui concerne Îles 
ancètres de la Gaule, il semble qu'ils aient été empruntés à un 
recueil inconnu qui a aussi été mis à contribution, comme l'in- 


(1) H semble, à en juger d'aprés la mention oera XXVI, que le canon 26 
d'Epaône ait été emprunté à l'Herovalliana. Le texte, à chrismatis unguine 
correspond sur ce point à celui des mss. K, Z, N (Maassen, Concilia, p. 28). 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L ÉPOQUE CAROLINGIENNE 227 


dique Maassen (1), pour la composition des collections contenues 
dans les manuscrits de Saint Amand et de Beauvais. 

Au cours de cet examen de la collection de Laon j'ai fait remar- 
quer que les canons du concile d'Auxerre qui y figurent s’y pré- 
sentent d'après un ordre particulier ; et cet ordre est celui de 
l'Institutio canonum contenue dans un manuscrit de Vesoul (4). 
Or on constate d’autres analogies entre ces deux collections. 
— Après le c. 39 du concile d'Auxerre (78 de Laon, 85 de Vesoul), 
on trouve dans le recueil de Laon les c. 86, 87, 88 et 89 de l'/ns- 
fitulio du manuscrit de Vesoul. Il semble donc, qu'il y ait une 
trace de parenté entre l'/nstitutio (ce. 44-90) et la collection de 
Laon (c. 71-89). — Joignez à cela que, dans la masse addition- 
pelle qui suit dans la collection de Laon, on retrouve le c. 39 de 
l'/nstitutio (Agde, 19) ; les c. 40 et #1 i Pénitentiel de Théodore, II, 
vu, 4 et 2), les c. 44, pseudo-ranon d'Antioche ayant pour objet 
de réprouver les dissensions dans les monastères (2). 

Ce pseudo-canon d'Antioche, porte dans la masse additionnelle 
du recueil de Laon (rette masse additionnelle est un complément 
de la collection, faite des mêmes éléments}, le n° XLV. Ce chif- 
fre XLV n'est appelé dans le recueil de Laon par aucune numé- 
rotation ; il reproduit donc le chiffre du manuscrit auquel Île 
canon a été emprunté. Or il porte le n° XLIV dans l’/nstilutio 
canonum de Vesoul, d’après la numérotation de cetle compilation. 
Il est vraisemblable que le chiffre du manuscrit de Laon ne fait 
que reproduire, avec une erreur d'une unilé, facile à expliquer, 
le chiffre de l'/nstitutin canonum. HN n'est donc pas téméraire de 
penser que, sur ce point encore, la collection de Laon se ralta- 
che à l’/nstitulio canonum. 


A quelle date faut-il placer la composition de la collection de 
Laon ? D'après M. Seckel, postérieure à 819, comme le prouve la 
présence des textes qui sont l'œuvre de l'assemblée préparatoire 
du capitulaire de 819, elle est antérieure à 829, parce qu'elle ne 
contient aucune trace des décisions nombreuses du concile tenu 


(4) MaassEeN, Geschichte der Quellen, n° 802, p. 7179. 
(2) Ce canon se retrouve dans la collection du manuscrit de Saint Germain 


venu de Corbie (Bibl. nat., Latin 12444, fol. 31, vo) à laquelle est apparentée 
l'Instilulio Canonum. 


228 PAUL FOURNIER 


à Paris en cette année (1). Cet argument ne paraît pas suffisant ; 
notre collection ne contient point de ‘trace des conciles réforma- 
teurs de 843, et cependant nul ne s'avisera de dire qu'elle leur 
soit antérieure. Nous avons d’ailleurs une bonne raison de tenir 
le recueil de Laon pour postérieur à 829. Son auteur est évidem- 
ment préoccupé d’une controverse purement théologique, por- 
tant sur cette question : dans quelle mesure l’homme peut-il voir 
Dieu ? (2) C'est cette préoccupation qui l'a amené à introduire dans 
son recueil des textes qui n'ont aucun caractère canonique. Or 
nous savons par un passage d'un écrit de Raban Maur que ses 
contemporains, à un certain moment, se livrèrent à d'abondantes 
disputes sur ce point; ce fut pour lui l'occasion d'écrire, à la 
prière de Louis le Germanique, un traité de videndo Deum, qu'il 
dédia à son successeur abbé de Fulda, et qui ne peut avoir été 
composé avant 842 (3). En supposant que les controverses fus- 
sent déjà allumées vers 840, ce n'est pas avant cette époque que 
le compilateur de la collection de Laon a pu accomplir son œu- 
vre. Nous serions donc amenés à dater la collection de 840 à 850. 

Une autre considération paraît de nature à nous amener à 
abaisser cette date. Le c. 10 de la collection n’est autre que le 
canon du concile lenu à Worms en 868; on pourrait donc en 
conclure que la collection, qui, d’après le manuscrit de Laon, 
date du 1x° siècle, n'a dû être composée qu'entre 869 et 900. 
Toutefois je ne puis indiquer cette conclusion sans faire quel- 
ques réserves. Ce canon esl présenté dans notre recueil, non 
comme un canon de Worms, mais sous une forme anonyme ; le 
texte en est assez corrompu; il se lermine par um renvoi à un 
canon imaginaire de Nicée qui n'existe pas dans le canon de 
Worms. Aussi est-il permis de se demander si ce canon, tel 
qu'il apparaît dans la compilation de Laon, n'est pas un de ces 
textes d'origine “inconnue, lancés on ne sait comment dans la 
circulation antérieurement au concile de Worms et que ce con- 
cile aurait trouvé bon d'adopter. L'hypothèse n’est pas invrai- 


(4) Article cité, au t. XLV du Neues Archiv, p. 16. 

(2) Voir ci-dessus, p.224. | 

(3) Voir le passage de Raban dans P. L., t. CXII, col. 1263 et 1264 : « Mirur 
quod quidam ex nostris …. in conviviis suis inter pocula disputant qualiter 
post hanc vitam electi visuri sunt Dominum... » Cf. Histoire lilléraire, t. V 
réimpression), p. 172. 


NOTICES SUR TROIS COLLECTIONS DE L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE 229 


semblable. Dans le cas où on l'accepterait, il serait raisonnable 
de donner 840 à 845 comme date moyenne de la compilation 
de Laon. Sinon, il faudrait la reporler à une date voisine de 
875, date qui semble tardive. 

Quant au pays d'origine de la collection de Laon, deux hypo- 
thèses peuvent être présentées. La première est fondée sur 
ce qu'on y trouve deux listes de fêtes, l’une dans le c. 21 de 
la collection, l'autre dans le c. 36 des Statuta Bonifacii ; dans 
ces deux listes, la fête de saint Martin, du 11 novembre, est 
omise. Or cette fête, généralement célébrée (1) dans l'Empire 
franc, ne l'était point ad feriandum dans le diocèse de Bâle, 
comme nous l'apprennent les Capitula de l’évêque Haiton (2). 
Ne pourrait-on en induire que collection et Sfatuta viennent de 
“cette région, c’est-à-dire de la province ecclésiastique de Besan- 
çon? Voilà la première hypothèse. — L'autre hypothèse est 
fondée sur un argument qui, certes, ne manque pas de valeur, 
et qui vaudrait à la fois pour les S{atuta Bonifacu et la col- 
lection de Laon lout entière. Nous ne connaissons cette col- 
lection, non plus que les Sfatuta, que par deux manuscrits; et 
tous deux sont originaires du Nord de la France, de Cambrai et 
de Corbie. N’en faut-il pas conclure que c'est dans le Nord de 
la France qu'il convient de chercher le pays d'origine de la col- 
lection de Laon ? Cette hypothèse n'a rien de déraisonnable. Ni à 
Cambrai ni à Corbie ne manqüaient les recueils canoniques sus- 
ceplibles de fournir les matériaux de notre collection; nous 
savons qu'on trouvait de part et d'autre les recueils d'origine 
insulaire qui ont élé mis à contribution par l'auteur. Dès 790 
la collection irlandaise avait été transcrite par les ordres d’un 
évèque de Cambrai; de bonne heure, la librairie de Corbie en 
possédait tout au moins un extrait important. À dire vrai je 
penche pour celle seconde hypothèse. S'il fallait choisir entre 
Corbie et Cambrai (qui étaient d’ailleurs voisins et en rapports 
constants), j'inclinerais vers Cambrai, à cause de l'intérêt que 
l'évêque de cette ville, Thierry, prit à cette collection ; on n'a pas 
oublié que c’est lui qui en fit don au monastère de Saint-Aubert 
de la cité épiscopale. 


(1) Cf. Bonerivs, Capilularia, t. 1, p. 227, 312, 346. 
(2) Ihid.,t. 1, p. 364. La fête de saint Martin est rangée parmi les fêtes non 
colende ad feriandum non lamen prohibendum. 


230 PAUL FOURNIER 


L'esprit de la collection est l'esprit de la réforme, telle qu'on 
la comprenait à l’époque carolingienne. Pour s'en convaincre il 
suffit de remarquer que le €. 4 est un fragment de la célèbre 
lettre du pape Innocent I‘ à Decentius de Gubbio, dont le 
résumé esl ainsi conçu : De eo quod secundum ordinem Roma- 
num debemus facere ; c'est le texte fameux qui recommande à 
tous l'observation des traditions de l'Église romaine. Le c. 3 est 
un passage du decrelum generale de Gélase (c. vit) destiné à 
renfermer les prêtres dans leurs fonclions, sans qu'ils puissent 
usurper celles des évêques. On aperçoit dans ces fragments deux 
tendances auxquelles les réformateurs ultérieurs donnent une 
grande importance : se rapprocher de l'Église romaine pour lui 
demander son appui, et, d'autre part, mener la lutte contre les 
chorévêques. 

Il est possible de reconnaître d’autres traces des mêmes 
influences. Le ch. 22 recommande le jeûne des Quatre-Temps, 
c'est-à-dire un usage romain. Le compilaleur insiste beaucoup 
sur les règles relatives à l'empêchement de parenté, et trouve 
l'occasion de rappeler le principe de l'interdiction du mariage 
dans toute la parenté, ce qui est encore un indice de l'influence 
romaine. Il est évidemment très préoccupé, comme le réforma- 
teur, de la compétence et du fonctionnement de la justice ecclé- 
siastique : partisan déterminé du privilège du for, il admet que 
les clercs ne peuvent être jugés que par des membres du clergé ; 
même quand il s'agit des laïques, les clercs pourront être com- 
pélents pour les juger. Il serait possible de snultiplier ces obser- 
vations. Sans doute l'auteur du recueil ne s'est guère occupé 
de la protection des biens d'église, qui cause tant de soucis aux 
réformateurs du 1x° siècle. Mais sur beaucoup d'autres points, 
ses tendances sont les leurs ; elles se développeront plus auda- 
cieusement dans les recueils pseudoisidoriens. Notre collection 
est vraisemblablement l’œuvre, fort mal ordonnée, de clercs du 
Nord de la France qui ont voulu contribuer, pour leur part, aux 
progrès de la réforme. 


(A suivre) Paul FOURNIER. 


CHRONIQUE D'ÉCRITURE SAINTE 


COMMENTAIRES SUR LE NOUVEAU TESTAMENT 


Nous sommes ‘heureux de présenter tout d’abord au lecteur une 
œuvre monumentale qui laisse bien loin derrière elle tous les travaux 
similaires. C'est un cominentaire du Nouveau Testament tiré du Tal- 
mud et du Midrasch (1) par Hermann Strack et Paul Billerbeck. L'ou- 
vrage sera complet en quatre volumes dont deux seulement ont paru. 
Le premier est consacré à l'évangile de saint Matthieu; le second aux 
évangiles de saint Marc, de saint Luc et de saint Jean, ainsi qu'aux 
Actes des apôtres. Le troisième traitera des Epitres et de l’Apoca- 
lypse. Entin le quatrième et dernier volume contiendra des disserta- 
tions sur « la théologie et l'archéologie néotestamentaires ». On 
connaît toute la compétence de H. Strack dans les matières talmu- 
diques : il a publié une introduction au Talmud qui est universelle- 
ment appréciée et de nombreuses éditions de différents traités de la 
Michna. Ilétait donc bien préparé à ce nouveau travail pour lequel il 
s'était assuré la collaboration du pasteur Billerbeck. La mort l'a enlevé 
dès l'apparition du premier volume (5 octobre 1922). Mais son œuvre 
était achevée. Le manuscrit tout entier était entre les mains de l’édi- 
teur qui, grâce à des concours financiers étrangers, en particulier 
américains, nous promet l'achèvement rapide de ce commentaire de 
première valeur. Nous allons en signaler simplement ici et la méthode 
et les tendances, 

La méthode. Voici comment les auteurs expliquent eux-mêmes le 
but qu'ils poursuivent : « Recueillir dans le Talmud et le Midrasch 
tous les matériaux qui peuvent aider à mieux comprendre le Nouveau 
Testament ; exposer objectivement la foi, les conceptions, la vie des 
Juifs à l’époque de Jésus et à l'origine du christianisme ». Mais le 


(4) H.-L. Srrnack uND P. Bizcknneck, Kommentar zum Neuen Testament aus 
Talmud und Midrasch. Band 1 : Das Evangelium nach Matthüus, Band Il : 
Das Evangelium nach Markus, Lukas und Johannes und die Apostelgeschichte, 
München, C. Il. Becksche Verlagsbuchhandlung, 1922-1924, 2 vol. in-8° de 
viu-1055 et de x-867 p. MK, à. 


232 | E. JACQUIER 


point important et diflicile à la fois, c'était l'organisation même de ces 
matériaux. Les auteurs ont résolu la difficulté de la manière la plus 
heureuse. Ils prennent chacun des livres canoniques, les suivent ver- 
set par verset et notent tous les passages qui peuvent être interprétés 
par les écrits rabbiniques. A propos de chacun de ces passages, ils 
donnent d’abord, en gros caractères, des explications à l'ordinaire 
assez courtes, pour en bien déterminer le sens. Viennent ensuite, en 
petits caractères, dans uue traduction agréable et facile, tous les traits 
de la littérature talmudique qui se rapportent de près ou de loin au 
texte qu'il s’agit d'expliquer. Bien mieux. Sile passage du Talmud est 
d'interprétation difficile, on met sous nos yeux le texte hébreu ou 
araméen pour nous permettre de juger nous-mêmes, en connaissance 
de cause, de la valeur de la traduction. Si le rabbin auquel telle parole 
ést attribuée n’est pas très connu, on a soin de nous indiquer à quelle 
époque il vivait. Enfin, on ne se contente pas de nous rapporter les 
textes du Talinud et du Midrasch, on a garde de ne pas oublier tout le 
matériel des apocryphes, qui n’est pas sans quelque importance dans 
l'étude de la religion juive au temps de Notre-Seigneur. Et ainsi nous 
avons, non pas accumulés, mais judicieusement répartis, et par con- 
séquent d’une utilisation très facile, une foule de renseignements de 
tout ordre : historique, géographique, littéraire, archéologique et reli- 
gieux, intéressant le judaïsme du début de l'ère chrétienne. Quelques 
exemples, pris au hasard, auront vite fait de prouver tout l'intérêt 
d'un pareil recueil. 

Nous lisons dans Matthieu, IV, 12 : « Quand Jésus eut appris que 
Jean avait été mis en prison, il se retira en Galilée ». C’est là l'occa- 
sion d'une longue dissertation (Tom. I, p. 153-159) sur la Galilée : son 
nom, ses frontières, sa division, les produits de son sol, le caractère, 
la langue et les habitudes relisieuses de ses habitants, et cela unique- 
ment à l’aide de citations d'auteurs juifs. — De même, à propos de 
Luc, XXII, #1 : « Jésus s'éloigna d’eux à la distance d’un jet de pierre 
et, s'étant mis à genoux, il priait », nous aurons un développement 
plein d'intérêt (Tom. Il, p. 259-262) sur la façon dont les Juifs se 
tenaient pendant la prière : 1. La position debout, la plus ordinaire ; 
2. Les inclinations à certains moments; 3. La position à genoux et la 
prostration ; #4. Les mains étendues; 5. Les mains jointes ; 6. La façon 
de se retirer après la prière. — Un autre passage de Luc, XXIV, 26 : 
« Ne fallait-il pas que le Christ souffrit toutes ces choses ? » nous vaut 
un long exposé (Tome II, p. 273-299) sur le Messie souffrant et mourant 
de l'ancienne synagogue. — On pourrait multiplier les exemples. 
Arrêtons-nous seulement encore à Jean, II, 14 : « Le troisième jour, il 
se fit des noces à Cana », verset qui est l’objet des précisions les plus 


CHRONIQUE D ÉCRITURE SAINTE 233 


intéressautes sur les fiancailles et le mariage chez les Juifs (Tome II, 
p. 372-399) : 4. L'obligation du mariage; 2. L'âge nécessaire pour le 
mariage ; 3, Le choix de l'épouse, avec tous les empêchements qui, 
dans les cercles les plus stricts observateurs de la Loi, rendaient le 
. mariage illégitime ; 4. La demande en mariage avec toutes les conven- 
tions qui l’accompagnaient ; %. Les fiançailles ; 6. Le mariage avec les 
coutumes et les cérémonies usuelles. — Et il en est ainsi de tous Îles 
passages de nos livres canoniques susceptibles de recevoir quelque 
clarté par la lecture des écrits talmudiques. Le lecteur peut donc se 
faire déjà une idée de la méthode suivie dans cet ouvrage et en même 
temps apprécier à léur juste valeur les services qu'on est en droit d’en 
attendre. 

Il faut cependant ajouter encore un mot pour bien faire comprendre 
la richesse et la variété des informations contenues dans ce recueil. 
Le IVe volume devait contenir toute une série d'eccursus sur « la 
théologie et l'archéologie néotestamentaires ». A la vérité, il faut 
entendre ce titre dans le sens le plus large. Toujours est-il que ces 
excursus étaient si nombreux et si développés qu'ils en arrivaient à 
former un ouvrage d'une grosseur démesurée. L'éditeur a jugé bôn 
d'en joindre quelques-uns au second volume et c’est ce qui nous per- 
met de lire dès maintenant les trois dissertations suivantes : la pre- 
mière, sorte d'introduction à l'évangile selon s. Jean, traite de la 
Memra de Jahveh (p. 302-333) ; la seconde porte sur la fête des Taber- 
nacles, Jean, VII, 2 (p. 774-812); la troisième, enfin, discute la fameuse 
question du jour de la mort de Jésus (p. 812-853). Quand l'œuvre 
" entreprise sera achevée, il est donc certain que nous aurons une 
collection unique de textes rabbiniques : unique par la multitude des 
matériaux réunis, unique aussi par la facilité avec laquelle ils sont à 
même de servir à l'intelligence du Nouveau Testament. Non seule- 
ment les’ anciens recueils de J. Lighfoot, de Wettstein, de Delitzsch, 
de Wünsche, sont dépassés et de beaucoup, mais encore les publica- 
tions plus récentes de Montefiore, d'Abraham, d'Edersheim, ne 
peuvent entrer en comparaison. 

Plus complète, l'œuvre de Strack et Billerbeck semble aussi plus 
impartiale. Non pas qu'il soit impossible d'y relever certaines exagé- 
rations, certaines facons, propres à l'exégèse rationaliste, de mettre 
en contradiction les textes évangéliques. C'est ainsi que nous lisons, 
t. [, p. 38, que le surnom de Ben Pantera accolé à Jésus dans plusieurs 
écrits rabbiniques n'avait rien d’insultant pour le Sauveur, alors que 
nous savons par d'autres écrits, comme le Talmud babylonien, que ce 
surnom était donné à Jésus pour prouver qu'il était le fruit de l’adul- 
tère. De même, dans l’excursus sur le jour de la mort du Sauveur, 


234 E. JACQUIER 


on a trop vite fait de mettre en contradiction irréductible les récits 
synoptiques et celui de s. Jean. Mais, d'une facon générale, il est 
remarquable que les auteurs ont le très vif souci de s'appliquer à faire 
comprendre le texte évangélique sans prendre parti dans les questions 
d'exégèse. | 

On pourrait même prétendre que ce souci est parfois poussé trop 
loin. Voici comment. Assez souvent les rapprochements qui nous sont 
présentés entre tel passase de l'Evangile et tel autre du Talmud sont 
réellement plutôt vagues. On aimerait un petit mot pour faire sentir 
cette différence et marquer le côté original du récit évangélique. 
Ainsi, à propos de l'inscription de la croix, Matthieu, XXVII, 37, il 
nous est rapporté de nombreux textes talmudiques ordonnant de 
rendre publiques les condamnations à mort. N'aurait-on pas pu indi- 
quer d’un trait que l'usage de la tablette, suspendue au cou du con- 
damné ou portée devant lui, était un usage romain et que les coutumes 
juives en étaient assez éloignées ? 

Autre remarque. Le judaïsme que nous font connaitre tous ces textes 
est-il bien toujours le judäisme antérieur à la catastrophe de l'an 70? 
Il serait téméraire de l'aflirmer. Dans la question des prosélytes, par 
exemple, il est certain qu'après la ruine de Jérusalem Île judaïsme 
s'est replié sur lui-mème et n'a plus connu Îles premières ardeurs de 
l'apostolat. De mème, dans la procédure criminelle, telle qu’elle est 
décrite dans le traité Sanhédrin, combien de traits qui sont loin d’être 
primitifs et font partie d'un véritable développement des institutions 
judiciairesf Partant, il est visible qu'on ne peut conclure tout de 
suite à une foule d’illégalités dans le procès de Jésus et qu’une grande 
prudence est toujours nécessaire dans l'utilisation de ces textes. 

Il reste que, d'une facon générale, l'œuvre de Strack et Billerbeck 
nous fait connaître, à merveille et dans les plus petits détails, la vie 
sociale, politique, morale et religieuse du peuple juif à l'origine du 
christianisme. Dans ce fatras inextricable et pour ainsi dire inutili- 
sable qu'est le Talmud, nos deux auteurs ont su dégager tous les points 
de vue de quelque importance pour l'étude du Nouveau Testament. 
C'est en somme une concordance, et une concordance qui sera utilisée 
encore avec plus de profit lorsque nous aurons la table des matières 
très détaillée qui nous est promise avec le dernier volume. Nous fai- 
sons donc des vœux pour la continuation et l'achèvement rapide 
d’une œuvre dont le succès est assuré. 


Le lecteur connait sans doute le Commentaire sur le Nouveau Tes- 


« 


CHRONIQUE D'ÉCRITURE SAINTE 235 


tament, Handbuch zum Neuen Testament, publié chez Mohr, à Tübingue, 
sous la direction de Hans Lietzmann. On sait, par les volumes publiés 
avant la guerre, la position qu'il représente parmi les écoles de l'exé- 
gèse allemande. Assez éloigné des tendances conservatrices de Zahn ou 
de B. Weiss, pas le moins du monde cantonné dans la critique litté- 
raire à la mode chez les exésètes libéraux ou radicaux, tels 
qu'H. J. Holtzmann, flirtant beaucoup plus qu'il ne conviendrait avec 
l'école dite religionsgeschirætlich de Bousset, il reste dominé, d’une 
facon générale, par le souci de pousser à fond la recherche des docu- 
ments, littéraires, historiques ou archéologiques, pouvant éclairer le 
texte du Nouveau Testament. En 1914, quinze volumes de ce Commen- 
taire étaient déjà publiés. Parmi les livres canoniques, il ne restait à 
paraître que l’Apocalypse, confiée à Heitmüller et maintenant encore 
en préparation. Mais le directeur de la collection a tenu à y ajouter 
quatre volumes consacrés aux Pères apostoliques. 

On peut certes discuter l'idée de compléter ainsi un commentaire 
du Nouveau Testament. Toujours est-il que ces derniers travaux ont 
eu du succès et un succès mérité. Nous avons là, en effet, des études 
très fouillées sur les plus anciens documents de la littérature ecclé- 
siastique, études qui ne sont pas sans intérêt pour l’exégèse néotes- 
tamentaire. La méthode employée est la inême que pour les livres 
canoniques. En haut des pages, le texte est rendu en une version 
allemande généralement très soignée ; l'autre partie, de beaucoup la 
plus importante, est remplie par le commentaire où se trouvent déve- 
loppées, nous allions dire, entassées, toutes sortes d'observations 
d'ordre plutôt littéraire et philologique; enfin, de temps en temps, 
sous forme d'eccursus, certains paragraphes spéciaux sont consacrés 
à résumer, dans un tableau d'ensemble, telle doctrine plus importante 
ou telle ditficulté particulière à l’œuvre étudiée. Voyons maintenant 
en détail chacun de ces ouvrages. 


4. — M.R. Knopf a été chargé de commenter la Didaché et les deux 
épitres clémentines (1). Ce qui frappe tout d'abord dans ce commen- 
taire, c'est la brièveté des introductions à ces différents écrits aposto- 
liques. À peine deux ou trois pages pour l'analyse, la bibliographie, 
les questions d'auteur, de date et de lieu de composition. Aucune dis- 
cussion : l'essentiel, et rien que l'essentiel, est donné sous forme de 
conclusions. Un autre trait frappant dans le travail de R. Knopf, c'est 


(1) R. Kxorr, Die apostolischen Vüler, 1, Die Lehre der zwûlf Apostel. Die 
zwei Clemensbriefe, Tübingue, Mohr, 1920. In-8°, p. 1-184; Mk. 4,60 (Hand- 
buch z. N. T., n° 11). 


236 E. JACQUIER 


la rareté des références aux ouvrages français : sauf erreur, nous n'en 
avons trouvé qu'une (1) dans lé commentaire de ces trois écrits impor- 
tants. Les positions critiques adoptées par l’auteur ne renferment rien 
d'original. Ce sont, à l'ordinaire, celles que von Harnack a présentées 
et plus ou moins heureusement défendues. Les voici en bref. La 
Didachè est composée de deux parties : la première (I-VI, excepté I, 
3-6; XVI, 2-7) est un ancien catéchisme d’origine juive (?), à l’usage 
des prosélytes ; seule la seconde, liturgique et disciplinaire, est d’ori- 
gine chrétienne. L'ensemble a été remanié entre 90 et 150, et même 
« si, comme il est probable, l’auteur a connu Matthieu et Luc, il ne 
faudrait pas remonter plus haut que 100 » (!}. Le lieu de composition 
serait l'Egypte, la Syrie ou la Palestine, mais moins probablement 
l'Egypte. — L'Epitre de saint Clément Romain, envoyée par la com- 
munauté de Rome à celle de Corinthe, peut très bien avoir eu pour 
auteur le pape Clément et a dù être écrite vers 95-96. — La Secunda 
Clementis n’est pas une lettre, c'est la plus ancienne homélie chré- 
tienne. L'auteur, qui devait appartenir au clergé « n’est pas connu et 
nous ne le connaîtrons jamais » {(!}. Il a prononcé cette homélie à 
Rome ou à Corinthe, un peu avant 150. On regrette de ne pas trouver 
au moins un mot pour expliquer le rejet d'Alexandrie, comme patrie 
d’origine, puisque c'est maintenant l'opinion d'un grand nombre de 
critiques. Mais l'auteur a passé à dessein sur ces questions d’introduc- 
tion pour porter tout son effort sur le commentaire. Or, nous devons 
reconnaître que, sur ce point, son travail est marqué au coin d’une 
interprétation le plus souvent fort judicieuse et d’une érudition très 
étendue. Deux petites critiques cependant. Pourquoi les excursus, par- 
semés à l'intérieur du commentaire, sont-ils si rares ? Pourquoi sur- 
tout n'en est-il aucun consacré à l'usage de l'Ecriture dans ces trois 
écrits apostoliques ? C'est là une question importante qu’il aurait été 
intéressant de présenter en raccourci dans un tableau d'ensemble. 
Inspiration, authenticité, canonicité des écrits ofliciels, usage de livres 
apocryphes, autant de points qui font l’objet de remarques particu- 
lières que l’on aurait pu très heureusement grouper. Cette facon de 
réunir ainsi les apercus de détail nous semble même d’autant plus 
nécessaire dans ce commentaire que nous n'y avons rencontré aucune 
table des matières. Ni en tête, ni à la fin du volume, pas le moindre 
Index qui puisse guider dans la recherche. Le lecteur le regrettera 
d'autant plus que le travail de R. Knopf renferme une foule de rap- 
prochements d’un grand intérèt qu'on aimerait pouvoir utiliser faci- 
lement. 


(1) P. SasarTien, La Didachè, Paris, 1885. 


\ 


CHRONIQUE D'ÉCRITURE SAINTE 237 


2. — Nous serions tentés de faire les mêmes critiques au sujet du 
2e fascicule des Pères apostoliques, dù à la plume de W. Bauer qui 
étudie les Lettres de s. Ignace d'Antioche et la Lettre de s. Poly- 
carpe (1). Il y a bien en tête du volume un très court Inhalls-Uebersicht, 
mais aucun renvoi aux etcursus sur la divinité du Christ, l’organisa- 
tion des communautés, le docétisme, le désir du martyre, que ren- 
ferme l'ouvrage, et surtout aucun de ces Namen-und Sachregisler, 
Bibelstellenregister, auxquels l'érudition allemande nous avait jus- 
qu’alors habitués. Toutefois il convient de passer vite là-dessus et de 
reconnaître les mérites très sérieux de l’auteur. 

Dans son introduction, assez courte il est vrai, mais bien suffisante 
et complétée, d'ailleurs, par des introductions particulières à chacune 
des lettres de s. Ignace, W. Bauer tient fermement pour l’authenti- 
cité de ces épitres. Il souligne même d'un trait le fait que cette authen- 
ticité gagne tous les jours du terrain et qu'elle ne rencontre plus 
guère, en ce moment, d'adversaires sérieux. Le commentaire est à la 
hauteur de l'introduction. Bourré de références, de comparaisons, il 
abonde aussi en remarques judicieuses dans les passages difliciles. 
Une petite chicane en passant. Il est de mode de jeter la pierre à 
s. Jérôme et de lui refuser tout crédit, lorsqu'il se glisse dans ses affir- 
mations quelques erreurs de détail. On connaît l’agraphon : « Je ne 
suis pas un génie sans corps », cité par s. Ignace dans sa Lettre aux 
Smyrniotes, IT, 2. On sait, d'autre part, que s. Jérôme, par deux fois, 
l’attribue à l'Évangile des Hébreux. M. Bauer ne manque pas de con- 
tester cette attribution, en s'appuyant sur Eusèbe de Césarée (2), sur 
Origène (3) et sur s. Jérôme lui-même qui se permet, en la circons- 
tance, plus d’une méprise. Et, cependant, à y regarder de près, l’opi- 
nion de s. Jérôme peut être parfaitement défendue, si on a soin de la 
limiter à l’agraphon en question. Le R. P. Lagrange (4) a fourni à ce 
sujet les observations les plus suggestives. Qu'il nous soit permis enfin 
de regretter dans l'ouvrage de M. Bauer l'absence de la Lettre des 
Smyrniotes racontant le martyre de s. Polycarpe. Cette pièce serait 
on ne peut mieux à sa place dans ce commentaire. Nous souhaitons 
que cet oubli soit réparé dans la prochaine édition. 


(4) W. Bauer, Die aposlolischen Viüler, 11, Die Briefe des Ignatlius von 
Antiochia und der Polycarpbrief, Tübingue, Mohr, 1920, in-8°, p. 195-298, 
Mk 3 (Handbuch :. N.T., n° 1x). 

(2) H. E., III, 36, 11. 

(3) De princip., I, præf., ch. 8. 

(4) Revue biblique, 1er juillet 4922, p. 324-327. 


238 E. JACQUIER 


3. — Le 3° fascicule des Pères apostoliques est consacré à l’épître dite 
de Barnabé et c'est M. H. Windisch qui a été chargé du commentaire (1). 
Disons tout de suite que nous y retrouvons les qualités manifestées 
par l'auteur dans ses écrits précédents : étude très détaillée du texte, 
références nombreuses à la littérature paienne et à la littérature patris- 
tique, bibliographie soignée et non exclusive des ouvrages français. 
Les positions prises sont dans l'ensemble assez justes : l'épitre de Bar- 
nabé est un traité déguisé sous le nom inexact de lettre ; elle a pu être 
écrite vers 130-135 : elle a été composée à l'aide d’un recueil de Testi- 
monia et d’un manuel d'enseignement, La doctrine des deux Voies, dont 
s’est servi d'ailleurs l'auteur de la Didaché ; elle a pour but de « com- 
battre l'importance attribuée à l'Ancien Testament dans l'histoire de 
la rédemption par certains chrétiens venus de la gentilité ». Le com- 
mentaire est, en outre, coupé par d'intéressantes dissertations dont il 
sera permis toutefois de regretter l’éparpillement en l'absence d'une 
table des matières pour s'orienter : La gnose dans Barnabé (p. 307- 
309), l'emploi de l'Ecriture Sainte (p. 313-316), la tendance polémique 
de l’auteur (p. 322-323), la doctrine du salut (p. 340-342), l'eschatologie 
(p. 364-366), la christologie (p. 374-375), la Loi (p. 393-395). On pourrait 
chicaner l'auteur sur sa perspicacité qui lui fait distinguer deux rédac- 
teurs successifs, Bet B?, mais il nous présente tout ce découpage 
d’une facon si peu tranchante qu’on est tenté de lexcuser. Son com- 
gnentaire reste un travail solide et de première valeur. 


4. — Le dernier volume sur les Pères apostoliques à été confié à 
M. Dibelius qui traite du Pasteur d'Hermas (2). C’est là certainement 
l'étude la plus approfondie que nous ayons sur ce livre dificile à 
interpréter. Nous trouvons en tète une introduction d'une dizaine de 
pages, qui est vraiment la bienvenue. Notons-en rapidementles prin- 
cipales conclusions. L'auteur est Hermas, frère de l'évêque Pie, suivant 
le témoignage du Canon de Muratori. Mais les fameuses données auto- 
biographiques contenues dans le Pasteur ne sont que pure fiction : les 
défauts d'Hermas et de sa famille sont ceux de la chrétienté de son 
temps. L'ouvrage est composé de pièces primilivement distinctes et 
rassemblées à l'aide de liaisons trop souvent artificielles: ce qui 
explique une cprlaine discordance dans l'expression des idées. Ecrit 
entre 120 et 140, il nous fait connaître la foi et la vie chrétienne des 


(A4) HE. Wixniscu, Die apostolischen Viüter, 1, Der Barnabashrief, Tübingue, 
Mohr, 1920. In-80, p. 299-413, MK. 3 (Handhuch z, NT. n° 19). 

(2) M. Diners, Die aposlolischen Vüter, IV, Der Ilirt des Hermas, Tübin- 
gue, Mobr, 1923. In-8°, p. 415-644, Mk. 6, (Handhuch :. N.T., n° 20). 


CHRONIQUE D'ÉCRITURE SAINTE 239 


milieux populaires. 1 y a peut-être quelque réalité dans les visions 
relatives à la pénitence, mais il faut être très prudent pour distinguer 
ces expériences religieuses véritables des simples fictions ou des rémi- 
niscences. Ce dernier point semble fort sujet à caution, si l'on se rap- 
pelle « l'atmosphère chargée des influences de l'Esprit s dans laquelle 
se mourvaient les chrétiens des premiers temps. Toutefois l'ensemble 
du commentaire donne une rare impression de richesse et de solidité : 
il rendra aux chercheurs les plus signalés services. A signaler enfin 
les principaux exveursus : Ja famille d'Hermas (p. 445-446), l'angélo- 
logie d'Hermas (p. 49+-496), sa prédication de la pénitence (p. 510-513), 
sa conception de l'Esprit (p. 517-519), sa christolagie (p. 572-576), 


5. — Parmi les quinze volumes du Commentaire de Lietzmann, parus 
avant la guerre, six en sont encore à leur première édition, cinqautres 
sont épuisés en librairie ctune nouvelle édition est en préparation, 
les quatre derniers entin ont déjà été réédités et souvent avec de 
profondes corrections. C'est de ceux-ci surtout que nous avons à nous 
occuper. 

Nous serons bref sur le travail de M. P. Wendland (1) dont Ja réédi. 
tion estancienne. La première partie de l'ouvrage {p. 1-256) : La civi- 
lisation gréco-romaine dans ses rapports avec le judaïsme et le christianisme 
n’est autre que la matière traitée dans la première édition, refondue, 
il est vrai, en ce qui concerne les rapports du christianisme avec les 
mystères paiens. La seconde partie (p. 257-105): Les formes de la littéra- 
ture chrétienne primitire est, au contraire, toute nouvelle, et constitue, 
pour ainsi dire, une histoire de la composition des livres canoniques 
et apocryphes du Nouveau Testament, M. Wendland est très prudent 
quand il en vient à déterminer l'influence des relisions svncrétistes et 
des cultes orientaux hellénisés sur la pensée de 8. Paul. Ce n’est pas 
nous qui lui en ferons un reproche, Nous aurions mme aimé qu'il 
monträt davantase cominent la conception paulinienne de l'univer- 
salité du salut est en rapports étroits avec l'universalisme de lEvan- 
gile et avec la pratique de l'apastolat à Porigine du chritianisme. Mais 
nous sommes obligé de faire des réserves beaucoup plus sérieuses sur 
la seconde partie de l'ouvrage. L'auteur reste sur les positions de 
l'exésèse radicale : caractère symbolique du IVe Evangile, composition 
tardive et complétement remaniée des Actes des apôtres, caractère 


(1) P. Wexnraxo, Die hellenistich-rümische Kultur in ihren Beziehungen zu 
Judentum und Christentum. Die urchristlichen  Literalurformen, Zweite and 
dritte Auflaue, Tüubinuwue, Mohr, 1912, [n-50, 448 p. Mk. 13 (Handbueh 2. N.T., 
n° 2). 


240 E. JACQUIER 


apocryphe de la seconde Epitre aux Thessaloniciens, de l'Epître aux 
Ephésiens, des Pastorales, des Epîtres catholiques, etc.. En somme, 
rien de bien nouveau. À noter cependant, en appendice, des docu- 
ments et des tableaux pleins d'intérêt sur la civilisation hellénistique. 


6. M. Lietzmann s'était réservé, dans son commentaire, une part 
très importante, à savoir, les quatre grandes épîtres pauliniennes, qu'il 
publia en trois fascicules séparés. Ce sont ces trois volumes qu'il vient 
de rééditer, non sans quelques compléments ou corrections appré- 
ciables (1). Ici, aucune introduction, sinon une brève analyse de 
l'ouvrage. Mais l'autenr a tourné élégamment la difliculté. Toutes les 
questions d'introduction sont traitées à propos de certains passages de 
l'épitre et le lecteur n'a pas à les rechercher avec perte de temps, car 
elles sont signalées, ainsi que les excursus, immédiatement avant le 
commentaire. Ainsi, dans l’épître aux Romains, l'époque de la com- 
position (fin 54) est discutée après XVI, 24 ; l’état de la communauté 
romaine est exposé après I, 6; la question d'intégrité vient assez 
naturellement après XV. 13 ; etc. Dans la première épitre aux Corin- 
thiens, il est traité des partis à Corinthe après I, 12, de la collecte 
après XVI, 1, du lieu et de la date de la composition après XV, 31 et 
XVI, 5, 9, sans compter de nombreuses petites dissertations sur le 
baptême, l’eucharistie, le don des langues, la croyance en la résurrec- 
tion, en un mot sur la vie chrétienne dans Îles premiers temps de 
l'âge apostolique. Et il en est de même pour la seconde épître aux 
Corinthiens et la lettre aux Galates. Nous ne disons pas que ce 
système nous plaît, mais c’est un pis-aller dans un commentaire, qui, 
parait-il, ne doit pas comporter d'introduction. 

Quelque chose qui nous plaît beaucoup moins dans ces trois ouvra- 
ges de Lietzmann, c’est le parti-pris, — le mot ne semble pas trop 
fort — avec lequel sont écartés dans la bibliographie tous les ouvrages 
français. Aucun, absolument aucun n'est signalé. Et cependant il n'est 
pas nécessaire d'être très renseigné sur la littérature du sujet traité 
pour: savoir qu’en 1916 le R. P. Lagrange a publié un commentaire 
sur l'Epitre aux Remains et, en 1918, celui de l'Epitre aux Galates. Ce 
sont là deux ouvrages de première valeur que nous recommandons à 
l'érudition très étendue de M. Lietzmann. 

Car M. Lietzmann est érudit, Pour s'en convaincre, il n’y a qu'à 


(4) H. LirrzuaxN, Die Briefe des Apostlels Paulus, An die Rômer, zweite 
Auflage, Tühingue, Mohr, 1919. In-8°, 129 p. Mk. 3, 30, (Handbuch z. N. T., 
n° 8. — An die Korinther 1-11, zweite Auflage, Tübingue. Mohr, 1923. In-8°, 
160 p. Mk 4, ‘Iandbuch z:. N.T., n°9). — An die Galater, zweite Auflage. 
Tübingue, Mohr, 1923, In-8°, 42 p. Mk 1, 10, ‘Handbuch :. N.T., n° 10). 


CHRONIQUE D'ÉCRITURE SAINTE 241 


parcourir ses commentaires. On y trouve une documentation très 
riche qui semble donner le ton à toute la collection. La seconde 
édition est même sur ce point en notable progrès sur la première. Non 
seulement on y rencontre de nombreux rapprochements tirés des 
apocryphes de l'Ancien Testament et des cultes non chrétiens, sans 
parler de Philon et des philosophes grecs; mais l’auteur à eu soin 
d'ajouter en appendice soit la reproduction de documents récemment 
découverts, inscriptions ou papyrus, soit la transcription de certains 
passages peu connus des littératures paienne, juive ou chrétiene. Et 
certes, il y a bien à cela quelque inconvénient : trop souvent les rap- 
prochements sont vauues et ne permettent guère de pénétrer la 
pensée de s. Paul, qui est plutôt diluée et faussée par des juxtaposi- 
tions de ce genre. En fait, M. Lietzmann est beaucoup trop porté à 
faire dépendre l'Apôtre de la mystique grecque. Si, par exemple, dans 
le monde païen, on célébrait fréquemment des repas en souvenir des 
morts, nous sommes loin de la signification que s. Paul attache, dans 
la première épitre aux Corinthiens, XI, 23, sqq., « au repas du Sei- 
gneur ». De mème, si M. Lietzmann n'hésite pas à s'écarter de l’inter- 
prétation protestante et veut bien reconnaître dans la célèbre péricope 
de Rom. VI, 1-11, sur le baptème, l'indication d'un sacrement, ila 
toujours tendance à confondre magique et sacramentel ({). fl n’en 
reste pas moins que les exégètes catholiques pourront trouver dans 
la documentation abondante de l'auteur des points de comparaison 
qui leur permettront de mettre en plus vive lumière la véritable valeur 
des conceptions pauliniennes. 

Quelques remarques de détail. A propos de la maladie de s. Paul, 
IT Cor., XIE, 7, pourquoi, après avoir aflirmé qu'on ne peut la déter- 
miner avec certitude, nous parler seulement d'hystérie ou d’épilepsie, 
sans chercher plus loin ? Puisque les éléments d'appréciation sont, à 
l'évidence, insuflisants, toute solution tranchante pèche par la base. 
Au sujet de la chronologie de la vie de l'Apôtre, telle qu'elle ressort 
de Gal., 1, 18et IF, 1, M. Lietzmann présente une remarque fort 
curieuse (p. 8) en aflirmant que ueza Toia Ëzr, et ôta GEXATETTAGMY ÈTV 
peuvent s'entendre respectivement de deux et treize ans, suivant une 
antique manière de compter les années. Mais s'il identifie clairement 
le voyage à Jérusalem mentionné dans Gal. TI. 18 avec celui d’Act., IX, 
26-29, il ne dit rien du second voyage signalé dans Gal., Il, 1, et nous 
ne savons s'il l’identifie avec Act., XI, 30 ou XV, 4. Cependant, c'est là 
un des points de concordance les plus difliciles entre les Actes des 
Apôtres et l'Epitre aux Galates. 


(1) Cf. mon article sur Les mystères païens et sain! Paul, dans le Diction- 
naire apologélique de la foi catholique, fasc. XVI, col. 964-1014. 


Ravos Des Scisxces AsL1G., €, VI, 1926, 16 


242 E. JACQUIER 


Le lecteur peut ainsi se rendre compte que les ouvrages de M. Lietz- 
mann brillent davantage par la richesse de la documentation et la 
justesse des discussions philologiques que par une étude approfondie 
de la doctrine et de la vie de l’Apôtre. Si nous ajoutons que le com- 
mentaire de l'épitre aux Romains commence par une étude très claire 
sur L'histoire du terte des épitres de s. Paul (p. 1-17), on comprendra 
l'intérêt spécial de ces travaux et le profit qu'on en peut tirer pour 
des études personnelles. 


7. — Après avoir simplement signalé (1) les volumes du commen- 
taire de Lietzmann, qui sont maintenant en réimpression, nous tenons 
à dire quelques mots de ceux qui en sont encore à leur première 
édition, soit que la guerre en ait retardé la publication, soit qu’elle en 
ait empêché tout compte rendu. 

Le commentaire de M. E. Klostermann (2) sur l'évangile de s. Luc 
est dans le premier cas. Il a les mérites et les défauts des autres 
volumes de la collection : d'une part, excellentes explications philolo- 
giques, citations nombreuses empruntées à la littérature du temps ; 
et, de l’autre, absence complète d'introduction et bibliographie insuff- 
sante en ce qui concerne les ouvrages étrangers à la Kultur. Mais, avant 
de faire de sérieuses réserves sur l'extrôme concision de ce commen- 
taire, nous tenons à en louer tout spécialement le ton modéré et 
nuancé que l’auteur sait garder jusque dans les questions les plus 
irrilantes. M. Klostermann n'est pas de ces critiques qui accusent 
volontiers s. Luc des erreurs les plus lourdes, Pour les récits de la 
naissance, par exeinple, il expose les différentes opinions, les difficul- 
tés, mais ne se prononce pas. C'est là une manière qui tranche avec 
la facon trop souvent cavalitre de l’exégèse radicale. 

: Nous n’hésitons pas cependant à déclarer très pénible la lecture de 
ce commentaire. Et voici pourquoi. L'auteur a soin, pour la com- 
modité de l'exposition, de diviser chaque chapitre en péricopes, et 
jusque-là rien de mieux. Ensuite, dans l'examen de chaque péricope, 
il procède de la manière suivante. Il donne tout d'abord en gros carac- 
tères des considérations sur les sources de cette péricope, en exposant 


(1) E. Kcostrenuanxx, Markus (Handbuch 5. N. T.,n° 3); E. Klostermann, 
Matthüus (Handbuch :. N. T., n°4); W. Bauer, Johannes (Handbuch :. N.T. 
n° 6); M. Diseuits, An die Thessalonischer, 1, II; An die Philipper (Hand- 
buch z. N. T., n° 11); M. Diprius, An die Kolosser ; An die Epheser ; An 
Philemon (Handbuch :. N.T., n° 12). 

(2; E. KLosTERMANN, mit Mitwirkung von H. Gressmann, Das Lukasevange- 
lium, Tübingue, Mobr, 1919. In-8°, p. 359-613, Mk. 7, (Handbuch :.N.T., n° 5). 


. CHRONIQUE D'ÉCKITURE SAINTE 243 


dans le détail l'opinion des critiques à ce sujet. Puis, en petits carao- 
tères, il cominente les versets, et ceux-là seulement, qui ont quelque 
ressemblance avec les autres synoptiques. Enfin, de nouveau en gros 
caractères, il entreprend l’explication des passages qui n'ont aucun 
parallèle chez Marc et Matthieu. Cela fait, par endroits, un brouilla- 
mini déplorable. Un seul exemple nous permettra de bien faire com- 
prendre notre pensée. Prenons la péricope, XXIIT, 26-49 : Jésus au 
Calvaire (p. 592-597). Après les considérations générales dont nous 
avons parlé, M. Klostermann aborde le commentaire des passages 
parallèles, à savoir versets 26, 32-38, 44-49. Mais ici nouvelle subdi- 
vision. L'auteur examine d’abord ce qu'il appelle « les petites diffé- 
rences ». Puis il reprend l’examen de ces quatorze versets pour nous 
indiquer ce qu’il nomme « les éclaircissements ». Enfin nouvelle étude 
des quatorze versets pour noter « les différences plus importantes ». Il 
arrive donc ceci. Le même verset est examiné en trois ou quatre 
endroits du commentaire, souvent assez éloignés les uns des autres. 
Ainsi, au v. 26, il y a, dans le début: « Et comme ils (les Juifs) 
l'emmenaient », quelques « petites différences » avec Marc, XV, 21et 
Matthieu XX VII, 32, où il s'agit des soldats. Mais il ya aussi, dans la 
finale : « [ls le (Simon) chargèrent de la croix, pour qu'il la pertàt 
derrière Jésus », une formule plus claire que dans les deux autres 
synoptiques. Il y a enfin, dans le corps du verset, une différence assez 
importante avec Marc, à savoir la mention de Simon, sans l'addition 
« père d'Alexandre et de Rufus ». Eh bien! ces trois sortes d'obser- 
vations, au lieu d'être présentées à la suite, sont dispersées cà et ]à 
dans le commentaire, si bien qu'on est obligé de revenir fréquemment 
sur le même sujet et que la lecture est rendue ainsi très diflicile. Bien 
mieux, l’auteur semble s'y perdre lui-même un peu quelquefois. Nous 
avouons avoir cherché en vain dans cette péricope le commentaire du 
verset 34 b. Nous savons bien que le partage des vêtements y est décrit 
comme chez Marc et Matthieu. Encore est-il que ce n'est pas là une 
raison suflisante pour ne pas le noter. En revanche, nous n'avons pas 
compris pourquoi le verset 34a était commenté au milieu des passages 
ayant quelque ressemblance avec les autres synoptiques : la prière de 
Jésus pour ses bourreaux n'y a cependant aucun parallèle. 

Cette grave réserve étant faite sur la clarté du commentaire, nous 
tenons cependant à déclarer que souvent on est payé de sa peine par 


des remarques littéraires très justes et des rapprochements fort 
curieux. 


8. — Pour donner maintenant une idée complète du commentaire 
de Lietzmann, il nous reste simplement à rappeler les plus anciens 


944 KE. JACQUIER 


volumes de la collection, en soulignant d’un trait leurs qualités respec- 
tives. La grammaire du Nouveau Testament (1) de Radermacher, 
beaucoup moins détaillée que celle de Blass-Debrünner, mais peut-être 
plus claire et plus méthodique. — Les Actes des apôtres (2) de Preus- 
chen, excellent commentaire philologique, entrecoupé de nombreux 
excursus sur les principaux événements et les données géographiques : 
mentionnés dans les Actes, A noter toutefois que l'auteur glisse sur 
la composition de l'ouvrage et n’est pas aussi ferme que von Harnack 
sur sa valeur historique. — Les épîtres pastorales (3) de Dibelius, qui, 
par exception, contiennent une introduction sur le genre littéraire de 
ces écrits. L'auteur conclut, du reste, à leur caractère apocryphe, 
sans apporter d’autres raisons que Îles motifs de critique interne {état 
de la hiérarchie ecclésiastique, hérèsies combattues, vocabulaire, etc.) 
auxquels on a maintes fois répondu. Enfin les deux commentaires de 
M. H. Windisch sur l'épître aux Hébreux (+) et sur les épiîtres catho- 
liques (5). Le premier, pour le moins curieux du fait que l'introduc- 
tion a été scindée en deux parties, l'une placée en tôte et l’autre en 
queue de l'ouvrage, mais néanmoins étude fort remarquable par la 
connaissance qu'a l'auteur de la littérature hellénistique, quoique 
nombre de rapprochements, établis entre le Lexte canonique et celui 
de Philon, prêtent, en réalité, fort à discussion. Le second travail de 
M. Windisch sur les épiîtres catholiques fixe, à l'ordinaire, avec soin 
la suite des idées et le sens des textes. Si, d'une facon genérale, les 
questions d'origine et d'attribution sont quelque peu négligées, nous 
entendons du moins féliciter l’auteur pour une petite remarque que 
nous avons lue dans la préface et que sans doute on ne retrouverait 
dans aucun autre ouvrage du commentaire de Lielzmann : La néga- 
tion de l'authenticité ne doit pas être regardée comme une marque 
d'esprit scientifique. 

Le lecteur est ainsi à même de juger, dans son ensemble, de l'im- 
portance de cette collection. Il n'aura pas manqué d'observer les deux 


(4) L. Ravermacuen, Neulestamentliche (irammalik. Das Griechisch des 
N. Ts. im Zusammenhang mil der Volksprache dargestellt, Tübingue, Mohr, 
4914. In-80, MK 5,50 (Handbuch 2. N. T., n° 1). 

(2) E. PREUSCHEN, Die Apostelgeschichte, Tübingue, Mohr, 1912. In-80, 1x- 
160 p., MK 4,20 (/{andbuch :. N.T., n° 1). 

(3) M. Diseuits, An Timolheus, 1, 11. An Tilus, Tübingue, Mohr, 1943. In-8°, 
p. 133-222, MK. 2,80 (Handbuch z. N.T., n° 13). 

(4) H. Wixnisca, Der Hebrüerbrief, Tübingue, Mohr, 1913. In-8°, 1v-122 p.. 
MK. 3,20 (Handbuch :. N. T., n° 14). 

(5) H,. Winuiscu, Die katholischen Briefe, Tübingue, Mohr, 1911. In-8°, 1v- 
440 p., MK 3,60 {(Handbuch :. N. T., n° 15). 


CHRONIQUE D'ÉCRITURE SAINTE | 245 


principaux avantages qu'un exégète catholique est en droit d'en reti- 
rer. Tout d'abord, dans l'interprétation du texte canonique, les auteurs 
ne craignent pas de fausser souvent compagnie à l'exégèse protes- 
tante qui, en de nombréux passages d'intérêt dogmatique, s'efforçait 
d'en « minimiser » le sens. À ce point de vue, le commentaire de 
Lietzmann est plus rapproché des positions catholiques que tel com- 
mentaire de Zahn. Eh! sans doute, il y a bien le revers de la médaille. 
Les écrits du Nouveau Testament sont rapprochés ici, d'une facon 
très étroite, des anciennes littératures juive, chrétienne et helléniste, 
et l’on pourrait craindre que cette comparaison méthodiquement 
suivie ne diminue l'estime que nous avons pour noslivres canoniques. 
En fait, ceux-ci n'ont rien à redouter de cette confrontation, et, pré- 
cisément, l'exégète catholique, avec le commentaire de Lietzmann, a 
là sous la main tous les documents nécessaires à cette démonstra- 
tion. Il ne lui reste plus qu’à les mettre en valeur. 


si 
En terminant cette chronique nous voudrions nous arrêter sur deux 
commentaires de l’épitre aux Hébreux, qui méritent de compter, chez 
les catholiques et chez les protestants conservateurs, parmi les meil- 
leurs travaux de ce genre. 


1. — Le point de vue catholique est défendu dans l'ouvrage de 
M. Graf (1). Trois parties : une courte introduction (p. 1-37), un long 
commentaire (p. 38-276), enfin une « explication pratique » (p. 277- 
326), composée de dissertations homilétiques à l’usage des prédica- 
teurs. Observons tout de suite, pour n'avoir plus à y revenir, que cette 
. dernière section, inconnue à l'ordinaire dans les études critiques, est 
fort bien à sa place en appendice. 

Les positions prises par M. Graf dans l'introduction sont tout à fait 
classiques dans l'exégèse catholique. Deux parties dans l'épitre : la 
première (I-X, 18), plus particulièrement théorique ; la seconde 
(X, 19-XIT1, 25), surtout parénétique. L'auteur est s. Paul et les difñ- 
cultés tirées, soit du style de l’ouvrage, soit des conceptions hellénis- 
tiques qui s'y rencontrent, prouvent tout au plus que l’Apôtre n’a pas 
tenu lui-même la plume. Toutefois le rédacteur est inconnu. L'épitre 
aux Hébreux, qui a bien le caractère d'une lettre, a été adressée à des 
judéo-chrétiens de Palestine et plus spécialement de Jérusalem où il 


(4) Juris Grar, Der Hebrüerbrief, Wissenschaftlich-praktische Érklürung, 
Fribourg-en-Brisgau, Herder, 4918, in-8°, 332 p., MK 6,40. 


246 E. JACQUIER 


existait des groupes hellénistiques (1). L'auteur a pour but d'empêcher 
ses correspondants de retomber dans le judaisme, Sa lettre doit dater 
de 63-64. Bibliographie bien suflisante, malgré l’omission de l’ouvrage 
important de Westcott (2). 

Ainsi donc, aucune originalité dans les conclusions adoptées par 
M. Graf. Bien que ce ne soit pas là une critique, nous aurions aimé 
cependant quelque chose, sinon de plus neuf, du moins de plus per- 
sonnel. Quand on divise, par exemple, l'épître aux Hébreux en deux 
parties, l’une dogmatique, l’autre pratique, il n’est pas besoin d’être 
grand clerc pour se rendre compte, à la simple lecture, que c'est là 
une division de commande, que les deux parties s’enchevêtrent et 
que l'épitre est avant tout un « discours d’exhortation », poursuivant 
toujours le même but. Il y aurait donc à examiner de beaucoup plus 
près la composition littéraire de cette pièce dont tous les critiques 
vantent les qualités du style sans chercher à pénétrer toujours dans le 
développement organique des pensées. Mais il est certain que M. Graf, 
dans son introduction, ne vise pas à approfondir les questions. Il les 
résume avec clarté et cela n’est pas sans mérite. Nous signalons 
volontiers à ce propos, le chapitre sur le paulinisme de l’épttre aux 
Hébreux, où l'auteur présente une’bonne synthèse en trois para- 
graphes : 1. Enseignements communs à l’épitre aux Hébreux et aux 
autres épîtres pauliniennes ; 2. Les doctrines spécifiquement pauli- 
niennes dans l’épître aux Hébreux; 3. Les enseignements plus parti- 
culiers à l’épitre aux Hébreux dans les épitres pauliniennes. 

Le commentaire a, dans l’ensemble, les mêmes qualités de conci- 
sion et de clarté que l'introduction. L'épitre est divisée en sections ; 
chaque section en péricopes ; chaque péricope comprend elle-même 
plusieurs parties. Toul d'abord la traduction du texte canonique, 
ensuite quelques développements pour en bien faire comprendre le 
sens exact. Vient alors, verset par verset, une sorte d'explication lit- 
téraire pour montrer l'enchainement des pensées. Enfin chaque ver- 
set est repris une dernière fois au point de vue de la grammaire et de 
la critique textuelle. Nous avouons volontiers que cette facon de reve- 
nir continuellement sur le même objet n'est pas sans fatigue pour le : 
lecteur. Mais la disposition typographique est si nette qu'il y aurait 
malveillance à insister sur ce point. Les reproches que l'on peut 
adresser à l’auteur, au sujet de ce commentaire, sont d’ailleurs autre- 
ment graves, 

On sait quelle importance les exégètes rationalistes attachent aux 
4) Actes, VI, 1. 

(2) B. F. Wesrcort, The epistle Lo the IHebrews, Seconde édition, Londres, 
1892. 


CHRONIQUE D'ÉCRITURE SAINTE 247 


nombreux rapprochements découverts entre l'épître aux Hébreux et 
les écrits des philosophes alexandrins, en particulier de Philon. Un 
commentateur catholique ne doit pas les ignorer. Son devoir est de 
les expliquer. Par exemple, le Fils est présenté dans l’épitre aux 
Hébreux comme intermédiaire dans la création du monde {1,2}, comme 
xaoaurip et artabyisua de Dieu (1,3), comme rootétoxos ulés (1,6), 
comme aoytepess (IV, 13 sq.). Sur tous ces points, les exégètes radi- 
caux trouvent des ressemblances avec certains textes de Philon. Or 
nous n'avons pas rencontré dans l’ouvrage de M. Graf de discussion 
établie sur l'interprétation de ces versets. Il y a bien dans l'introduc- 
tion quatre pages de considérations générales sur « l'alexandrinisme » 
de l'épître aux Hébreux. Elles sont tout à fait insuflisantes. À notre 
avis, l'auteur devait dans le commentaire signaler ces analogies et, 
tout au moins brièvement, les discuter. Son travail, en notable pro- 
grès sur les précédents commentaires d'auteurs catholiques, gagnera 
donc à être complété dans la seconde édition que nous souhaitons 
prochaine. ° 


2. — L'ouvrage de M. Riggenbach (1) sur le même sujet représente 
le point de vue des exégètes protestants conservateurs. Il en est déjà 
à sa troisième édition et nous tenons à dire tout aussitôt que c'est là 
un succès légitime. C'est une étude approfondie qui dénote un exa- 
men attentif du texte canonique et des passages de la littérature hellé- 
nistique qui peuvent en être rapprochés. Non pas que nous soyons 
d'accord avec l'auteur sur toutes les ‘hypothèses qu'il avance dans 
l'introduction de son ouvrage. Non pas même que la méthode suivie 
dans le commentaire nous paraisse excellente de tous points. Mais 
l'ensemble mérite certainement les plus grands éloges. 

La première édition date de 1913 et M. Risgenbach l’a remaniée 
profondément. Ce qu'il n'a pas changé, c’est le plan suivi dans le 
développement des idées et cependant, à vrai dire, il est loin d’être 
parfait. Nous faisions tout à l'heure à M. Graf le reproche de disperser 
l'attention et de fatiguer le lecteur en l'oblireant à revenir plusieurs 
fois sur le même verset. À M. Riggenbach nous ferions volontiers le 
reproche inverse. Il divise l'épitre en péricopes, fort courtes il est 
vrai. Néanmoins son commentaire littéraire, historique ou grammati- 
cal porte sur toute la péricope. Si bien que lorsqu'on cherche l’ex- 
plication d'un détail dans tel verset en particulier, on a grand peine à 


(1) E. Ricoexsacn, Der Brief an die Hebrüer, 2 und 3 vielfach ergänzte und 
berichtigte Auflage, Leipzig, Deichert (Werner Scholl}, 1922. In-8°, 11v-464 p., 
MK 13 (Kommentar zum Neuen Testament von Th. Zahn, n° XIV). 


248 E. JACQUIER 


le retrouver. Il faut lire pour cela de longues pages sans alinéas, où il 
est pour ainsi dire noyé. On aimerait un peu plus de clarté dans l'in- 
dication des versets, un peu plus d’air dans la disposition typogra- 
phique. 

En ce qui concerne les positions générales prises par l’auteur dans 
l'introduction, nous n'avons de réserves graves à faire que sur un 
seul point : la question d'authenticité. Pour M. Riggenbach, l'épitre 
aux Hébreux n'est pas de s. Paul. Il l'attribue, non sans hésitation, à 
s. Barnabé. Mais c’est réellement une lettre qui a été adressée, avant 
l’an 70, à des judéo-chrétiens que menacait le péril de l'apostasie. 
D'une facon plus. précise, les destinataires pourraient bien être la 
communauté de Chypre. 

Les arguments apportés contre l'authenticité de l’épitre sont géné- 
ralement plutôt de critique interne. Il en est de même ici. Mais 
M. Riggenbach ne peut pas nier les rapports très étroits qui existent 
entre l'enseignement de s. Paul et la doctrine de l’épitre aux Hébreux. 
IL y a des différences! Voudrait-il donc que l’Apôtre n'écrivît que pour 
se répéter”? Lui était-il interdit de présenter les mêmes choses sous un 
autre angle ? À y regarder de près, il semble possible de concilier les 
divergences, entre l'épiître aux Romains et l’épitre aux Hébreux par 
exemple, par le choix d'un sujet différent et par la mentalité peu res- 
semblante des destinataires. Restent les difficultés de style. Elles sont 
résolues du fait que le rédacteur serait distinct de l'auteur et M. Rig- 
genbach n’est pas loin d’en convenir. Il s'attarde, à notre avis, un peu 
trop, sur des passages tels que Il, 3 : « le salut, annoncé d'abord par 
le Seigneur, a été confirmé pour nous par ceux qui ont entendu ». A 
première vue, il semble que l'auteur se range, ainsi que ses lecteurs, 
parmi les disciples immédiats des apôtres. Mais convient-il de presser 
ainsi le sens de ets 5u35 ? Un peu plus haut (1, 2), ne lisons-nous pas : 
« Sur la fin de ces jours-ci, Dieu nous {äuiv) a parlé par le Fils »? 
L'auteur se range donc aussi parmi ceux auxquels le Fils a parlé. D'où, 
els Aux pourrait être simplement un terme général confondant la 
personnalité de s. Paul avec celle de ses correspondants. Ce verset 
bien interprété ne prouve donc pas grand chose contre l'authenticité 
de l'épiître. 

Il nous reste à relever un point sur lequel M. Riggenbach n'a pas 
craint de suivre les exégètes catholiques. Il s'agit de la date de l'épitre 
aux Hébreux. Sur cette question importante les critiques libéraux 
sont plutôt embarrassés. Eux qui font tant de cas de la mention de la 
catastrophe de l'an 70 dans les évangiles synoptiques, pour la tourner 
en pseudo-prophélie et reculer la composition de ces écrits après 
l'événement, devraient bien expliquer comment un auteur, dont le 


CHRONIQUE D'ÉCRITURE SAINTE 249 


dessein visible est de montrer la supériorité de la religion nouvelle 
sur l’ancienne et qui insiste en plusieurs passages sur l’abrogation du 
sacerdoce et des sacrifices de la Loi, a pu négliger l'argument capital 
que la ruine de Jérusalem apportait en faveur de sa-thèse. Mais le 
vrai motif, qui pousse ainsi les rationalistes à retarder la composition 
de l’épitre aux Hébreux, n'est pas d'ordre purement critique. Ils sont 
gênés par l’enseignement dogmatique donné dans cette lettre, surtout 
en ce qui concerne la christologie. Et comme, dans leur système 
a priori, il faut du temps pour que l’histoire de Jésus devienne le 
mythe du Christ, on reculera le plus possible la date de tous les écrits 
qui font difliculté. M. Riggenbach est un des rares critiques non 
catholiques qui ne soit pas tombé dans ce défaut. Il convient de l’en 
féliciter. : 


Pendant la correction des épreuves de cet article, nous recevons la 
seconde édition de la Grammaire du Nouveau Testament (1) de M. Rader- 
macher dans le commentaire de Lietzmann. Ouvrage solide et d’une 
lecture agréable : deux qualités qui l'ont fait et le feront encore 
apprécier des étudiants. Cette nouvelle édition suit le plan de la pré- 
cédente, mais elle est considérablement augmentée. A la fin de chaque 
chapitre, l’auteur applique en détail à la langue néotestamentaire les 
considérations générales qu'il vient de présenter sur le grec vulgaire. 
On rencontre aussi de nombreuses citations de la littérature chré- 
tienne, de la littérature hellénistique, des inscriptions, des papyrus, 
etc. Une table analytique des matières, des mots grecs, des passages 


bibliques et profanes, termine cette étude appelée à rendre les plus 
grands services. 


Lyon. E. JAGQuIFR. 
(14) L. RanrekuacuEr, Neuteslamentliche Grammalik, zweite Auflage, Tübin- 


gue, Mohr, 1925. In-8°, 248 p. Mk. 6,40 (Handbuch z. N.T., n°1). 


… 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE 


- 


? 


Mohier et l'Ecole catholique de Tubingue. 


em 


Omnis scriptura saora eo spirilu debet legi quo facta est, a dit l'auteur 
de l’Imitation, 1. I, c. 5. Pour parler de Ja thèse de doctorat de M. Ver- 
meil (1) il nous importe aussi de savoir dans quel esprit elle fut écrite. 
Nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que le problème de 
l'union des Églises, dont s'étaient préoccupés les théologiens de Tubin- 
gue (p. 219-221), intéresse aussi souverainement M. Vermeil, Et la 
solution qu'il entrevoit paraît être celle même qu'indiquaient les 
Tubinguiens: une interprétation du catholicisme qui concilierait 
l'aobjectivisme et le traditionnalisme catholiques d’une part, et 
d'autre part le suhjectivisme et l’individualisme protestants, « Le 
catholicisme réalise extérieurement l’universalisme aux dépens de la 
piété individuelle; le protestantisme réalise intérieurement la piété 
individuelle aux dépens de l’universalisme. Baur appelle de ses vœux 
un christianisme plus large et supérieur à ces deux formes ou manifes- 
tations de l'Idée chrétienne. Mühler en confie au catholicisme la 
réalisation en y introduisant, par son interprétation du dogme, la 
piété individuelle la plus intense et tout ce que le catholicisme détient 
virtuellement de protestantisme », p. 297. Les modernistes auraient 
repris la tentative des professeurs de Tubingue et c'est en eux qu'en 
1913 M. Vermeil paraît avoir espéré : « Ainsi s’est constituée. une 
conception du catholicisme qui, sous la poussée secrète de la plus 
redoutable des « hérésies », veut ressaisir dans la tradition catholique 
un mysticisme profond et capable de renouveler l’organisme tout 
entier. Son but est une « réforme sans schisme », un progrès sans 
révolution. Elle veut fonder un « subjectivisme » susceptible de s'ac- 
corder avec toutes les données irréductibles du catholicisme... Il 
n'est pas téméraire de soutenir qu’en ce sens le protestantisme... 


(4; EvmoxD VERMEIL, Jean-Adam Môhler et l’école catholique de Tubingue (1815 
1850). Étude sur la théologie romantique en Wurtemberg et les origines germa- 
niques du modernisme. Paris, À. Colin, 1913. In.-8°, x1v-517. 


CHRONIQUE D HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE 251 


s’infléchit pour ainsi dire sur lui-même et revient progressivement vers 
le catholicisme, vers un catholicisme élargi dont la réalisation ne 
paraît possible qu’en un lointain avenir... L'accord se produira-t-il un 
jour ? Nul ne sait encore quelle renaissance pourrait être celle d'une 
religion, seule capable de détenir et de réaliser un idéal indépendant 
des nationalités, le jour où son pouvoir central serait devenu assez 
compréhensif pour donner droit de cité à cet ensemble magnifique 
d’aspirations mal satisfaites qui, dans le silence et l’obéissance du 
moment, n'attendent que l'occasion de vivre et de manifester au grand 
jour toutes leurs virtualités », p. 473. 

Le sous-titre de la thèse de M. Vermeil nous indique qu'au sujet 
de « l'école catholique de Tubingue » l'auteur s’est posé deux ques- 
tions: quels sont les points d'attache de la « reconstruction totale de 
la théologie catholique » (p.1x), qu’elle a tentée, d'une part avec le 
romantisme allemand du commencement du xix° siècle, d'autre part 
avec le modernisme catholique du commencement du xx° siècle. « A 
l’idéalisme romantique les théologiens de Tubinyue empruntent Île 
schème fondamental qui préside à leur reconstruction du dogme et 
à leur œuvre de réformes. Leur pensée recueille ainsi directement 
l'héritage du mouvement intellectuel issu du classicisme gœthéen.…. 
Elle s'en inspire pour élaborer un catholicisme « idéalisé »... Elle 
veut « simplifier » la matière catholique et la réduire aux « Idées » 
essentielles qui, en sa pensée et selon sa terminologie spéciale, doi- 
vent en composer l'ossature indestructible. C’est par là précisément, 
que sa tentative est romantique », p. xu. A l’étude de cette influence 
de « l'idéalisme romantique » sur l’œuvre des théologiens de Tubingue 
est consacrée presque toute la thèse de M. Vermeil; les rapproche- 
ments entre leur « reconstruction » théologique et le modernisme 
n’occupent qu'une vingtaine de pages (pp. 451-473), elles ont paru suf- 
fisantes pour montrer que la « tradition » de Tubingue « est, sous une 
forme agrandie, l'âme du modernisine actuel », p. 451. — Nous vou- 
drions ici renverser la proportion, car il nous importe moins de con- 
naître les origines de la théologie de l'école wurtembergeoise que sa 
valeur. Que les formes de la pensée de nos théologiens soient emprun- 
tées ou non au romantisme, c'est un point d'histoire intéressant, sans 
nul doute, et le livre de M. Vermeil devra figurer désormais dans notre 
« Bibliothèque de théologie historique » ; mais sera-ce à côté du Nesto- 
rius du P. Jugie, ou dans le voisinage de La théologie de saint Cuprien 
du P. d’Alès ? Si la « théologie romantique » wurtembergeoise est l'âme 
même du modernisme actuel, n'est-elle pas atteinte, même sans avoir 
été visée, par l’encyclique Pascendi, et M. Vermeil ne doit-il pas 
renoncer aux longs espoirs qu'il parait avoir fohdés sur elle? « Nous 


252 A. FONCK 


avons voulu définir le « rêve » admirable de vie religieuse que ces 
penseurs trop oubliés exprimèrent, avec une entière bonne foi, en 
leurs écrits nombreux et touffus. Notre ambition unique a été de la 
dégager, de montrer le lien qui la rattache au romantisme, d'en faire 
saisir la profondeur, la vertu réformatrice, l'importance insigne pour 
les destinées ultérieures du catholicisme », p. 1x. | 
ss. D 

Quel est donc ce « schème fondamental », quelles sont ces formes 
de pensée, que les théologiens de Tubingue empruntent à l’idéalisme 
romantique pour « leur reconstruction du dogme » catholique ? 
« Deux termes que les théologiens wurtembergeois, à l'instar de tous 
les contemporains, répèteront à satiété, caractérisent le renouveau 
en question : « mécanisme » et « organicisme »... Leur opposition 
symbolise exactement celle qui met aux prises le romantisme naissant 
et |’ « Aufklärung » en décadence », (p. 2). « Gœthe... dégage la con- 
ception organiciste du monde et lui prête, en son œuvre, un premier 
et splendide revêtement. Il l'applique intrépidement aux faits sociaux, 
_à la politique, à l'esthétique et à la morale. Grâce à cet exemple sou- 
verain, le terme d' « organisme » deviendra le concept favori des 
romantiques », p. 6. « L'organisme est à la fois une réalité qui existe 
concrètement et une « Idée » qui sollicite invinciblement notre pen- 
sée. L'homme peut, en vertu du schème organique que détient son 
esprit, connaitre objectivement l'univers. De là l'idée de l'organicisme 
primitif, du type original (Urtypus) qui, sous l’action des influences 
extérieures et conforméinent à ses lois propres, évolue de métamor- 
phose en métamorphose sans modifier son « essence » et ne peut être 
saisi qu'en son devenir », p. 6. L’organicisme mène donc à l’évolution- 
nisme. — Avec Fichte, l’organicisme s'enrichit d’une idée nouvelle : 
« Au sein de la personnalité vivante s'opposent, selon Fichte, le Moi 
et le Non-Moi, la thèse et l'antithèse. Mais ces puissances contraires 
s'opposent au sein de l'unité individuelle où elles se limitent récipro- 
quement. C'est la synthèse organique de leur opposition... C'est le se- 
cret de toute vie et de toute pensée : distinguer sans sépar er, unir sans 
confondre », p. 8. — Entlin, avec Schelling, « l’ancienne logique est 
laissée de côté. On évite le « raisonnement » et l'on cherche le critère 
de la vérité dans le « sentiment immédiat », au centre même de cet 
organisine vivant qu'est l'esprit, dans le « Gemüt », p. 8. — Il faut 
ajouter que les romantiques eux-mémes<ont déjà appliqué à la reli- 
gion et à l'histoire des religions ces schèmes fondamentaux: « Îles 
romantiques placent.donc la religion et l'évolution religieuse de l’hu- 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE 253 


manité sous l'aspect de la conception organiciste et des lois qu’elle 
prétend imposer à toute réalité vivante. Ils y introduisent le rythme de 
la grande pulsation cosmique : thèse, antithèse et synthèse... Ainsi 
toute religion à sa valeur et ses droits à l'existence. Le christianisme 
prend place en l'ensemble organique des religions positives. Ses dog- 
mes essentiels recoivent une interprétation de portée vraiment uni- 
verselle », p. 10. « Construite sur la vision copernicienne du monde, 
agrandissant « jusqu'aux étoiles » l'idée d’organicisme, (cetie philoso- 
phie de la religion) rénove le vieux mythe de la chute et de la rédemp- 
tion. Elle modifie la conception de l'action divine dans le sens de 
l'immanentisme. Elle transforme ainsi complètement la notion de 
révélation chrétienne... La relision est révélation, c'est à dire ma- 
hifestation « phénoménale » de ce noumène qu'est l’action de Dieu en 
l'univers. Cette révélation est organique en sa constitution et Îles reli- 
gions diverses forment, par conséquent, un tout dont le christia- 
_hisme est le centre », p. 11. 

Ainsi donc organicisme évolutioniste, synthèse des contraires au 
sein de l'unité individuelle, primat du sentiment immédiat el imma- 
nentisme: telle serait l'atmosphère romantique respirée par les théo- 
logiens de Tubingue ; telles seraient les catégories qui ont informé 
leur pensée. Ce que Schleiermacher, (p. 11-13), Hégel, (p. 13-14), et 
Baur, (p. 281-3), avaient entrepris «au profit du protestantisme », à 
savoir l’utilisation de « ce qu’il y a de plus fécond dans l'organicisme 
romantique », nos théologiens l'allaient tenter, à leur tour, au protit 
du catholicisme. 

Il faut noter tout de suite que, « malgré l'identité des concep- 
tions fondamentales qui président à ces restaurations parallèles, 
les divergences confessionnelles pourront et devront se mainte- 
nir.. [Il s’agit moins, au reste, d'une différence de mentalité que d’un 
renversement des termes, de l'importance plus ou moins grande 
accordée à tel facteur de la vie religieuse. Au fond, le problème était 
le même. Il s'agissait de concilier, de part et d'autre, l’universalisme 
et l’individualisme relisieux. Si les théologiens protestants cherchent 
à montrer que l'individualisme inhérent à leur confession rend possi- 
ble un certain dewré de vie ecclésiastique objective, les théalagiens 
catholiques... ne cesseront de dire que l’universalisme catholique, 
avec sa notion de tradition et d'autorité, ne compromet en rien l'auto- 
nomie individuelle et le libre épanouissement de la personnalité reli- 
sieuse, p. 15. « L'originalité essentielle du romantisme fut de dévelop- 
per simultanément l'esprit de large compréhension et celui d'ardente 
combativité ». p. 16. « Les formules de l'idéalisme contemporain. 
appliquées à l’étude des divergences confessionnelles » permettront 


254 A. FONCK 


mème à Môhler de dégager « |” « Idée » centrale du catholicisme et 
celle du protestantisme pour les opposer ensuite l’une à l'autre comme 
deux « irréductibles vivants », p. 218 et 223-224. 

Nous ne pouvons pas indiquer ici tous les points où M. Vermeil 
entrevoit chez nos théologiens des applications de l'un ou de l'autre 
des schèmes fondamentaux de l'idéalisme romantique ; à chaque ins- 
tant, dans la thèse que nous étudiens, revient ce leit-motiv : ici 
encore se trahit l'influence romantique. A plus forte raison n'’entre- 
prendrons-nous pas de discuter tous ces rapprochements, toutes ces 
rencontres, pour discerner la part qui revient au romantisme dans la 
pensée des Tubinguiens. Les questions d'influence, de filiation entre 
les doctrines ne se laissent pas facilement résoudre : la synthèse des 
contraires, la voie moyenne entre les extrèmes, par exemple, où nes 
théologiens voient l’une des caractéristiques du catholicisme, l'ont-ils 
empruntée au romantisme, si déjà elle se trouve dans Pascal (cf. 
Revue des Sciences Reliyieuses, octobre 1924, p. 598-599), et sans doute 
ailleurs encore ? 

Ce dont les Tubinguiens seraient surtout redevables à l’idéalisme 
romantique, serait leur conception de la « théologie spéculative », 
identiliée avec l'apologétique. « L'apologétique montre l’harmonie 
entre les Idées de la raison et celles du christianisme positif. Elle 
met en lumière le groupement organique de ses parties autour de 
l’idée centrale. Elle justifie le christianisme devant la raison intui- 
tive », p. 76. L'ancienne dogmatique bâtie selon les formules du 
« mécanisme » a besoin d’être renouvelée selon l'esprit de l’a organi- 
cisme ». « Un « système » dogmatique ne se définit pas par un « Plus 
oder Minus von einzelnen Dogmen », mais par un dogme central... 
L'on veut, à Tubingue, remplacer une scolastique « mécaniste » par 
une scolastique vivante... Méthode de « morcelage », la scolastique 
périmée n'aboutit qu'à un « agrégat » de dogmes. Elle se contente 
d'énumérer et de paraphraser les articles de foi. Elle ne met pas en 
lumière le sens profond des dogmes », p. 175. Quel est donc le dogme 
central du christianisme, autant dire son essence”? « L'organisme 
théologique a pour centre une « Idée » qui participe à la fois du 
«a réel» et de « l'idéal », se trouve dans les faits et en la raison, con- 
tient « die ganze religiôse Anschauung ». C’est la vision messianique 
juive dépouillée de son revètement national et politique, l'Idée du 
«a Royaume de Dieu » mise par Christ en pleine lumière et réalisée 
dans l'Église universelle. La théologie historique dira ce qui est, 
décrira le christianisme comme donnée positive. La théologie scienti- 
fique systématisera ces données, les groupera autour de l’Idée cen- 
trale, fondera le christianisme catholique en la raison », p. 34. Cepen- 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE 254 


dant « tandis que Drey insiste sur l’Idée du Royaume de Dieu, Kuhn 
met en relief le dogme de la Trinité comme Idée centrale de la thée- 
logie spéculative », p. 76. — Cette « idéalisation », cette « réduction 
du dogme à l’Idée dont il est le revêtement et l'expression » (p. 178), 
qui permet « d'en exposer le sens véritable et profond », ne se pra- 
tique pas seulement à l'égard de l'ensemble du christianisme dans la 
théologie spéculative, mais aussi à l'ésard de chaque dogme particu- 
lier dans la dogmatique. C'est ainsi que M. Vermeil nous expose 
l’« Idée » du culte en général selon nos théolosiens (p. 308-309), 
l « Idée » de la messe (p. 332-334), l'« Idée » du purgatoire (p. 207). — 
Le même procédé enfin sert à mieux saisir le véritable caractère des 
« divergences confessionnelles ». « Ce qu'il faut atteindre en chaque 
a système » c'est le noyau (Kern) ou fa racine, l'esprit profond qui 
l'anime tout entier », l’« Idée » enfin du catholicisme et du protes- 
tantisme (p. 218). Mühler s’y applique, après Marheineke et Schleier- 
macher, et aboutit à peu près aux mêmes conclusions; (cf. p. 223-224). 

L'idéalisme romantique a eu aussi sa répercussion sur la manière 
dont nos Tubinguiens catholiques ont concu l'histoire ecclésiastique. 
Us lui accordent une importance capitale : « Le christianisme est 
essentiellement révélation de l'Idée du « Royaume de Dieu ». Une 
« Idée » ne se réalise intégralement que par l’histoire, encore que 
«a les revêtements historiques de l’Idée religieuse (soient) toujours 
temporaires et déterminés », p. 149. Il s'agira donc de « saisir 
l'Église « en son mouvement », en plein élan, en pleine énergie. C’est 
le vrai moyen de découvrir, en séparant les éléments qui résistent de 
ceux qui disparaissent, ce qui est vraiment permanent en elle » 
(p.159). Mais « on reviendra incessamment aux trois premiers siècles, 
à cette phase primitive de l’histoire chrétienne où l’Église, détenant 
toutes les virtualités, tous les germes de l'avenir et tous les éléments 
constitutifs de son organisation future, se défend avec le plus de 
spontanéité » (ibid.). Ainsi l’on s'efforcera de saisir cet Urtypus, cette 
essence immuable du christianisme qui demeure « sous les change- 
ments de surface » (p. 157). « Les éléments constitutifs du catholi- 
cisme se forment et se développent, comme ceux de toute réalité 
vivante, « par poussée interne ». Les institutions qui ne répondent 
plus à des besoins réels doivent disparaitre et disparaissent fatale- 
ment... Pourquoi les regretter ? Si elles sont mortes, c’est qu'elles 
n'étaient pas « essentielles ». L'Église, en son expansion organique, a 
une puissance illimitée de production créatrice. C’est à cette puis- 
sance qu'il faut croire, non aux formes contingentes qu'elle utilise 
suivant les lieux etles époques. L'Église peut se renouveler en toute 
circonstance... Considérez la nature et vous comprendrez la vie et les 


256 A. FONCK 


transformations de l'Église. Sous les changements de surface les 
formes essentielles (Grundformen) demeurent. Le catholique qui a 
saisi cette vérité est ferme et confiant comme son Église. Il participe 
de son indestructibilité », p. 157. 


Accordons à M. Vermeil une influence aussi large et profonde que 
possible de l’idéalisme romantique sur la pensée de nos théologiens. 
Reste la grosse question du « modernisme » des catholiques wurtem- 
bergeois. Pour l’établir, M. Vermeil expose d'une manière très péné- 
trante « les œuvres les plus représentatives du mouvement » moder- 
niste, c'est-à-dire celles de Mgr Ehrhard pour l'Allemagne, de 
Newman et de Tyrrell pour l'Angleterre, de MM. Loisy et Le Roy 
pour la France. Il estime qu'on y retrouve, « sous une forme agrandie », 
la substance même de la théologie tubinguienne. Le problème est 
d'importance ; abordons-le sans détour et sans crainte. 

Ce qui peut nous rassurer au premier abord, c'est que, « parmi Îles 
grandes écoles catholiques de l'Allemagne, celle de Tubingue est la 
seule qui ne soit pas entrée en conflit direct avec l'autorité de Rome » 
(p. 450). « Mais elle à été inquiétée à plusieurs reprises, surtout par 
les attaques ou les dénonciations des ultramontains allemands. 
L'opuscule de Drey sur la confession (1815) fut dénoncé à Rome 
comme dangereux, bien que non expressément condamné. Hirscher 
fut également l'objet de suspicions haineuses et de mesures sévères. 
Quant à Môhler, il est mort avant qu'on ait osé le traduire devant la 
Curie. La « Symbolique » n'a cependant jamais été mise à l'index. 
Et l'on sait que, dans l'Encyclique « Iminortale Dei », sous le vète- 
ment latin et la sisnature de Léon XII, reparaissent les thèses maïi- 
tresses de la théologie mühlérienne ».(P. 450). 

Bien plus, il semble que M. Vermeil ait tenu à nous rassurer lui- 
même sur l'orthodoxie de nos théologiens. « La fin du xviu* siècle 
avait déjà vu naître, en pays germanique, un modernisme vigoureux, 
mal étudié jusqu'ici. Les premières années du xix° siècle en ont pro- 
duit un second, issu en partie du précédent, mais nettement supérieur 
par fa profondeur de ses vues et sa fidélité à l'esprit du catholicisme » 
(p. xiv. C'est nous qui soulignons). « Sa conception de la tradition {il 
s'agit de Mühler) est essentiellement « dynamique » et construite en 
vue de modifications incessantes, d'une modernisation toujours indis- 
pensable, Le meilleur de sa pensée se résume en cette affirmation 
que l’Église est menacée de mort si elle ne « change » pas, que son 
évolution dans le temps et la nécessité de s'accommoder aux époques, 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE 257 


aux lieux et aux circonstances n’impliquent nullement la perte de sa 
tradition »; ibid. Et ailleurs : « Solidaires de la réaction romantique 
contre l'intellectualisme francais, Kuhn et ses collègues s'inspirent 
des mêmes intentions (que Baader). Mais ils savent mieux que Baader 
rester fidèles à la tradition catholique. Si Baader néglige la scolas- 
tique au profit de la mystique allemande, les théologiens wurtember- 
geois rattachent leur idéologie à celle des Pères et des scolastiques, 
donnant ainsi aux idées maîtresses de la théosophie baadérienne un 
revêtement plus étroitement catholique », p. 123. Leur conception de 
l’immanence divine « est une conception traditionnelle dont la trace 
peut se retrouver chez les Pères et les scolastiques » (ibid.). « Dès 
1825, Mühler retrouve chez les Pères des trois premiers siècles les 
formules essentielles de l'intuitionnisme romantique. A partir de ce 
moment, il ne cessera d'étudier les Pères et les grands scolastiques, 
saint Anselme en particulier », p. 126. 

Que les intentions de nos théologiens aient été droites, qu'ils aient 
voulu dans leur reconstruction de la théologie catholique rester fidèles 
à l'esprit du catholicisme, nul ne le contestera, et de ce chef ils 
méritent que nous ayons à leur égard les dispositions demandées par 
saint Ignace en tête des Exercices spirituels : «a il faut présupposer que 
tout homme vraiment chrétien doit être plus disposé à justifier une 
proposition obscure du prochain qu’à la condamner. S'il ne peut la 
justifier, qu'il sache de lui comment il la comprend: et s’il la com- 
prend mal, qu'il le corrige avec amour ». Mais les faits sont les faits 
et si nous constations entre la théologie tubinguienne et la théologie 
moderniste, telle qu'elle nous est présentée par l'Encyclique Pascendi, 
un certain air de parenté, nous ne pourrions nous dérober à la con- 
clusion que les théoloyiens de Tubingue ont été les précurseurs 
inconscients du modernisme. | 

La chose est-elle possible, est-elle vraisemblable? Ecoutons 
M. Goyau, un bon juge en la matière, appréciant le caractère des pro- 
fesseurs de Tubingue et de leur œuvre théologique : « Ces prètres sont 
des chercheurs beaucoup plus que des docteurs : entre leur œuvre et 
celle de Liebermann, il y a la même différence qu'entre des essais 
théologiques originaux et un sage et sûr manuel... Il est curieux de 
constater, dans les premières années de cette revue (la Theologische 
Qüartalschrift créée pour abriter leurs essais), l'alternance des tâton- 
nements heureux et des faux pas, des écarts et des résipiscences. 
L’atmosphère un peu lourde du rationalisme ambiant pesait encore 
sur ces professeurs, lorsqu'ils furent appelés à enseigner la vérité reli- 
gieuse, il leur manquait même, peut-être, et la pleine conscience de 
leurs croyances, et la vraie maitrise de leurs opinions... ». (L'Alle- 


Revos 0ss Sciences ReuIG., t. VI, 1926. 17 


258 A. FONCK 


magne religieuse. Le Catholicisme (4800-1848), t. IT, pp. 20-21). Et du 
livre de L’Unité dans l'Eglise, « qui pourtant avait exercé un si mer- 
veilleux ascendant » : « Que d'ailleurs tout y soit exact, impeccable, 
inaccessible aux suspicions d'une orthodoxie rigoureuse : c'est de 
quoi nous laisserons décider Mühler lui-même. Parlant plus tard de 
cette œuvre de jeunesse, il avouait qu'un certain nombre de détails ne 
lui paraissaient plus défendables, que l'ensemble n’en était pas assez 
digéré, assez synthétisé ». (Moehler, Coll. La pense chrétienne, p. 28). 
« C’est le travail d'une jeunesse enthousiasmée, qui pensait loyale- 
ment à l'endroit de Dieu, de l'Église et du monde ; maisil y a maintes 
assertions dont je ne pourrais plus me faire le représentant ». (Cité 
dans L'Allemagne religieuse, t. IN, p. 34). On sait d'ailleurs que 
Môhler — et aussi ses collègues -- sentit « l'impérieux besoin de se 
conformer de plus en plus exactement, non seulement aux enseigne- 
ments, mais même aux susceptibilités du pouvoir enseignant, et 
l'étude très détaillée du progrès constant de la pensée de Môhler et 
de son acheminement vers une orthodoxie toujours plus sûre est 
d'un véritable attrait », Mochler, p. 29-30. M. Vermeil ne l'isnore pas : 
a En l'évolution suivie, de 1815 à 1840, par l'école de Tubingue se 
reproduit nettement la marche générale du romantisme... Le mysti- 
cisme imaginatif et optimiste du début fait place à des vues plus 
claires, à un souci plus grand de science solide et de solutions immé- 
diates.. Les théories, les projets de réformes et les vœux exprimés se 
font plus modérés, plus conformes à la tradition. Y eut-il « retour à 
l'orthodoxie? » Le terme est dangereux et peut prêter à de fâcheuses 
interprétations. On dira seulement que lesprit romantique, icicomme 
partout ailleurs, s'est virilisé, s’est salutairement corrigé de ses pre- 
mières illusions, Au fond, les idées maîtresses demeurent les mêmes 
et, de ce point de vue, la période entière apparait comme un tout. 
vraiment homogène », p. XI1I-X1V. 

Enfin, si l'influence de l'idéalisme romantique sur la théologie 
tubinguienne a été aussi profonde que le soutient M. Vermeil, et si 
par conséquent elle s'est laissée pénétrer, imprégner par une philo- 
sophie évolutionniste et immanentiste, l'immanence et l'évolution 
. constituant, selon l'Encyclique Pascendi, les deux principes fondamen- 
taux du modernisme, faudrait-il nous étonner de certaines rencontres 
entre cette théologie et la théologie moderniste? Signalons-en 
quelques-unes. 


4. L'orisine de la religion. « L'homme a simultanément la révélation 
de son individualité, des individualités semblables à la sienne et de 
Dieu. I] saisit Dieu en se saisissant lui-mîme. Il ne « prouve » pas 
Dieu ; ille « sent » en se sentant soi », p. 40. « La religion pénètre 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE 259 


l'homme total et met en branle simultanément toutes ses énergies. 
En sa réalité nouménale, elle est sise au plus profond de l'être, dans 
le « Gemüt », en ce domaine mystérieux où la vie spirituelle est 
immédiate et indifférenciée, Elle s'épanouit alors en la conscience, 
Elle est tout d'abord sentiment vague, pressentiment obscur et inca- 
pable de se faire de son objet une représentation nette. Puis elle 
gagne les régions de la pensée claire où elle s'organise en concepts et 
en idées, se pénètre de lumière, et finit par constituer une vision idéo- 
logique à formes arrêtées ...De là les mythes et les systèmes religieux. 
Elle agit enfin sur la volonté en élevant la loi morale au rang de 
volonté divine. Sortant alors du milieu individuel, elle devient fait 
social, culte et Église universelle » p. 42. « La religion est tendance 
impérieuse à réaliser en l’homme et dans le monde l’« Image divine ». 
Ce terme revient incessamment dans les œuvres des théologiens 
wurtembergeois, comme en toute l'idéologie mystique de l'époque »; 
ibid. « L'Image divine est un germe vivant et indestructible dont la 
grâce peut seule assurer la croissance et le développement », p. 198. 
Môhler, comme Luther (p. 243), la définit : die religiüôse Anlage (p. 183). 
Son développement « avec l’aide et sous l'action de la grâce surnatu- 
relle » constitue la « simnilitudo » : die gottgefällige ÆEntwicklung. 
Remarquons-le dès maintenant : Mühler ne distingue pas nettement, st 
même il ne les confond pas, l'ordre naturel et l’ordre surnaturel, 


2. Religion et révélation. « Ces deux termes ont, au fond, même 
signification », p. ##. a La révélation, dit Môühler, est un fait émi- 
nemment universel... La religion normale ou « naturelle » est déjà 
révélation divine. Ou plutôt il n'y à pas de religion purement natu- 
relle... (parce que) la nature humaine, pour s'élever à la connais- 
sance et à la vie religieuse, à la foi et à la sanctification, doit être 
constamment sollicitée et aidée par le Divin », p. 46. On conçoit dès 
lors que le problème apologétique s'en trouve modifié du tout au tout : 
«a On ne se demandera douc plus quelle est, parmi les religions histo- 
riques, « la » religion révélée, Elles sont toutes révélées, Entre la 
religion judéo-chrétienne et les autres il n’y à pas séparation absolue. 
Le paganisme n'eut-il point la nostalgie de la rédemption? L'apologé- 
tique aura donc à déterminer la spécificité de la révélation chré- 
tienne en fonction des autres révélations », p. 76. 


3. Nature de la révélation. « Elle est, en son essence, une action 
exercée directement par Dieu sur l'esprit humain, Sans modifier les 

. lois de son organisation normale, cette action donne à la vie spiri- 
tuelle une intensité telle que l’individu se sent sollicité par une puis- 
sance d'ordre surnaturel », (P, 55). « On avait autrefois recours, 


260 A. FONCK 


pour expliquer l'« illumination », à une terminologie « mécaniste ». On 
disait volontiers que les idées de l'inspiré sont de nature adventice, 
lui sont données par Dieu toutes faites et qu’il les reçoit passivement. 
Rien de plus opposé aux mystères de la vie religieuse... Comme la 
connaissance naturelle, la connaissance inspirée est le fait d’une col- 
laboration permanente entre l’esprit humain et la puissance qui agit 
sur fui. L'on s’attachera donc à l'esprit, non à la lettre de f'inspira- 
tion », p. 56. « Ainsi s'expliquent les contingences de toute prophétie, 
son caractère nécessairement local et historique, son obscurité..., sa 
portée fragmentaire et relative », p. 57. 


4. La foi. « Le christianisme n’est pas seulement une doctrine qui 
s'insinue dans les esprits par la persuasion, mais surtout une « Vie » 
qui s'empare de l’homme tout entier, créant en lui des pensers nou- 
veaux », p. 128, « Môühler tend à rapprocher la foi de l'amour et à 
corriger dans le sens mystique l'intellectualisme de la définition tri- 
dentine... La foi et l'amour sont les aspects différents d’une seule et’ 
même réalité, du Principe divin mis en nous par la grâce. L’amour est 
contenu virtuellement en la foi; sinon, comment en sortirait-il? 1] 
est même, en dernière analyse, l’« essence » de la foi, la foi en son 
développement achevé... Le Dieu d'amour se révèle au principe 
aimant de notre nature qui, bien que déchue, a conservé l'Image 
divine. Celle-ci n’est pas seulement une connaissance, mais une nos- 
talgie secrète qui travaille nos âmes. Cette nostalgie est déjà de 
l'amour et engendre la foi intellectuelle », p.201. Raur et Mühler « se 
disputent la même notion de la foi. Baur interprète le dogme protes- 
tant en utilisant Hégel et Schleiermacher. Môühler s'inspire, pour 
expliquer. le dogme tridentin, de conceptions analogues, mais 
emprunte ses formules au trésor immense de l'ancienne mystique. Si 
la foi luthérienne est, pour Baur, l'unité primitive du vouloir et de la 
connaissance dans le « Gemüt », la foi catholique est, pour Môühler, 
un principe de vie qui anime et provoque en nous la connaissauce, le 
sentiment et la volonté. Si Môhler démontre à Baur que son inter- 
prétation n'a rien de commun avec la foi luthérienne historique, 
Baur n'a pas de peine à lui rendre la pareille et à lui prouver que sa 
conception ne s'accorde guëre avec Île catholicisme historique », 
(p. 202-203). 


5. La tradition, le dogme. Les théologiens de Tubingue « renouvel- 
lent la notion même de tradition. Ils la restaurent avec les moyens 
que leur fournit le mysticisme romantique, se trouvant une fois de 
plus solidaires de la réaction schleiermachérienne contre l’ancienne 
orthodoxie et la dogmatique des « loci »... La tradition n’est pas 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE | 261 


seulement la conservation de dogmes élaborés, de résultats acquis ou 
de décisions prises dans le passé. Elle est principe créateur et squrce 
inépuisable de vie nouvelle. La vieille théologie se la figurait sous la 
forme grossière d'une « somme » déterminée de dogmes, de rites ou 
d'institutions transmis de Christ aux Apôtres et des Apôtres à leurs 
successeurs sous les auspices de l’infaillible Église. C'était une con- 
ception étroitement empirique et d'ordre statique. Elle ne pouvait 
satisfaire l’idée moderne d'évolution vivante », p. 138-139. « Schleier- 
macher sapait, à sa base même, l'édifice du vieux protestantisme. 
Combien était-il alors facile aux théologiens wurtembergeois de pro- 
longer son œuvre dans le sens catholique, d'assimiler la tradition à la 
conscience que l'Église, personne morale comparable au Moi humain, 
a de son identité fondamentale à travers ies siècles... La tradition 
cesse d’être un « agrégat » de traditions. Elle est principe de continuité 
organique. Elle est une puissance spirituelle, l'Esprit même dé l'Église 
qui, après s'être manifesté par Christ et les Apôtres, se maintient, 
comme l'Esprit d'une nation ou le génie d’un peuple, de génération en 
génération, interprétant l'Écriture avec souplesse en vertu de néces- 
sités immédiates », p. 139. « La vie spirituelle du chrétien catholique, 
œuvre du Saint-Esprit, s’extériorise nécessairement. La foi précède le 
dogme», p. 439. « Le dogme n’a de valeur que dans la mesure où il 
exprime (la) tradition vivante, l'Esprit chrétien. Il ne peut en épuiser 
la richesse. Mais sa fonction propre est d'en assurer la fixation et la 
transmission, de mettre en évidence ce que la doctrine chrétienne a 
de déterminé. fl se développe en mème temps, se précise et se cla- 
ritie », p. 140. 


6. Les deux exégèses. « Le catholicisme n'a rien à redouter d’une 
exégèse libre et approfondie. Les catholiques ne comprennent pas 
assez, en général, l'importance de la critique biblique. Or ce n’est point 
la ferveur de la religiosité, mais l'étroitesse d'esprit qui provoque cette 
aversion à l'égard de la science. Le Divin est tel qu'il se manifeste 
glorieusement dans les œuvres imparfaites des hommes, Il faut donc 
prendre la Bible avec ses contingences et ses erreurs », p. 30. « Le 
dogme est indépendant à l'ésard des textes sacrés... Autre chose est 
utiliser un passage biblique pour l'élaboration de tel ou tel dogme, 
autre chose en rechercher le sens littéral. L'interprétation de l’Église 
n'est pas liée à la lettre. Elle rattache les passages les uns aux autres 
et détermine le dogme en fonction de la tradition vivante, non en 
vertu de principes herméneutiques. Elle fait ainsi dire aux textes plus 
que n'en dit la lettre exacte », p. 31. « L'interprétation savante de 
l'Écriture est donc séparable [M. Vermeil a mis inséparable ; c'est sans 
doute une faute d'impression] de celle de l’Église... L'interprétation 


262 A. FONCK 


pratique de l’Église n'a pas à s'inquiéter des détails qui préoccupent 
l’exégète. Elle ne concerne que la « foi» et les « mœurs ». Elle n'est 
pas non plus obligée de se conformer aux règles de la critique histo- 
rique et grammaticale. Sa norme unique est l'Esprit vivant... Seul le 
dogme est infaillible, non les preuves scripturaires » p. 147. Môühler, 
voit dans « l'interprétation allégorique et mystique de l'Écriture par 
les Pères un des phénomènes les plus singuliers de l'histoire primi- 
tive. Elle n'est autre chose qu'un inconscient aveu... En l'Église 
primitive, on vénère l'Écriture sans lui attribuer un contenu absolu- 
ment divin .. L'interprétation allégorique et mystique a sauvé le dogme. 
Car la vérité évangélique reste vérité indépendamment de toute 
démonstration. Qu’importent les preuves, pourvu qu'elles nous con- 
duisent à la vérité! », p. 136-147. 


7. Foi et théologie. « La théologie a sa nécessité propre et ses droits 
à l'existence. Elle se constitue en vertu des lois fondamentales de la 
nature humaine. Elle s’élabore en fonction de la religion concrète 
qu'elle exprime et du degré de culture intellectuelle atteint par les 
esprits qui la construisent. Elle est, camme la philosophie, la traduc- 
tion en langage scientifique d'une expérience positive », p. 66. « Com- 
ment la révélation agit-elle sur la raison ? En principe et virtuellement 
la révélation est accessible à la raison. Mais celle-ci ne peut d’un coup 
la saisir tout entière. Il y aura ici éducation méthodique, assimilation 
progressive. Une bonne pédagogie ne donne pas à l'esprit, par un 
procédé mecanique, des notions toutes faites. Elle excite l'ingéniosité 
de l'élève, le pousse à réfléchir et à inventer. Il en est de même de la 
révélation. Dieu présente incessamment à la raison des « mystères » 
pour l’inciter à descendre en elle-même, à trouver le sens des paroles 
obscures que l’entendement ne déchiffre pas. Le mystère n'est ni 
absolument, ni toujours également inarcessible à la raison », p. 67-68. 
« Le théologien part de la foi transcendante pour la pensée subjective. 
en fait passer le contenu par tous les degrés de la connaissance. 
C'est la dialectique immanente à la foi. Mais la foi est déjà un savoir. 
En elle apparaît déjà la réflexion. Elle contient des notions rudimen- 
taires, sortes de pensées ébauchées, demeurées comme en suspens... 
Nous ne connaissons pas directement la foi des Apâtres en ce qu'elle 
eut d'immédiat. Elle nous est transmise uniquement par les « déter- 
minations réfléchies » qu'elle a prises aux premiers siècles, 1] en sera 
de même de la conscience de l'Église aux diverses époques de son 
histoire. Nous sommes toujours en présence de détermination réflé- 
chies qui sont comme Île dépôt et l'expression momentanée de la foi... 
La dialectique spéculative respecte ces formes contingentes que prend 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE 263 


une foi qui, en son essence, demeure identique à elle-même... [Mais] 
le catholique d'aujourd'hui ne peut se contenter des concepts aposto- 
liques. Il veut les remplacer par des notions plus universelles et plus 
compréhensives, Sa foi n'en est pas moins pareille à celle des Apôtres. 
La théologie spéculative purifie la dogmatique de ses éléments empi- 
riques et relatifs », p. 71. « Il est facile de voir, conclut M. Vermeil, 
qu'en cette théorie intellizente et souple voisinent et se concilient, 
pour un temps, le sentiment immédiat de Jacobi, la méthode d’inter- 
prétation appliquée par Schleiermacher à la dogmatique positive du 
protestantisme, la dialectique hégélienne et les données essentielles 
de la tradition catholique », p. 78. « Scot Érisène est (pour nos théo- 
logiens) le premier héros de la théologie germanique et son apparition 
subite dans l’histoire a quelque chose de miraculeux. En lui, pour la 
première fois. s'établit l'équilibre entre la puissance du sentiment 
religieux et l'universalité de l'esprit, la mystique et la spéculation, la 
foi et la dialectique », p. 130. La scolastique « a surtout, au moment 
de sa pleine floraison, équilibré la mystique et la spéculation. L'en- 
tendement ne s'oppose pas contradictoirement à l'intuition, la raison 
diseursive au sentiment... Il n'y a pas de scolastique sans expérience 
sentimentale, pas de mystique sans analyse rationnelle. L'intelligence 
profonde ne refroidit pas l'enthousiasme ; l'enthousiasme de bon &loi 
ne rend pas l'intellisence confuse, Les Scot Érisène, les Hugues de 
Saint-Victor et les saint Thomas en sont le vivant témoignage », 
p. 131-132. 


8. Le développement chrétien. « Le christianisme est un organisme 
vivant qui a son essence propre etla maintient au cours du processus 
historique. De toutes les confessions qui se disent chrétiennes, Ja 
seule authentique est celle qui conserve cette essence et continue Île 
christianisme originel (Urchristenthum). C'est le catholicisme, Sa tra- 
dition n'est pas un code fixé pour toujours, mais un ensemble com- 
plexe qui ne cesse de se développer », p. 3%. « Les éléments constitu- 
tifs du catholicisme se forment et se développent, comme ceux de 
toute réalité vivante, « par poussée interne ». Les institutions qui ne 
répondent plus à des besoins réels doivent disparaître et disparaissent 
fatalement », p. 157. Drey applique ces principes à la genèse de la 
confession, Mühler à la genèse de l’épiscopat et de la primatie romaine. 
« Drey avait déjà posé en 1815 le problème de l'évolution historique 
de la confession. 1] essayait d'en montrer la haute ancienneté. Il 
insistait sur son origine « naturelle ». Il en décrivait la genèse en 
fonction des besoins inhérents à la nature humaine et des circons- 
lances extérieures, [1 laissait prudemment dans l'ombre la question de 


264 | A. FONCK 


l'institution directe par Christ et du fondement scripturaire (cf. p.29). 
Il reprend sa thèse en 1832. Point n’est besoin de textes bibliques 
pour démontrer la nécessité de la confession. Que d'éléments, en la 
plupart des institutions chrétiennes, se sont constitués par vivante 
évolution, sans qu'il soit possible d’invoquer l'Écriture en leur faveur, 
sans que leurs fondateurs aient même songé à les établir sur elle. 
Les genèses historiques procèdent immédiatement de la vie et du mou- 
vement général des esprits. Le christianisme ne se fonde point sur 
l'Écriture », p. 358. — « Christ n'a point « décrété » l’Église, n'a 
point « ordonné » aux siens de s'unir sans leur en inspirer le besoin 
intime. L'idée d'institution implique celle de « mécanisme ». Or 
l'Église est un organisine vivant », p. 60. Voulant raconter la fondation 
de l'Église, « Môhler s'excuse d’invoquer tout d’abord l'Esprit-Saint et 
non Christ... Il commence par une réalité immédiate, d'ordre psycho- 
logique et historique : l'action uniticatrice de l'Esprit... L'Église se 
constitue par croissance organique, en vertu d’un « nisus » profond 
qui pousse les croyants à s'unir... La fondation de l'Église par Christ, 
réalité inaccessible à l'historien et à l’exégète, est ici ramenée à un 
. mobile d'ordre individuel et de portée universelle » p. 61. « Ainsi 
l'Esprit unit les croyants et crée l'Église universelle », p. 62. — Même 
explication de la genèse de l'épiscopat : « Comment ne pas voir que la 
tradition évangélique est insutlisante sur ce point et peut se prêter aux 
interprétations les plus divergentes ? Seule l'histoire nous éclaire et 
nous montre la genèse intime de cet organisme vivant qui est la 
hiérarchie, son rôle ultérieur et son absolue nécessité... Il est impos- 
sible de « démontrer » que Christ à « voulu » la hiérarchie. Resardez 
l'histoire et vous y verrez la hiérarchie à l'œuvre. Elle s'y fait, elle y 
vit sous vos yeux. Ne cherchez pas des décrets imaginaires, des lois 
et des textes, ou des preuves. La vie religieuse naît et évolue comme 
toute vie », p. 372. « Les croyants se sentent attirés les uns vers les 
autres. Cette nostalgie qui les pousse à s'unir ne sera satisfaite que 
du jour où elle s'exprimera en une « image » objective, en une « per- 
sonne » visible, l’évêque. Il est l'Amour personnifié, l'unité des croyants 
faite chair et devenue consciente, l'oryane qui la maintient... Il prie 
au nom de tous, détient la tradition apostolique, est le vivant Idéal de 
son Église... L'infaillible instinct qui pousse la communauté à se 
choisir un centre n'est pas d'ordre humain. La fonction épiscopale 
est, comme la communauté elle-même, l'œuvre du Saint-Esprit », 
p. 315. « Il est (donc) facile de voir de quelle nature est l’autorité sur 
laquelle repose la hiérarchie. Elle est identique à celle qui fonde la 
puissance et la durée de l'Église totale, à cet Esprit divin qui unit 
entre eux les membres du Corps de Christ », p. 373. « Mühler et les 


CHRONIQUE D'HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE 265 


théologiens de l’école, conclut M. Vermeil, évitent toute affirmation 
purement abstraite et dogmatique. Ils substituent l’immanence à la 
transcendance, la « causa proxima » à la « causa remota », la psycho- 
logie et la sociologie à la théologie pure. Ils veulent reconstruire la 
genèse immédiate et positive de la hiérarchie ecclésiastique. Ils assi- 
milent les exigences du devenir social à cette « volonté » de Christ 
dont parle l’ancienne théologie », p. 332. L'Encyclique Pascendi ver- 
rait sans doute là une application du principe de « permanence divine » 
qu'elle découvre dans la théologie moderniste associé au « principe 
d'immanence ». — La genèse de la primauté romaine s'explique de la 
même manière : « L’Évêque centre du diocèse, et le métropolitain, 
centre de la province, font naître en la raison l'Idée d’un troisième 
organe, centre de l'Église universelle. Il faut à l’unité du corps épis- 
copal, réalité d'ordre spirituel et nouménal, une Personnalité qui la 
représente concrètement dans le monde des phénomènes et en soit 
l'Image visible », p. 397. « Ne croyez pas que Christ ait voulu par 
« décret» proclamer la primatie de Picrre. Constatez simplement ce 
« fait » indiscutable que, parmi les Douze, Pierre a eu le primat. L'on 
croit affaiblir l'argument en expliquant ce rôle de l’Apôtre par une 
cause « naturelle », par sa forte individualité. Pourquoi ne pas l'ad- 
mettre ?.. Ainsi, dès l’époque la plus reculée, le primat se constitue, 
- non en vertu d’une législation êxtérieure, mais par poussée interne, 
par un processus simultanément « nécessaire » et « divin »., Nous 
dirons qu'utilisant les dons naturels de l'Apôtre, l'Esprit de Dieu place 
Pierre à la tête de la jeune Église », p. 398. « Après la dispersion des 
Apôtres, Pierre ne pouvait, à supposer qu’il en eût reçu la mission, 
exercer la fonction primatiale..… Si le primat est l'unité de l’Église 
universelle faite chair, il fallait, pour qu'il se manifestât aux yeux de 
tous, que cette unité fût devenue une réalité. Or l'unité ecclésiastique 
ne prendra conscience d'elle-même qu’au temps de saint Cyprien. Il 
est vain de vouloir trouver, avant cette période, des preuves historiques 
irréfutables de l'existence du primat. 11 n'existe qu’à titre de virtualité. 
Il apparaîtra quand son heure sera venue, quand le besoin s’en fera 
sentir... C'est l’unité positive du corps épiscopal qui fonde la primatie 
romaine en se choisissant un centre représentatif... De même que 
l'évèque est le plus saint de tous, de même le primat revient à l’Église 
la plus vaillante. Cherchons des raisons internes et profondes. Ce qui 
agit dans l’histoire, c'est |’ « Idée » du primat, principe plastique qui 
se crée un corps en raison même des circonstances », p. 401. « L'or- 
ganicisme romantique fournit ainsi à Môühler la solution intelligente 
et souple d’un problème épineux. L'Église est un organisme vivant. Le 
primat en fait partie intégrante et se développe, comme toutes les 


266 A. FONCK 


autres fonctions de la vie, en vertu d’une nécessité naturelle. II n’est 
donc pas une institution extérieure, ajoutée arbitrairement à l'Église. 
Il en procède directement; il est donné en elle et par elle, comme la 
cime de l'arbre est virtuellement contenue dans la semence primitive. 
Il est divin dans la mesure où l'Église est divine », p. 403. 

Il faut maintenant conclure et dire si oui-ou non ces idées, que nous 
ne pouvons pas soupconner M. Vermeil d'avoir formulées plus ou 
moins inconsciemment en termes d'apparence moderniste pour donner 
plus de vraisemblance à sa thèse, si oui ou non, dis-je, ces idées sont 
apparentées à celles dont l’encyclique Pascendi nous présente la syn- 
thèse. Nous ne pouvons hésiter à répondre : oui. Et pouvons-nous nous 
en étonner, si nous nous rappelons les influences qui se sont exercées 
sur la pensée des théologiens wurtemhergenis ? « Le pivot de (leur) 
synthèse, l'idée de révélation permanente et éducatrice, l’école de 
Tubingue la doit en partie à Lessing. C'est le seul théologien du 
xvirte siècle qui trouve grâce à ses yeux. Elle reconnait qu'après Leib- 
nizilest le premier à avoir vu le caractère évolutif et organique de la 
révélation. Elle lui reproche toutefois son rationalisme exagéré... 
Kant reprend et renouvelle l'interprétation de Lessins. L'école wur- 
tembergeoise à bien compris qu'elle pouvait utiliser, pour sa théologie 
synthétique, la notion kantienne de collaboration entre l'esprit et l’ex- 
périence, entre la raison et ce qui la dépasse. Mais elle reproche à 
Kant d'avoir méconnu la valeur absolue de la révélation historique et 
du christianisme positif », p. 102-103. Pouvons-nous nous en étonner 
enfin, si nous nous rappelons que la tentative de nos Tubinguiens 
s’effectuait parallèlement à celles de Schleiermacher, de Hégel et de 
Baur, les ancêtres authentiques du protestantisme libéral, père du 
modernisme”? La « critique des anciens partis théolosiques est com- 
mune aux théologiens de Tubineue et à Schleiermacher. Même défini- 
tion de l'erreur commise par les deux adversaires (supranaturalisme 
et rationalisme) : assimilation de la foi chrétienne à un ensemble de 
dogmes traditionnels, opposition irréductible entre cet ensemble inor- 
ganique et la pensée moderne... Même critique du supranaturalisme 
à qui l’on oppose une notion plus vivante de la foi considérée comme 
détermination de la conscience religieuse liée nécessairement aux 
autres fonctions et lois de l'esprit. Mème critique du rationalisme et 
de la relision naturelle, au nom de la relision concue comme expé- 
rience positive d'ordre individuel, historique et social. Même synthèse 
finale, L'unité organique de la conscience religieuse implique relation 
vivante entre l'esprit et l'expérience, le naturel et le surnaturel, la 
raison et le mystère », p. 103. | 


A. Foxcx. 


COMPTES RENDUS 


MEYER ABRAHAM, Légendes juives apocryphes sur la Vie de Moïse. La 
Chronique de Moïse. L'Ascension de Moïse. La Mort de Moïse. Paris, 
Geuthner, 1925. In.-8° de 114 p. 


L’Aggada, c’est-à-dire la légende juive de basse antiquité, s’est plu 
à amplifier l’auréole de gloire des principaux héros de la Bible. La 
personnalité de Moïse en particulier, libérateur et législateur d'Israël 
exercait à cet égard un attrait d'autant plus irrésistible que le texte 
sacré permettait des interprétations mythiques. Ces légendes, consa- 
crées d'abord dans les vieux snidraschim, recueils d’homilétique et 
d'exégèse rabbiniques, furent par la suite groupés autour de trois 
faits principaux de l'histoire du grand prophète: {1° « Il avait pris 
une femme éthiopienne » (Nombres XHI, 1); « Moïse monta vers 
Dieu » (Ex. XIX, 3); et « Il mourut sur l'ordre — littéralement, sur 
la bouche — du Seigneur » (Deut. XXXIV, 5). D'où les trois ouvrages: 
La Chronique de Moïse, l’ Ascension de Moïse, et la Mort de Moïse. 

La Chronique de Moïse nous conte l'histoire du libérateur des Hébreux 
depuis son enfance jusqu'à la sortie d'Egypte, son mariage avec 
Cippora l'Éthiopienne et sa prétendue royauté sur l'Ethiopie. Elle 
remonte entre le 1x° et le x1e siècle après J.-C. et aurait pour source 
le Sépher Hayyaschar, qui n'est lui-même qu'une adaptation aux récits 
du Pentateuque et de Josué d'après Josèphe. L'auteur a pris comme 
base d'étude de la Chronique l’ancienne édition de Gilbert Gaulmyn 
{Paris, 4628-9), mais pour rendre hommage au premier juif qui écrivit 
en francais, la traduction donnée est celle de Paul Canosse, sur- 
nommé Paradis, l’un des premiers titulaires de la chaire d’hébreu au 
Collège de France. 

L'Ascension de Moïse appartient au genre apocalyptique. Elle raconte 
la visite de Moïse aux sept cieux, à la Géhenne et aux jardins de 
l'Eden. L'ouvrage se rattache d’un côté au livre d'Hénoch et de l’autre 
au mythe grec de la descente aux Enfers de certains héros, il serait 
donc d’origine alexandrine et daterait des envirous de l'ère chré- 
tienne. Cette affirmation de l’auteur prêtera à discussion. La lecture 
attentive ne permet pas de remarquer aucun indice spécifiquement 
grec et plus d'un trait par contre rappelle, soit les descriptions d'Isaie, 
Ezéchiel et Daniel, soit mème quelque souvenir assyro-babylonien. 


268 COMPTES RENDUS 


Comparer par exemple avec Apocalypse de Saint Jean, ch. 1v et ch. xx1 
v. 11 et sq. Comme dans le Livre d'Hénoch, Hénoch.y est appelé Île 
Métatron, mais ce n'est encore qu'un ange, intermédiaire entre Dieu 
et l’homme, il n'est pas encore devenu l'être divin qui correspond au 
Logos de Philon et qu'on retrouvera plus tard dans la littérature 
rabbinique, 1. M. Rabbà, I; éd. Théodor, p. 34. 

L'apocryphe juif qui porte le titre de Mort de Moïse, est plus connu 
parmi les catholiques, puisque l’Epitre de saint Jude y fait allusion au 
v. 9; c'est d’ailleurs le plus important de ces midraschim. Il semble 
d'origine strictement palestinienne et date des tout premiers temps 
de l’ère chrétienne, au moins dans sa forme originale. Le P. Lagrange 
en placerait la composition après la déposition d'Archelaüs (6 ap. 
J.-C.) et avant l'an 30 ap. J.-C. (Revue Biblique 1905, p. #85). La 
version actuelle, dont M. Abraham nous donne la traduction, serait 
du vu: siècle. Moise averti de l’heure de sa mort, cherche à échapper 
au destin commun, mais rien ne peut empêcher Dieu d'observer la 
parole qu’il s’était donnée de ne pas permettre à son serviteur 
d'entrer dans la Terre Promise. Alors Moïse fait ses dernières re- 
commandations à Josué et au peuple. Cependant Satan voudrait 
emporter l'âme du prophète, mais Dieu descend du ciel et assisté de 
Michaël, c’est lui-même qui prendra l'âme de son serviteur dans un 
baiser. Puisque l'auteur reconnait dans l'Assumptio Mosis découverte 
par Ceriani à la Bibliothèque Ambrosienne le prototype du Midrasch 
Petirat Môschè, il eut été intéressant d'établir une comparaison entre 
la version primitive et l'ouvrage actuel et de montrer comment un 
écrit tout imprégné d’'eschatologie messianique transcendante, dont 
on a dit que l’auteur était un patriote et un fanatique (1) a pu devenir 
un véritable midrasch où tout respire l'atmosphère rabbinique, ouù 
tout se réclame de l’Aggada traditionnelle et où tout se rapporte à 
la louange de Moïse et de la Tora. Le public savant sera particulière- 
ment reconnaissant à M. Meyer Abraham d’avoir mis à sa disposition 
des textes qu’il était impossible de se procurer. On regrettera seule- 
ment que le texte hébreu n'ait pas été impriné en face de la version 
et que les fautes d'impression soient par trop nombreuses. 

A. VINCENT. 


Dr. E. Kacr, Biblische Archaeologie, Fribourg en B., Herder 1924, In-8° 
de x1-457 p. | 


Ce Manuel fait partie d'une nouvelle collection que la maison Her- 
der destine au grand public et dans laquelle est réuni l'essentiel des 


(1) Faye, Les Apocalypses juives, p. 68. 


COMPTES RENDUS . 209 


différentes branches théologiques. Le présent volume comble une vraie 
lacune dans la littérature catholique. En dehors du grand ouvrage de 
Kortleitner : Archaelogia biblica (1917) nous ne possédons rien de ré- 
cent et de précis dans le domaine si vaste des antiquités bibliques. 
Géographie et ethnographie de la Palestine, vie privée, vie publique et 
religieuse : sur ces diverses questions l’auteur expose en peu de mots 
tout ce qu’il est nécessaire de savoir. Ce petit livre rendra de grands 


services aux étudiants. 
L. DENNEFFELD. 


Saint Augustin, Confessions, 1. I-VIII, texte établi et traduit par Pierre de 
Labriolle. Paris, Société d'édition « Les Belles Lettres », 19295. In-8° 
de xxxvi-202 pages (doubles). 


Fondée au lendemain de la guerre, l’Association Guillaume Budé se 
propose, entre autres buts, de fournir des classiques grecs et latins de 
nouvelles éditions scientifiquement établies et accompagnées d'une 
traduction. Nous sommes très heureux de voir qu'elle n’entend pas ex- 
clure de son programme les auteurs chrétiens. C'est sous le patronage 
de cette association que M. de Labriolle faisait paraître il y a cinq ans 
sa belle Histoire de la Littérature latine chrétienne ; c'est sous les mêmes 
auspices qu'il publie aujourd'hui une édition des Confessions de saint 
Augustin, après que M. le Chanoine Bayard a fait paraître dans la 
même série la Correspondance de saint Cyprien. 

Le présent volume comprend les huit premiers livres des Confes- 
sions, texte latin et traduction française ; il débute par une introduc- 
tion où sont étudiées les diverses questions que soulève toute édition 
scientifique. Pour ce qui est de l'établissement du texte, M. de La- 
briolle, après une revue très rapide des anciennes éditions, s’arrèête 
à une critique très perspicace de celle que fit paraître P. Knôll, en 
1896, dans le Corpus scripltorum ecclesiasticorum lalinorum de Vienne. 
Trop confiant dans la valeur du Sessorianus 55, Knôll, en effet, avait 
voulu réagir délibérément contre le texte dè l'édition bénédictine, ce 
qui l’a amené à rejeter nombre de lecons excellentes. Comme le dit 
très bien M. de Labriolle, « les Bénédictins, guidés par un instinct 
presque toujours sûr, el par la connaissance parfaite qu'ils avaient de 
leur auteur, ont évité des fautes et des partis pris dont une science 
mieux armée, une expérience philologique plus riche n'ont nullement 
préservé le dernier éditeur des Confessions. » Cette remarque pour- 
rait se généraliser. — Obligé de fournir de l’œuvre d’Augustin une tra- 
duction continue, M. de Labriolle à dû entrer, lui aussi, avec son texte 
dans une intimité qui lui a permis de choisir entre les diverses le- 
çons avec beaucoup d'à-propos. Bien qu'il n'indique pas les principes 


270 COMPTES RENDUS 


qui l'ont guidé dans l'établissement de son texte, il alixne au bas des 
pages un apparat critique qui permettra au lecteur de saisir et au 
besoin de critiquer les raisons qui ont fait préférer telle lecon à telle 
autre. C’est après tout ce qu'il faut demander à un éditeur. — Saint 
Augustin est diflicile à. traduire; la traduction présente a le mérite d’es- 
sayer de rendre les nuances diverses de l'original. Il est souvent im- 
possible d’y parvenir sans recourir à la paraphrase. Les sommaires 
intercalés en tète des paragraphes permettent de retrouver facilement 
l'enchaînement des idées, quelques notes éclaircissent çà et là les pas- 
sages obscurs, ou donnent sur les personnages auxquels Augustin se 
réfère les renseignements les plus indispensables. 

L'introduction traite aussi d'une question qui a fait ces temps der- 
niers le sujet de diverses polémiques, à savoir la sincérité des Confes- 
sions, ou si l'on veut le sens exact de ce quel'on appelle la conversion 
de saint Augustin. On sait en bref l'opposition que certains critiques 
ont voulu mettre en ces derniers temps, entre les Confessions qui ra- 
content à leur facon la crise de 386, et les Dialogues philosophiques tenus 
et rédigés à Cassisiacum au lendemain même de la crise. La parfaite 
sérénité, le caractère tout philosophique dont témoignent ceux-ci 
peuvent-ilsse concilier avec les anuoisses relisieuses que rapportent 
celles-là ? Les Confessions n'ont été rédigées que vers 398 ; n'y aurait-il 
pas lieu d'admettre, qu'écrivant douze ans après les faits, Augustin ait 
donné à la crise qui l’a mené au christianisme une signification qu'elle 
n'eut point dans la réalité ? M. de Labriolle expose très impartialement 
les données du problème et finit par en donner la solution qu'il déclare 
lui-même raisonnable et plausible. Oui il y a eu en 386 une « conver- 
sion » au sens religieux du mot, et la «scène du jardin » n’est pas 
linconsciente dramatisation d'une simple crise philosophique. Cette 
crise menait d’un seul coup Augustin au christianisme intégral puis- 
qu'elle le menait à la reconnaissance de lautorité de l'Eglise; c'est 
d'après les affirmations mâmes d’Ausustin que nous devons juger de 
son évolution religieuse et intellectuelle, demeurant entendu que la cri- 
tique conserve tous ses droits quant au détail même de ces aflirmations. 

É. AMANN. 


Ferdinand Cnarannox, Histoire de la premicre croisade jusqu'à l'élection 
de Godefroi de Bouillon, Paris, Picard, 1924. In-8° de 380 p. 

. Historien des Comnènes et de la domination normande dans l'Italie 

du Sud, M. Chalandon avait à plusieurs reprises rencontré sur son 

chemin plusieurs des personnages qui jouèrent dans la première croi- 

sade un rôle prépondérant. L'idée lui est donc venue d'étudier de plus 

pres la grande expédition qui eut pour conséquence de faire de Jéru- 


COMPTES RENDUS 271 


salem la capitale d'un royaume latin et de transporter sur les côtes 
syriennes le régime féodal de l'Occident. La mort l’a malheureusement 
empêché de mettre la dernière main à ce travail, et c'est à la veuve de 
l'auteur que nous devons la publication de ce bel ouvrage. La première 
partie qui raconte la suite des événements de la croisade depuis le 
concile de Plaisance, mars 1095, jusqu'à l'élection de Godefroi de 
Bouillon, juillet 1099, avait recu sa rédaction à peu près définitive. La 
seconde partie qui décrit l'organisation des royaumes latins d'outre- 
mer était loin d'être achevée Mme Chalandon l'a publiée telle quelle, 
sans s'astreindre à y joindre les notes et les références dout la vérifi- 
cation l'aurait, dit-elle, entrainé beaucoup trop loin. On le regrettera. 
Cette partie aurait pu être la plus intéressante du volume, la plus 
utile aussi. On sait en effet l'importance qu'ont les documents relatifs 
au Royaume de Jérusalem pour l'étude du réxime féodal en général. 
Le renvoi aux sources, dont les principales seulement sont très briè- 
vement indiquées, semblait indispensable. 

Pour ce qui est jle la première partie, l'auteur s'est délibérément 
placé au point de vue exclusif de la politique, négligeant de parti pris, 
semble-t-11, l'aspect relisieux du grand événement qu'il entreprenait 
de raconter. L'utilisation des sources orientales lui a permis d’ailleurs 
de rectifier un certain nombre d'appréciations courantes, trop exclu- 
sivement divtées par les historiens occidentaux, En particulier la 
xrande familiarité de M. Chalandon avec les choses de Byzance, l'admi- 
ration fort légitime qu'il professe pour la dynastie des Comnènes et 
spécialement pour Alexis I l'ont amené à juser d'une facon plus 
favorable qu'on ne le fait d'ordinaire la conduite du Basileus à l’en- 
droit des croisés. Quant aux jugements séveres qu'il formule sur les 
agissements de certains chefs de la croisade, et surtout du prince des 
Normands d'Italie, Bohémond de Tarente, disons qu'ils recouvrent assez 
exactement ceux que M. Leib, partant d’un point de vue différent, avait 
énoncés dans son travail sur Rome, Kiev et Byzance, que nous avons 
récemment apprécié dans cette revue (1). L'ensemble du récit est bien 
mené, Depuis Michaud qui à bien vieilli, nul historien francais n'avait 
encore tenté de raconter d'une manière critique la suite des événe- 
ments de la croisade. Plusieurs monographies éclairaient sans doute 
des points particuliers, tel le rôle de Pierre l'Ermite dont la légende 
avait fini par faire le promoteur, le chef, l'âme de l'expédition et dont 
l'étude attentive des sources restitue les proportions réelles. La 
méme méthode appliquée à l'ensemble des faits à permis à notre 
auteur de reconstituer une esquisse de l'histoire de la croisade qui a 
des chances de ne s'écarter pas trop de la réalité. 


(4) T. V, p. 445-147. 


272 COMPTES RENDUS 


Les mérites très réels de l’ouvrage feront donc regretter que l'au- 
teur n'ait pas su toujours conserver quand il parle du rôle de l'Eglise, 
le ton d’impartialité qui conviendrait. Quand M. Chalandon découvre 
l'origine des Croisades dans le désir des papes de « rentrer en posses- 
sion, fût-ce par les armes, du domaine spirituel et temporel que Île 
schisme ({srec) avait soustrait à leur obédience » (p. 304), il nous 
paraît se mettre en contradiction non seulement avec les vraisem- 
blances historiques, mais encore avec ce qu'il a dit lui-même dans les 
premiers chapitres de son livre. On aimerait, quand il rapporte 
certains événements plus ou moins miraculeux, telles les visions qui 
réconfortèrent l'armée chrétienne durant le siège d'Antioche un ton 
qui sente moins le persifllage. On aimerait enfin un peu plus de sym- 
pathie à l'endroit d'un mouvement qui, s’il s’est mêlé chez plusieurs 
d'éléments plus ou moins troubles, avait sa source profonde dans une 
conception religieuse très pure et parfaitement désintéressée. C'est 
méconnaître les gens du xi° siècle, grave défaut chez un historien ! 
que d'oublier la place que tenaient dans la conscience de tous, des 
idées, des sentiments, des manières de voir et de juger, qui ne sont 
plus habituels à la plupart de nos contemporains. 

Ces critiques ne nous empêchent pas de souhaiter hon succès à un 
ouvrage de valeur, qui comble une très grave lacune de nos connais- 
sances historiques. La même méthode appliquée aux croisades sui- 
vantes donnerait à coup sûr des résultats appréciables et non moins 
intéressants. 

E. AMAxx. 


Louis Pasror, Histoire des papes depuis la fin du Moyen Age, traduite de 
l'allemand par Alfred Poizar, Tome XI°, Paris, Plon, 1925, in-8° de 
591 pages. Prix : 30 f. 


Voici que l'on reprend enfin la traduction de l'Histoire des papes de 
M. Pastor, interrompue depuis 1913. Les nombreux Francais qui s’in- 
téressent à l'histoire de l'Eglise s’en réjouiront grandement. Le tome 
onzième, que vient de nous donner M. À. Poizat, correspond, dans 
l'édition allemande, à la première moitié du cinquième volume, publié 
en 1909, et consacré au pontificat de Paul HI (sept chapitres, sur 
quinze). 

La plus #rande partie de cet ouvrage tend à faire connaître les efforts 
du Saint-Sitge pour rendre possible la réunion du concile œcuméni- 
que, réclamé depuis si longtemps par la chrétienté tout entière 
(chap. 1°", p. 34-111 ; chap. v, p. 299-417) et pour procurer enfin une 
sérieuse réforme de l'Eglise « dans sa tête et dans ses membres » 
(chap. 11, p. 114-182 ; chap. vi, p. 417-450). Le troisième chapitre met 


COMPTES RENDUS 213 


en lumière le rôle du pape dans la politique européenne, notamment 
son activité pour faire cesser la guerre entre Francois [* et Charles- 
Quint et décider les souverains chrétiens à une croisade contre les 
Turcs ; le quatrième précise l'attitude de Paul III à lézard de sa 
famille, des Etats pontificaux, des princes italiens, et contient quel- 
ques pages très colorées sur la vie de cour à Rome; le septième,enfin, 
a tout entier pour objet la fondation et les premiers progrès de la 
Compagnie de Jésus. 

Dans une excellente introduction, M. Pastor expose d'abord la situa- 
tion des partis à la mort de Clément VII et les chances des candi- 
dats les plus en vue ; il résume à grands traits la carrière antérieure du 
nouveau pontife et esquisse sa physionomie. L'élection du 12 octobre 
1534 ne surprit personne. Aucun des cardinaux trop ouvertement 
déclarés pour l’empereur ou pour le roi de France ne pouvait espérer 
de majorité. Alexandre Farnèse, au contraire, qui avait appliqué toute 
son habileté à se garder constamment neutre, ne faisait l’objet d’au- 
cune opposition de principe. Il appirtenait au Sacré-Collège depuis 
quarante ans et y occupait la place la plus en vue. Ses soixante-sept 
ans et sa frèle apparence laissaient espérer une succession assez pro- 
chaine. Son nom réunit l'unanimité des suffrages dès le premier jour 
du conclave et il n’y eut de scrutin que pour la forme. La jeunesse 
du nouveau pape s'était épanouie en pleine Renaissance et n'avait eu 
rien d'exemplaire ; il devait en grande partie sa fortune à la beauté 
de sa sœur Julie, distinguée par Alexandre VI; pendant vingt ans, lui- 
même vécut dans son palais cardinalice avec la mère de ses bâtards. 
Il s'en sépara en 1513, cependant ; et surtout depuis 1519, date où il 
devint prêtre (car bien que cardinal et même évèque de Parme il 
était jusque-là resté diacre) il « travailla de son mieux à sortir de fa 
basse sphère morale où il avait grandi, comme favori d'Alexandre VI 
et comme enfant d'un déplorable siècle ». Il mit au service de l'Eglise 
des qualités de premier ordre, jointes à une culture de véritable huma- 
niste et à une distinction, une noblesse, dont les diplomates de l'épo- 
que sont unanimes à vanter la séduction. Il ne faut donc pas s'étonner 
si lélection de Farnèse fut presque partout, à Rome et hors de 
Rome, « très joyeusement saluée ». 

L'activité de Paul Ill en faveur de la réforme et du moyen le plus 
capable de la procurer, le concile wcuménique, a fourni matière à 
bien des soupcons. On a nié que le pape fût sincère ; on a cru qu'il vi- 
sait surtout à rester maitre du mouvement; qu’au lieu de souhaiter la 
réforme, il la redoutait, persuadé qu’elle l’atteindrait en premier lieu; 
que son zèle simulé avait pour but de donner le change et de faire 
avorter l’entreprise. M. Pastor est convaincu du contraire, et après 


Revu Des Scunces neuic., t, VI, 1926. 18 


274 | COMPTES RENDUS 


avoir lu les pages qu'il consacre aux efforts de la diplomatie ponficale, 
de 1534 à 15%1, aux patients et fructueux travaux des commissions 
créées spécialement pour réprimer les abus de la curie romaine, un 
critique impartial pourra difficilement ne point se rallier à son avis. 

Oui, PaullIlT voulut sincèrement la réforme de l'Eglise, une réforme 
administrative, morale, financière, tout en se rendant fort bien com- 
pte qu'elle devait commencer à Rome même, sur les marches de son 
trône et dans ses propres services. Il appelle auprès de lui les hommes 
les plus qualifiés par leur savoir, leur zèle et la pureté de leur vie, un 
Contarini, sur lequel M. Pastor a d'admirables pages, un Réginald Pole, 
un Caraffa, un Sadolet ; il les revêt de la pourpre, les groupe en com- 
missions, leur donne pleins pouvoirs, les invite à ne ménager per- 
sonne, pas même le pape. Il favorise les ordres nouveaux que recom- 
mandent Jeur détachement et leur activité, Théatins, Barnabites, Capu- 
cins, Frères de la Miséricorde, Ursulines. Les réformateurs rencontrent 
des résistances si acharnées, ils se heurtent à des difficultés si graves 
qu'ils hésitent parfois, effrayés ; et c'est Paul III lui-même qui les 
soutient, les encourage, leur fait un cas de conscienced'aller de l'avant. 
À ce point de vue, bien des pages du livre de M. Pastor sont dramati- 
ques et d'un intérêt passionnant. Est-ce à dire que le pape ne prêtât 
à aucun reproche? Non, certes, et l'historien ne dissimule pas Île 
népotisme de son héros : Paul III ne résista pas à la tentation 
de créer cardinaux ses petits-fils âzés de quinze et seize ans, encore 
sur les bancs de l'Université. ‘Il éleva et maintint aux plus hautes 
charges son fils Pier Luigi, dont il n'ignorait pas les vices et la conduite 
scandaleuse ; le souci de sa famille tient une large place dansles négo- 
ciations diplomatiques du vieux pontife. Mais ces ombres, quoique 
épaisses, ne doivent pas nous empêcher d’apercevoir les grandeurs et 
les beautés de ce règne, qui sont réelles. 

M. Pastor s'étend longuement sur les efforts de Paul IT pour déci- 
der les princes et les protestants d'Allemagne à venir au prochain con- 
cile. Et avec raison : c'est en Allemagne qu'était le principal danger, 
c'est en Allemagne que le schisme avait pris naissance et se dévelop- 
pait surtout; si la diplomatie pontificale parvenait à gagner les Alle- 
mands, on pouvait espérer voir se refaire, à la grande assemblée de 
l'Eglise chrétienne, l'unité de croyance et de discipline. Aussi les dif- 
férents ambassadeurs envoyés par le pape dans ce pays sont-ils suivis 
pas à pas : surtout Vergerio en 1535, Peter Van der Vorst en 1537, le 
jeune Alexandre Farnèse en 1539, Cervini en 1%40, Contarini enfin, 
dont la présence à la diète de Ratisbonne, en 15#1, provoqua d'abord 

- de telles espérances, si amèrement décues. 
Pourtant la question du concile n'intéressait pas seulement l'Alle- 


COMPTES RENDUS 275 


magne ; elle passionnait toute la chrétienté. Il n'y a donc rien d'éton- 
nant si un lecteur francais cherche ave uue curiosité particulière, dans 
cette traduction faite à son usage, quelle était l'attitude de son pays. 
Sa curiosité sera punie. M. Pastor parle assez peu de la France, et ses 
jugements, le plus souvent sommaires, manquent de sympathie. C'est 
son droit, dira-t-on. Peut-être. Cependant, puisqu'il fait si souvent hon- 
neur à Paul II d'avoir su garder entre Francois Ier et Charles-Quint la 
plus stricte neutralité, que n’a-t-il donné à ses critiques le plaisir de 
louer en lui pareil mérite. Personne ne lui demandait même d'aller 
jusqu'à la neutralité ; on se fut contenté de l’impartialité. Nous cons- 
tatons avec regret que M. Pastor en manque. Affaire de ton, le plus 
souvent, de nuances, mais très apparentes. Quelquefois, il y a plus. 
Par exemple, après avoir suivi, au cours de soixante-dix pages, les 
promenades de Vergerio à Vienne et à travers l'Empire, avoir rougi 
des humiliations inflizées à Van der Vorst à la Ligue de Smalkalde, 
avoir acquis la conviction très nette que les protestants d'Allemagne ne 
veulent à aucun prix d’un concile tenu en Italie, sous la présidence du 
pape ou de ses légats, on se frotte les yeux en rencontrant cet e phrase 
toute simple, qui sert de concJusion : « Francois Ier eut incontestable- 
ment la plus grande part de responsabilité dans cette affaire » (p. 109). 
Et voilà. Nous avons noté vingt détails de cette qualité. Mais à quoi 
bon insister sur l'aspect irritant d’un beau livre ? | 

Louons plutôt M. Pastor de son intelligente sympathie pour s. Ignace 
et la naissante Compagnie de Jésus. Nous avons déjà dit qu'il leur con- 
sacre tout un long chapitre de son livre. Ajoutons que ce chapitre est 
excellent. La physionomie de l’illustre fondateur y apparaît beaucoup. 
plus nette que dans la plupart des biographies proprement dites, et les 
Ererrices y sont étudiés par un homme qui les connaît. Aucun panégy- 
rique n'aurait plus d'éloquence que ce chaud et vivant récit, qui nous 
fait assister à la conversion du blessé de Pampelune et à l'élaboration 
de sa tactique spirituelle, nous montre le rayonnement progressif 
de sa personnalité, nous associe au petit groupe d'étudiants parisiens 
cherchant leur voie dans son sillage, nous rend témoins du magnifi- 
que essor de la congrégation une fois formée et de l’activité brûlante, 
parfois indiscrète maistoujours sainte, déployée par les premiers Pères 
dans l'Europe entière, malgré bien des obstacles, et jusque dans les ar- 
chipels de l'Océanie. 

Les lecteurs francais accueilleront sans aucun doute ce onzième vo- 
lume avec la même faveur que les précédents, et il faut féliciter 
M. Poizat d’avoir mis de nouveaux chapitres de l'Histoire des papes à 
la portée de ceux qui ne pouvaient en utiliser le texte original. Per- 
sonne ne méconnaît la tâche ingrate d’un traducteur; aussi voudrait- 


276 COMPTES RENDUS 


on pouvoir ne lui donner que des éloues. Hélas! La critique a des de- 
voirs, et nous sommes bien obligé de mettre en évidence les imper- 
fections de cette édition francaise, qui sont nombreuses et graves. 

Ne parlons pas du texte lui-même: la lecture en est facile et le se- 
rait davantage encore si M. Poizat, qui multiplie les virgules, les dis- 
tribuait avec plus de discernement. On lui eùt été reconnaissant, aussi, 
de mieux relire ses épreuves : il se fût épargné ainsi, par exemple 
de faire condamner les Ariens par le « concile de Nice » (p. 372), d'ap- 
peler « Mollusques » les îles Moluques, théâtre de l'apastolat de saint 
François-Xavier (p. 546, 547), ou « grand pénitentiaire » le grand péni- 
tentier (p. 464). N'aurait-il pas dû, enfin, adopter une orthographe 
uniforme pour le nom d'un mème personnage ?” Pourquoi Paul Jove, 
Jovius et Giovio ? Pourquoi Charles-Quint et Charles V, Ercole Gonza- 
ga et Hercule Gonzague, Borgia et Borja ? Pourquoi Cochleus, Coch- 
laeus et Cochläus, etc ? Mais passons. 

C'est surtout en ce qui touche l'apparatus scientilique que cette 
traduction est médiocre. L'Histoire les papes de M. Pastor n'est pas 
un roman, c’est un instrument de travail ; on la consulte mainte fois 
aprèsl'avoirlue, parce qu'on y trouve quantité d'indications précieuses. 
Or il semble vraiment que M. Poizat se soit appliqué à rendre toute 
recherche impossible aux travailleurs, ou tout au moins à leur impo- 
ser le maximum d’ennui et de perte de temps. En effet M. Pastor jus- 
tifie à chaque instant ses assertions par le renvoi à un texte imprimé ou 
manuscrit. Mais comme ces notes sont nombreuses et qu’il veut gagner 
de la place, il les écrit souvent en abrégé, se contentant de mention- 
ner l'auteur et la page, ou, s'il s'agit d’un document inédit, le dépôt 
d'archives. Telles quelles, la plupart de ces références ne peuvent 
servir de rien si l'on n’en possède la clef. Aussi l’auteur commence- 
t-il par la donner, sous la forme d'une bibliographie en dix-neuf pages 
où le lecteur trouve aisément, près du nom des écrivains classés par 
ordre alphabétique, le titre exact des ouvrages, avec l'indication de 
l'édition employée. Mème précaution pour la cote des registres dans 
les différents fonds d'archives. Or, le traducteur supprime purement et 
simplement ce guide indispensable : de la sorte, les notes qui chargent 
le bas de ses pages deviennent un fatras inutilisable, M. Poizat serait- 
il convaincu que les références ne sont qu'un luxe et que personne 
ne s'y intéresse ? 

Autres suppressions, fort regrettables. M. Pastor fait précéder son 
tome V d’un sommaire trés détaillé : près de huit pages, et très denses, 
pour la partie correspondant au présent volume. I] suflit d'y jeter un 
coup d'il pour y trouver tout de suite, avec renvoi à la page, l'indi- 
cation du passage que l'on veut revoir. En outre, il varie les titres 


COMPTES RENDUS 271 


courants, qui indiquent d'un mot, avec le chapitre, le contenu des 
pages. En ouvrant le livre, n’importe où, le lecteur voit au premier 
regard où il en est. Autant d'attentions dont il est reconnaissant à 
l'auteur, et qui lui ménagent son temps. Que fait M. Poizat ? || sup- 
prime le sommaire, pour le remplacer par une table squelettique 
des matières qui n'indique rien du tout ; il supprime les titres cou- 
rants, et coiffe invariablement toutes ses pages, depuis la première 
jusqu'à la cinq cent cinquante-et-unième, de cet unique chapeau : 
Histoire des papes. Qu'est-ce que ces trois paroles nous apprennent ? 

Et quelle idée bizarre de traduire en francais le titre de livres 
étrangers qui n’ont jamais été mis dans notre langue ? C'est le pro- 
cédé courant de M. Poizat. Par exemple, M. Pastor s'est beaucoup 
servi de la collection publiée, à Gotha, par Friedensburg, de 1892 à 1908, 
sous ce titre : Nuntiaturberichte aus Deutchland. H la cite ainsi: Nun- 
tiaturberichte. Si un lecteur français, sur la foi de M. Poizat, va con- 
sulter les catalogues des bibliothèques pour y découvrir les Rapports 
de noncialure, nous lui souhaitons bonne chance. Mais ily a pis : 
M. Poizat n’est même pas constant dans son erreur: tantôt il traduit 
et tantôt il laisse les titres originaux, si bien qu'on a l'impression 
d'être en présence d'ouvrages différents. 

Enfin le texte mème des notes est d'une invraisemblable incorrec- 
tion. Des titres y sont écrits comme des noms d'auteurs, ou des noms 
d'auteurs comme des titres: on pourra prendre Aleander, par exem- 
ple, pour un collaborateur de M. l’ahbé Pacquier (p. #22, n. 7) et 
Merati pour l'ouvrage de Gavanti (p. #29, n.1). Le prévôt des Théa- 
tins de Naples se voit conférer les fonctions de « Praepositus des Théàâ- 
tres ». Les citations italiennes sont parfois de véritables rébus (par 
exemple : « S.Sta... non libra voluto... attender », pour non li ha voluto, 
p. 115, 0.5 ; « Il card. di Capoa sta in estremo di monte», pour di 
morte, p. 118, n. 6, in fine; « Molti furono dubiica secettera », pour fu- 
rono dubii se accettera, p. 123, n. 1, etc.). 

- Un dernier exemple persuadera sans doute aux historiens désireux 
d'utiliser, dans la mesure du possible, la documentation de ce vo- 
lume, que défiance de leur part sera prudence. Tout au commen- 
cement de son chapitre vi, M. Pastor donne, en note, l'indication des 
sources à consulter pour les origines de la Compagnie de Jésus. Ce sont 
des renseisnements, on le voit, particulièrement intéressants. Prenons 
la seule partie de cette note qui se trouve, dans la traduction, au bas 
de la page 450 : nous n'y relevons pas moins de huit incorrections, dont 
quelques-unes sont de conséquence. N'insistons pas sur Aniverpiæ 
pour Antverpiæ, ni sur oslerr, Geschichtsforschung pour üsterr. Mais si- 
gnalant les Monumenta historica Sorietatis Jesu, M. Pastor indique le 


278 COMPTES RENDUS 


nombre de volumes parus à la date où il écrit : trente. M. Poizat met 
soixante. Dans cette collection, ajoute M. Pastor, parait, sous le titre de 
Monumenta ignatiana, ser. I, une nouvelle édition critique des lettres 
du saint, qui contiendra des pièces en plus grand nombre qu’on n’en 
a donné jusqu'ici (eine neue, kritische Ausgabe, welche mehr als no- 
chmal s0 viel Briefe bieten wird : Monumenta ignatiana, ser. 1). La tra” 
duction dit juste le contraire : «... une nouvelle édition critique qui 
contiendra encore plus de lettres que Monumenta ignatiana, ser. 1. ». 
M. Pastor cite, à l'appui de la valeur d'un document contenu dans les 
Monum. ignat., ser. 1V, (.I, une étude en allemand de J. Susta, publiée 
dans une collection autrichienne : Iynatius von Loyolas Selbstbiographie; 
ce texte allemand devient, sous la plume de M. Poizat, un texte fran- 
çais : Autobiographie d'Ignace de Loyola. La troisième source indiquée, 
d'origine portugaise, est le Memoriale ou Diarium du P. Goncalvez (das 
portugiesische Memoriale oder Diarium des P. Goncalvez). M. Poizat 
écrit: «a Mémoriale portugais ou Diarium du P. (ronçalve ». Cela ressem- 
ble à un titre en vieux francais où il y aurait une faute d'orthographe : 
d'autant plus qu’il restitue au nom de l'auteur, immédiatement après, 
sa forme de Gonçalvez. Enfin, un document daté de 1555 est reporté 
à 1545. C'est une véritable anthologie de ce qu’un traducteur devrait 
éviter. 

Qu'on nous pardonne ce fastidieux mais nécessaire échenillage. 
M. Poizat nous a déjà donné quatre volumes de l'Histoire des Papes; il 
est probable qu'il en publiera d’autres prochainement. De grâce, qu'il 
fasse, dans sa sollicitude, une petite place aux travailleurs français peu 
familiarisés avec la langue allemande et pourtant soucieux de profiter 
le plus possible de lu si riche information de M. Pastor. 


Victor ManTin. 


F. Mouragr et J. CaRREYRE, Précis de l'histoire de l’Église, Paris, Bloud 
. et Gay, 192%, 3 vol. in-8, 50 francs. 

On connait l’économie de la grande Histoire de l'Église de M. Mourret. 
Le présent manuel n'en est pas un simple abrégé. Les divisions sont 
restées à peu près les mêmes, mais certains chapitres sont neufs 
et la bibliographie bien choisie et mise à jour. | 

Cet ouvrage peut donc rendre des services, surtout par le nombre 
considérable de faits qu'il met à la disposition des lecteurs ; il pourra 
en bien des cas dispenser le professeur de s’appesantir sur le détail, 
et lui ménagera ainsi un temps précieux. Les faits sont d’ailleurs, en 
wénéral, bien choisis et clairement présentés, A divers endroits les 
auteurs, il faut les en féliciter, savent aflirmer catégoriquement des 
vérités historiques que certains manuels vieillots avaient l’art d'es- 


COMPTES RENDUS ” 279 


tomper. Signalons dans le t. Ie" l’appréciation très sympathique qui est 
donnée d’Origène ; l'affirmation précise que le concile de Nicée a été 
convoqué par Constantin seul, et présidé par Osius; l’aveu non dissi- 
mulé que le pape Honorius a péché par ignorance théologique; la 
réfutation rapide mais claire des échappatoires imaginées par Baronius 
pour innocenter la mémoire du malheureux pontife. 

Mais, tel qu’il est, le livre ne saurait suppléer en aucune façon l’en- 
seignement d'un maitre. Avec une prudence que l'on trouvera sans 
doute exagérée, les auteurs s’abstiennent, en effet, de formuler des 
jugements ou, du moins, s'ils en expriment, ils le font avec une dis- 
crétion que l’on peut trouver parfois excessive. Pourtant, les jeunes 
gens auxquels ils s'adressent aiment à comprendre la suite des événe- 
ments, à savoir comment ils s’enchainent, comment ils réagissent les 
uns sur les autres. Au lieu de leur fournir un guide, MM. M. et C. se 
contentent d'énumérer les faits à la manière des chroniqueurs de 
jadis. On regrettera que leur livre ne possède pas le pouvoir évocateur 
d'idées qui caractérisait le manuel Funk. 

Si les étudiants lisaient tout seuls, en effet, les pages relatives à 
l'histoire de l'Église primitive, pourraient-ils supposer que la com- 
munauté de Jérusalem youvernée par saint Jacques ressemblait étran- 
gement, au moins pour l'extérieur, à une synagogue juive? Se ren- 
draient-ils compte de la révolution opérée dans les procédés d'apos- 
tolat par l'intervention de saint Paul, et de l'allure conquérante que 
prend le christianisme à partir de son installation à Antioche? 

À vrai dire, les auteurs ont essayé dans certains titres et sous-titres 
de fixer en quelques mots les idées directrices de telle partie, de tel 
chapitre, de tel paragraphe. Mais un titre n'est rien s'il n’est commenté, 
ne füt-ce que par deux mots d'introduction. Quelle peine ne faudra- 
t-il pas prendre pour donner aux élèves une idée claire de la réaction 
antinicéenne ou des controverses christologiques, si l'on ne commence 
par fixeren un bref exposé, au début du chapitre, les lignes maitresses, 
souvent si apparentes, du développement historique. Læ méthode 
annalistique (qu’on nous pardonne le mot) adopté par le manuel en 
arrive ainsi à masquer l'importance d'événements capitaux. L’affaire 
des Trois-Chapitres par exemple, si caractéristique du renouveau 
monophysite au vie siècle et du recul des idées chalcédoniennes, appa- 
rait dans le manuel comme un simple épisode du pontificat de Vigile. 
Et croirait-on que nulle part on ne trouve l'indication des changements 
politiques qui, au cours des ve et vie siècles ont fait passer l’Italie de 
main en main ? ces transformations de l'Italie austrogothique en Italie 
byzantine, puis en Îtalie lombarde, qui ont eu une si grande impor-- 
tance dans la vie de l'Église romaine, ne sont nulle part indiquées. 

Reportons-nous encore aux pages consacrées au Grand Schisme 


280 | COMPTES RENDUS 


d'Occident. Le lecteur non informé conclura qu’ « Urbain VI était un 
pape légitime, ou du moins légitimé » et que Clément VII était « Île 
chef du parti schismatique », parce qu'il ne soupconnera en aucune 
manière, à consulter le Précis (t. Il, p. 132-133), la complexité du 
problème que pose la crise du Grand Schisme. En réalité, la question 
de la validité de l'élection d'Urbain VI demeure tellement obscure que 
l'Église a eu soin de ne la point trancher. La publication successive du 
Repertorium (iermanicum (1) par E. Gôller et des suppliques de Clé- 
ment VII par l’Institut historique belge de Rome l'a compliquée bien 
autrement. On constate, par exemple, que 2513 pétitionnaires solli- 
citent des bénéfices en Belgique près de Clément VII. L'évèque de 
Liège, Arnoul de Hornes, entretient en même temps des rapports avec 
le pape de Rome et celui d'Avignon. S'il se détache finalement de ce 
dernier, ce n'est point par conviction, mais par opportunisme. Aussi, 
après avoir longtemps étudié l'histoire du Schisme d'Occident, M. Han- 
quet écrit : « Le vrai pape, c'est pour nous Clément VIT (2) ». Sans 
adopter un jugement aussi péremptoire, rappelons la sage conclusion 
de N. Valois : « La solution du grand problème posé au xiv° siècle 
échappe au jugement de l'histoire » (3). En effet, comment oser trancher 
un débat que les contemporains se sont avoués incapables de résoudre 
sinon par l’abdication volontaire de Grégoire XII (4) ou peu sincère de 
Jean XXIITI et la déposition de Benoit XIII. 

Ailleurs (t. 11, p. 384) au sujet de la fameuse déclaration de 1682, le 
Précis laisse croire que Louis XIV y renonca totalement en 1693. 
Sans doute, la dépêche à laquelle on renvoie ‘est très explicite; mais 
les faits sont fort différents. P. 41#, les quelques lisnes relatives à la 
suppression des Jésuites laisseraient croire que Clément XIV, avant 
son élection, ne contracta pas l'engagement de l'accomplir; ce qui 
n'est pas rigoureusement exact. 

Les imperfections signalées dans le Précis — quel manuel n’en est 
pas exempt? — n'empêchent pas son utilité. Le tome IT rendra en 
particulier des services sisnalés aux professeurs, car nous ne possé- 
dions pas encore, sous une forme abrégée, une histoire aussi com- 
plète de l'Église aux xix° et xxt siècles. 


E. Asa et (5, MoLLAT. ; 


(A) T. 1, Clemens von Avignon, Berlin, 1916. 

(2) Documents relatifs au tirand Schisme, Paris, 1924, p. v. 

(3) La France et le Grand Schisme d'Occident, Paris, 1896, t. 1, p. 82. 

(4 MM. M. et C. parlent de la « noble géntrosité » dont le pontife aurait 
donné la preuve en cette circonstance. Helas! il n'en fut rien. L'attitude 
adoptée par Grégoire manqua de noblesse. Il ne se résigna à abdiquer que 
sous la pression des événements et celle des princes. 


COMPTES RENDUS 281 


A. RosauBerT, La Veuve en droit canonique jusqu'au xiv® siècle. In-8°, 
xvV11-249 p., Paris, Dalloz, 1923. | 


Le sujet traité par M. Rosambert présente de l'intérêt pour l’histoire 
de la conception canonique du mariage et des secondes noces, de la 
protection des miserabiles personae et, dans une certaine mesure, de 
la hiérarchie primitive. Qu'il l'ait étudié avec beaucoup d'application, 
on ne saurait le contester. Mais son effort n'a point donné tous les 
fruits que l'on pouvait attendre : M. Rosambert connaît imparfaitement 
les sources et les principes du droit canonique, et les méthodes qui 
s'imposent à ceux qui en écrivent l'histoire. ° 

Ce défaut d’expérience et de critique se révèle avant même 
l'introduction, dans la Bibliographie tripartite. La première section, 
consacrée aux sources inédites est fort mystérieuse, puisqu'on n'y 
lit — pour des raisons qui se laissent aisément deviner (1) — que la 
cote des manuscrits ou des cartons d'archives, sans la moindre 
indication sur leur contenu ; la deuxième (sources imprimées) 
composée avec quelque arbitraire, renvoie, pour d'importants recueils 
de textés, aux seules éditions anciennes, parfois périmées (2), et les 
collections canoniques, les commentaires de l'époque classique n’y 
tiennent presque point de place (3), dans la troisième (ouvrages), bien 
des livres importants ne sont pas mentionnés (+), plusieurs références 
gont inexactes ou incomplètes. | 

L'ouvrage comprend une Introduction et cinq chapitres. 

Introduction : Situation de la veuve dans les principales législalions 
non chrétiennes — Ch. 1 : L'assistance à la veuve dans l'Église primi- 


(1} I s'agit de sources manuscrites utilisées par les auteurs des ouvrages 
qu'a consultés M. Rosambert, notamiment par M. Olivier Martin. 

(2) Ainsi, la seule édition des conciles citée à cet endroit est celle de Labbe 
et Cossart. Pour le Corpus juris civilis. on se contente de Galisset. Parfois, 
dans ses notes, l'auteur renvoie à des tradurtions, Grégoire de Tours (trad. 
Bordier), saint Thomas d'Aquin (trad. Lachat). Les textes des Pères ne sont 
pas toujours ern:pruntés aux meilleures éditions. 

(3) Il eût été intéressant d'étudier la transmission des textesrelatifs à la 
veuve, la place qui leur est faite dans les grandes collections systématiques 
- antérieures à Gratien : aucune d’entre elles n'est citée. Quant aux décrétistes 
et décrétalistes, leur nombre est à peu près égal, en ce répertoire où ils 
devraient presque tous figurer, à celui des géographes et historiens grecs. 

(4) Beaucoup d'ouvrages allemands ou italiens, voire francais, que M. Ro- 
sambert n'a point consultés, lui auraient fourni d’utiles indications. Nous 
aurons l'occasion d’en citer plusieurs qui eussent avantageusement remplacé 
dans sa liste l'Influence du Christianisme, de l'abbè Grégoire (Paris 1829) ou 
l'Histoire d'Olympias, du R. P. Meurisse (Metz, 1640). 


282 COMPTES RENDUS 


tive. — Ch. 1: La profession deviduité. — Ch. n1 : Le remariage des 
veuves — Ch. 1v : Protection de la veuve comme miserabilis persona. — 
Ch. v : Juridiction de l'Église sur la veuve. 

Peut-être M. Rosambertn'a-t-il pas assez nettement fixé le terme (1), 
ni distingué les deux objets de son enquête préalable : confrontation des 
législations anciennes, état des deux droits qui régissaient la société 
où naquit et se développa le christianisme. Le préambule (2) contient 
des affirmations trop générales et que bien des pages de l’Introduction 
démentent — sur la gloire et l’opprobre du veuvage antique. Certains 
détails sur le droit juif (3}et le droit romain (4) ne seront pas admis 
sans réserve. 

Au cours de sa patiente enquête, M. Rosambert n'a laissé dans l’om- 
bre aucun des problèmes relatifs à la condition juridique de la veuve. 
Mais son ouvrage n’a point d'unité, de plan général. Il pourrait être 
intitulé : Cinq essais sur l’histoire de la veure. Encore ces Essais, consa- 
crés à des sujets distincts (en apparence), ont-ils des limites chrono- 
louiques variables. Et même quand il prolonge sa recherche jusqu'au 
xive siècle, l’auteur ne fait guère de place au droit classique : il n’a 
étudié ni les gloses ni la jurisprudence, dont il pouvait et devait tirer 


(4) Faut-il considérer comme « non-chrétiennes » des constitutions du 1ve 
siècle qui ont été rédigées sur les conseils des évêques ? (p. 26). 

(2) p. 5 {c'est la première page du livre). 

(3) L'auteur a fort mal interprété un certain nombre de dispositions du 
droit juif quilui ont paru défavorables aux secondes noces (p. 15). D'ailleurs, 
il considère ces dispositions comme exceptionnelles et conclut (p. 14) : « On 
peut sans exagération ranger le peuple juifau nombre de ceux qui ont ouver- 
tement favorisé le remariage des veuves et considéré en général la viduité, 
de même que la stérilité comme un opprobre». Il nous semble qu'en réalité 
le droit juif n'a montré au sens propre ni faveur ni défaveur pour le rema- 
riage des veuves : il l'a rendu obligatoire dans certains cas (lévirat), il l'a 
permis en général avec une réglementation particulière mais non point 
hostile, et loin d'humilier la veuve, il la protège. 

(4) Par exemple, M. Rosambert observe justement que le femnpus luctus 
en droit romain, « à l'origine... est inspiré par l'idée religieuse de deuil du 
mari»; mais le fr. 8 D. III, 2 sur lequel il fonde son opinion — texte un 
peu tardif {Ille sitcle)}et du mme auteur (Ulpien) qui est cité comme témoin 
d'une modification postérieure de la doctrine — ne lui fournit pas un appul; 
d'autre part, dire que « l'ancien devoir de piété envers le défunt » a « com- 
plètement perdu de sa force », c'est ne point tenir compte du fr. 6 D. XXIII, 
2, où le deuil est prescrit, bien que le mariage n'ait point été consommé et 
que l'on ne craigne donc pas la confusion de part. En réalité, la crainte dela 
confusio seminis s'est ajoutée dans le droit prétorien à la raison ou plutôt à 
la tradition religieuse et morale. , 


COMPTES RENDUS 283 


la meilleure partie ou, pour le moins, le couronnement de son 
étude. | 

Ces disproportions et désordres auraient pu être évités. Il nous 
semble en effet facile de discerner les deux préoccupations essentielles 
de l'Eglise: assurer la protection, procurer la sanctification de la 
veuve. 


I. Les éléments dispersés dans les chapitres 1, 1v et v auraient pu 
être groupés sous le titre qui a été donné au seul chapitre 1v (4): La 
protection de la veuve comme miserabilis persona (2). 

La protection matérielle de la veuve est régularisée dans la primitive 
Eglise par son. inscription à la matricule en vue de lui fournir des 
aliments (3). M. Rosambert a raison de supposer que c’est aussi sur 
l'intervention des évêques que les empereurs chrétiens ont accordé 
aux diverses catégories de veuves des immunités fiscales. A l'époque 
barbare, l'Eglise exige du mari la constitution d'un deuaire qui éven- 
tuellement assurera la subsistance de la veuve. Enfin, le droit 
ecclésiastique, par une exception favorable, permet aux clercs de 
défendre les intérèts temporels des veuves. 

La protection morale se manifeste surtout par la répression du 
rapt et de toutes les violences (+), elle est l’un des buts assignés aux 
institutions de paix créées par les conciles du xe<et du xi° siècle et à’ 
la chevalerie christianisée. 

Eutin, la protection judiciaire est garantie par le contrôle de l'évêque 
sur les causes des veuves, pendant la période franque et à l’époque 
classique, par la compétence du juge ecclésiastique en cas de déni de 
justice ou de spoliation oude contestation sur le douaire — compétence 


(4) Ce chapitre est divisé en périodes. L'auteur aflirme trop résolument 
qu’ « un des caractères spécifiques de la royauté mérovingienne est son 
extrémne laïcité » et que l'époque carolingienne est « une époque essentiel- 
lement cléricale, c'est-à-dire de gouvernement du clergé » (p.171). — Bien 
que la protection judiciaire de la veuve soit le sujet du chapitre v, il en 
est souvent question dans ce chapitre 1v. | 

(2) Dans le tableau qui va étre proposé, nous serons en les regroupant, 
tous les paragraphes des ch, 4, 1v et v de M. Rosambert, dont nous 
résumons les données. | 

(3) Pourquoi l’auteur a-t-il abrévé l'histoire de la sollicitude matérielle de 
l'Eglise enversles veuves? Îl ne s'occupe que de la période des origines, la plus 
intéressante, il est vrai — Le c. x1v du concile de Laodicée auquel il renvoie 
ne concerne pas la matricule. 

(4) [ci encore, quelques généralisations hätives : ainsi, n'est-il pas exagéré 
de dire que dans les temps antiques « la femme est rare » et « l'on n'en peut 
trouver que par violence ou par ruse » ? {p. 156). 


284 COMPTES RENDUS 


.qui sera peu à peu ruinée, à partir du x siècle et disparaîtra dans 
la seconde moitié du xiv° siècle. | 

L'idée de protection, outre qu’elle eût fourni un critère pour 
reconnaître et classer des éléments très disparates empruntés à toute 
l'histoire de la condition de la femme, et souvent incité à comparer 
la veuve aux autres miserabiles personae, aurait rendu intelligibles les 
modes et les limites de la triple assistance qui lui est ménagée (1). 
Par exemple, l'intervention de l'Eglise dans les affaires judiciaires des 
veuves ne s'explique et ne se justifie, nous semble-t-il, que par cette 
idée : elle n'existe que dans la mesure où la veuve a besoin de secours, 
et ne constitue point un privilège général comparable à celui des 
clercs. 


IT. C'est avec le dessein de sanctitier la veuve que l'Eglise met 
obstacle aux secondes noces, crée la profession de viduité, ouvre à la 
veuve l'ordre des diaconesses. 

La doctrine des Pères sur les secondes noces est appréciée par 
M. Rosambert en termes généralement très exacts. Mais son exorde 
est, encore ici, contestahle. Pourquoi parle-t-il de l'hostilité des Pères 
pour le mariage? de leur mépris pour la femme ? Par d'excellentes 
citations, il montre bien que si plusieurs Pères, tout en aflirmant 
contre les hérétiques la licéité des secondes noces, leur sont peu favo- 
rables, c'est non seulement à cause de la supériorité de la continence, 
mais parce que, dans le remariage, ils dénoncent, par une interpré- 
tation stricte du principe monogamique, inconstance, légèreté, une 
manière de parjure, et qu'ils craignent pour les enfants du premier 
lit les rigueurs du nouvel époux. Faut-il, par contre, interpréter l’ex- 
clusion par le droit canonique des délais de viduité comme un encou- 
ragement aux secondes noces ? Nous ne le pensons pas. En réalité, 
le tempus luctus n'a d'intérêt que pour le droit civil, et c’est pourquoi 
l'Eglise n'en tient pas compte. 

Que le droit classique, et déjà le droit du 1x: sitcle, cependant, se 
soit quelque peu départi de l'attitude hostile à l'éxard des secondes 
noces, les textes semblent le bien montrer. M. Rosambert en allègue 
plusieurs, et il eñt été facile de prolonger la série (2). Peut-être 
développe-t-il trop longuement des preuves, dont plusieurs sont 
inacceptables, de la « défaveur » de l'Eglise pour les secondes noces el 
n'a-t-il point observé le relâchement de cette défaveur. 


(1, Le développement de cette idée que l'Eglise a pour fonction de protéger 
les faibles et les opprimés, notamment les veuves, n'a jamais été étudié avec 
toute la précision désirable. | 

(2) I y a, par exemple, une lettre assez expressive d'Innocent IV à 
Otton, cardinal de Tusculum. 


COMPTES RENDUS 285 


On ne peut vraiment considérer comme signes de défaveur pour Île 
remariage les empêchements fondés sur l'alliance, sur l’adultère. Et 
quant aux peines frappant les binubes, M. Rosambert note lui-même 
qu'elles ont disparu avant Gratien et que le refus de bénédiction nup- 
tiale ne peut, au xu° siècle, être regardé comme une peine. Il eût 
convenu de mieux signaler et d'expliquer cette disposition indulgente 
envers le second et même le troisième ou le quatrième mariage (1), 
qui nous semble s'ètre développée dans l’Église au cours du Moyen Age. 

En somme, au xu° siècle, la théorie de la « bigamie » ne vise plus 
que les clercs (irrésularité) er les veuves de prètres (2). 

La veuve qui renonce définitivement au mariage peut être admise 
dans les rangs des diaconesses ou se consacrer à Dieu sans ordination 
(sanclimonialis). 

M. Rosambert emprunte aux Dictionnaires des Sciences religieuses 
et non pas aux ouvrages récents (3) beaucoup de détails sur l’histoire 
et les fonctions des diaconesses. On eût aimé qu'il examinät avec plus 
de dilisence les problèmes qui se relient directement au sujet étudié 
dans son livre et auxquels il ne manque point — nous avons déjà loué 
sa curiosité scientifique — de s'arrèter quelques instants : le diaconat 
est-il réservé aux veuves ? Le mot ridua est-il très souvent, comme on 
le dit, employe pour diarunissa? Quels sont les rapports entre les 
diaconesses et les diverses autres catégories de veuves ? Les réponses 
qu'il donne à ces questions ne sont pas ésalement satisfaisantes. Ainsi, 
on accorderait bien diflicilement que « la diaconesse est généralement 
une veuve de soixante ans, qui n'a élé mariée qu'une fois et qui a eu 


(1) Del Vecchio, dans un ouvrage que n'a point connu M. Rosambert 
(Le seconde no::e...., p. 225) croit à une réaction contre les sectes hérétiques 
hostiles au remariage. Cela est possible. Nous pensons surtout que l'ascé- 
tisme du xu° siècle nest plus aussi rigoureux que celui des premiers chré- 
tiens et que l'expérience à montré l'opportunité, dans bien des cas, des 
secondes noces. Del Vecchio nous parait, d'ailleurs, trop insister sur Île 
changement de la théorie canonique. | 

(2) Il eût été bon de noter que la théorie classique de la bigamie interpré- 
lative ne s'applique poitt au clerc qui épouse une veuve dont le preunier 
mariage n'a point été consommé. On peut consulter sur ce point et aussi sur 
la question du privilège judiciaire un important ouvrage que M. Rosambert 
n'a point utilisé ni cité : R. GÉNEsTAL, Le privilegium fori en France..., t. }, 
1921. ; 

(3) Sur la question des diaconesses, du rang et des incapacités de la femme 
dans l'Église primitive, il a paru depuis 20 ans plusieurs livres et articles 
intéressants dont une liste partielle mais beaucoup plus complète que la 
bibliographie de M. Rosambert se trouve dans SAcmüLuer, Lehrbuch des 
Kathol. KRs, Fribourg en Brisgau, 1914, p. 207, note 3. 


286 COMPTES RENDUS 


des enfants ». Le texte de Tertullien que cette formule est censée 
traduire a été, croyons-nous, mal entendu ; en tout cas, la traduction 
proposée ne saurait exprimer tout l'ancien droit. 

La veuve peut se consacrer à Dieu, faire vœu de ne point se remarier, 
sans quitter le monde (vidua sanctimonialis). Elle recoit alors une 
bénédiction spéciale et revêt un habit. Ces religieuses dispersées dans 
le siècle ne firent pas toujours honneur à l'Église. On s'explique la 
réaction inaugurée par le concile de Paris de 829 qui donne aux 
nobiles feminae dont le mari vient à mourir un délai de trente jours 
pour opter entre le remariage et la vie monastique. Le c. 26 du 
deuxième concile de Latran généralisera cette règle. La sanctimonialis 
parjure est punie avec une sévérité qui a varié selon les temps. Et le 
droit classique voit un empèchement dirimant dans le vœu solennel 
(on finit par entendre sous ce nom la seule profession religieuse). 

On le voit, bien des problèmes intéressants ont été abordés — avec 
une ferveur constante — par M. Rosambert. Mais si l’ordre dans lequel 
il les a disposés manque parfois d'harmonie, combien plus reprochable 
encore est le choix qu'il a fait des matériaux destinés à sa construction 
et le traitement qu’il leur a infligé : son ouvrage est fondé sur une 
documentation souvent insuflisante et sur des textes canoniques ac- 
cueillis parfois sans contrôle, avec l'honnèête et périlleuse confiance 
des glossateurs du xt siècle. 

L'édition critique de ces textes, M. Rosambert la demande à Gratien 
et il n'a corrigé les inscriptions du Dérret que pour ÿ ajouter un peu 
de fantaisie. Avec Gratien,ilattribue un canon de Tribur « au premier 
concile de Latran réuni par le pape Martin en 6#9 ». 

JL voit une différence de doctrine entre le €. 21 du concile de Worms 
de 868 et ce imème texte, partiellement inséré au Décret sous le nom 
de Nicolas Ier, 

Les Statuta Ecclesiae antiqua sont cités comme IV: Concile de Car- 
thage, bien qu'une note, d'ailleurs étrange, indique leur vrai nom. 
Les Fausses Décrétales, pour la première fois depuis bien des siècles, 
sont acceptées comme authentiques et l'on invoque le sentiment du 
pape Melchiade (1). On pourrait encore relever de nombreuses erreurs 
dans l’utilisation des sources. | 

Les noms propres subissent d’étranges mutilations (2). La chronologie 


(4) Aprés avoir cité « le décret du pape Sotère en 173 », M. Rosambert 
ajoute : « dom Leclercq fait toutes réserves sur l'authenticité de cette décré- 
tale ». C'est en réalité un faux, pour lequel a été utilisé le Liber pontificalrs. 
Quant au texte attribué à Melchiade, il est du concile de Paris de 829 (c. 28). 

(2) P. 30: Athanase le Bibliothécaire, au lieu de Anastase ; p. 90 : Bernard 
de Parimne, au lieu de Bernard de Pavie; p. 156 : Nazaire, au lieu de Grégoire 


COMPTES RENDUS 287 


est arbitraire ; par exemple, saint Boniface, archevêque de Mayence, 
recoit des lettres du pape saint Grégoire le Grand (1). | 

Les textes sont cités sans précision (2). Les méprises et erreurs dues 
à des lectures trop rapides ou à des interversions de fiches sont nom- 
breuses (3). | 

En somme, M. Rosambert a réuni un bon nombre de renseignements 
sur la condition de la veuve, particulièrement dans l’Église primitive 
et sous les premiers Carolingiens. L'œuvre des Pères, la législation 
séculière, notamment celle relative aux secondes noces et au rapt, 
sont le sujet d’exposés convenables, sans grande originalité. 

La partie proprement canonique ne peut ètre utilisée qu'avec une 
extrême prudence. Les paragraphes les moins contestables n’ajoutent 
pas grand chose à certains livres fondamentaux qui ont été parfois 
suivis à la lettre (4). Enfin, le plan, le style de l'ouvrage méritent bien 
quelques louanges mais sont passibles de maint reproche. 


de Nazianze ; p. 115 et 234 : Alanus de Insulis ne se traduit point Alan des 
Isles, mais Alain de Lille, tout simplement; Ivo Carnotus n'existe point et Ivo 
Carnotensis est plus connu sous le nom d'Yves de Chartres; l'orthographe 
d'un même nom, quil s'agisse d'Iluguccio ou de Loening, varie d'une page à 
l'autre. Et puisque nous évoquons Loening, puisse la note 4 de la p. 168 
être recomposée. 

(1) P. 84, 87. — p. 162 : « Au premier concile de Carthage (418?) »; p. 208 : 
«a Le concile III d'Arles en 813». Le concile de Latran « de 1179 renouvelle » 
une injonction du pape Alexandre II qui ne peut être antérieure à 4181. 
Innocent III, dans les énumérations, passe avant Urbain IIT, Alain de Lille 
est présenté comme le contemporain d'Henri de Suse. 

(2) « Le concile d'Arles et celui de Tolède » ou encore : le concile de Car- 
thage, le concile de Latran, tn autre concile d'Orléans, le Penitentiale Vali- 
cellanum, un canon de Latran. Certains renvois au Décret de Gratien, à 
Halitgar de Cambrai sont incompréhensibles. 

{3) P, 73 : au licu du canon 5 du X* concile de Tolède (C. XXVIT Q. 1 c. 36) 
qui ne vise pas spécialement la veuve, l'auteur veut indiquer le canon 4 
(C. XX q. I c. 16); p. 128, note 3 : au lieu de c. 3, lire c. T; p. 134, note 2 : 
Bernard de Parme n'a point glosé le Décrel; p. 195 et 146 : une décrétaie 
(ce. 9, X,IV,21)est alternativement ou facultativement attribuée à Urbain III 
et à Alexandre HIT ; p. 119 : le concile d'Élvire ne s'occupe point des secondes 
noces de la veuve : il prohibe seulement le mariage du veuf avec sa belle- 
sœur; p. 207 : « Quinze ans auparavant, en 510, le concile de Chälon... » : la 
note renvoie au concile de Châlon de 813 ; p. 213 : la distinction établie entre 
la veuve riche et la veuve pauvre ne se trouve point dans une lettre à l’ar- 
chidiacre de Tours (x, II, 2, c. 11) mais dans le c. 38, X, I, 29. 

(4) Ce que M. Rosambert écrit des secondes noces (pp. 96 et ss.), de la relicta 
sacerdolis (p. 120), du refus de la bénédiction nuptiale (p. 134) est presque 
textuellement emprunté, avec les références, à Esmein. La conclusion est une 


288 : COMPTES RENDUS 


Que tant d'activité, de conviction, de curiosité sympathique et même 
de science soient partiellement gâchées, faute d'une préparation tech- 
nique, c'est un accident regrettable dans un temps où les vocations 


d’historien sont particulièrement précieuses. 
Gabriel LE Bras. 


Joseph ManéGuaL, S. J. Etudes sur la Psychologie des Mystiques. T. I, 
in-8°, vin-271 p. Beyaert, Bruges; Alcan, Paris, 1924, 12 fr. 50, 


Le P. Maréchal a décidé de réunir en volume ses articles sur la 
Psychologie des Mystiques. Joints à des mémoires inédits ils forme- 
ront deux volumes. Dans une première étude l’auteur s'efforce de 
tracer les limites de la Science empirique et de la Psychologie religieuse 
conçue sur le modèle des sciences positives. Il reconnaît la nécessité 
de sonder les états mystiques par les procédés ordinaires de l'analyse, 
mais, après avoir montré combien il est déjà difficile de décrire exacte- 
ment des phénomènes qui échappent à l'expérimentation, que les 
mystiques seuls observent directement et pour l'expression desquels 
nos langues ne sont peut être pas faites, l'auteur se réserve le droit 
de faire appel à la métaphysique et à la théologie afin de mieux com- 
prendre ces faits d’un caractère si spécial. Lors mème, remarque-t-il, 
que la « théorie purement psychologique (phénoménale) des états 
d'oraison » serait parvenue à son complet achèvement, « il resterait 
toujours place pour une interprétation théologique » de leur origine 
et de leur nature (p. 63, 248). ° 

Un deuxième travail est consacré au « Sentiment de présence chez les 
Profanes et chez les Mysliques. Le P. Maréchal commence par rassembler 
les indications contenues dans la psychologie normale et patholo- 
gique; puis il en a fait l'application à la connaissance mystique. 
Le sentiment direct que tout mystique éprouve de la présence de 
Dieu ne se laisse pas réduire, comme on Pa prétendu, à la représen- 
tation hallucinatoire, dans un espace confusément apercu, d’un objet 
que l'on s’imaginerait percevoir faute de se rendre compte de l'acti- 
vité par lequel on le crée. Chez beaucoup de mystiques l'intuition de 
Dieu se fait « sans image aucune et sans aucune spatialisation » 
(p. 170). 


page de M. Olivier Martin, dont les renvois aux cartons d'archives ont été 
soigneusement conservés. Certes, on ne pouvait choisir avec plus de goût. 
Mais pourquoi M. R. n'a-t-il point mis entre guillemets les passages empruntés 
qu'il prend à son compte avec leurs justitications, après quelques retouches 
trés légères et parfois malheureuses. Le nom du véritable auteur est toujours 
inscrit en note, mais comme simple garant de conclusions qui semblent 
formulées par M. R. lui-mème. 


_ COMPTES RENDUS 289 


Traitant ensuite de quelques traits distinctifs de la mystique chrétienne, 
l’auteur passe au problème de l’extase. L’extase ne consiste ni dans 
l'absolu évanouissement de la conscience réflexive et de la perception 
actuelle du moi, ni dans une disparition simplement apparente de 
toute multiplicité qui laisserait au contemplatif l'impression « d’avoir 
vécu dans pn état absolument simple, vide de toute imagerie » (p. 235- 
236). Tous les mystiques ont, en effet, l'impression d'échapper à la 
diversité de l'espace et du temps et de se plonger en quelque sorte 
dans l'unité absolye de la vie et de J’être de Dieu. D'autre part Join 
de produire une dissolution de la personnalité, l'extase suppose un 
élargissement, une intensification de l'activité intellectuelle, affective 
et volontaire. Donc complet effacement de la pensée conceptuelle 
sans qu'il y ait cependant cessation ou diminution d'activité, tels sont 
les deux aspects de l'extase. Paradoxe, contradiction, dira-t-on; 
comment la vie intellectuelle poyrrait-elle subsister après l'abolition 
du concept et de l'image ? La contradiction, répond Je P. Maréchal, 
n'existe plus si l’on admet l'existence d'une intuition strictement 
intellectuelle dispensée de construire analogiquement son objet avec 
des matériaux empruntés à la sensibilité, parce que cet objet lyi est 
donné dans une assimilation immédiate. 

Intuition immédiate de Dieu, l'extase chrétienne a pour . 
encore d'être un produit de la grâce et de relever de l'initiative 
divine. Elle échappe à toute emprise humaine et à toute prévision. 
Le recueillement, l'ascèse, la prière préparent l'homme aux commu- 
nications divines, il n'appartient qu'à Dieu de le hausser jusqu'à 
l’extase. Dès lors tout s'éclaire. Le mystique garde toujours son tem- 
pérament, ses infirmités, ses nerfs, sa culture intellectuelle et morale 
qu'il faudrait connaître pour le connaitre à fond ; en d'autres termes 
il y a une continuité profonde entre Jes états mystiques et les formes 
générales de la psycholouie humaine, majs tout en présentant dans 
leur face empirique des analogies indiscutables avec les visions exta- 
tiques que l'on constate en dehors du christianisme, les états d’oraison 
en different par leur principe, leur valeur et leur but (p. 252-258 ; 186). 

Cet ouvrage, où une grande prudence s'allie à une grande Jargeur 
de vues et à une grande richesse d'information, contribuera à faire 
entrer l'étude des états mystiques dans une phase vraiment scienti- 
fique. La langue est par endroits rude, embarrassée, obscure; ceux 
que cet obstacle n’arrêtera point auront vite trouvé leur récompense. 


Noël FRANQUETERRE. 


Revozg v£s Scnces neLiG., t. VI, 1926, 19 


290 COMPTES RENDUS 


VacaNT-MaNGENOT-AMANN, Dictionnaire de théologie catholique, fasc. 63- 
69 : Joachim de Flore-Latrie, Paris, Letouzey, 1925. 


Après un léger retard, dû à l’œuvre de réorganisation provoquée 
par la mort de M. Mangenot, le Dictionnaire de théologie catholique 
affirme par cinq nouveaux fascicules sa belle vitalité. Ils recevront des 
souscripteurs fidèles et de tout le public cultivé le même accueil que 
les précédents. | 

De leur immense contenu on ne peut signaler ici que les pièces Îles 
plus saillantes. La théologie ayant le redoutable privilèse de confiner 
à tous les domaines du savoir, la direction du Dictionnaire s’est tou- 
jours efforcée, suivant les règles de la bonne spécialisation, de réserver 
son principal effort aux matières qui lui appartiennent de plain-pied 
et de toucher aux autres dans la mesure seulement où elles offrent 
quelque intérêt pour le théologien. 

C'est ainsi que, sur les articles bibliques, tels que Job, Josué, Judith, 
Jude, Juges, Lamentations, les indications littéraires sant réduites à ce 
minimum que personne ne peut ignorer, tandis que les auteurs se font 
un devoir d’insister sur les enseignements religieux contenus dans ces 
divers livres et les problèmes soulevés à leur endroit. A côté des 
anciens biblistes du Dictionnaire, M. Dennefeld se révèle, outre deux 
petites notices sur Joël et Jonas, par un monumental article Judaïsme 
(87 colonnes), qui vient d'être tiré à part pour le plus grand prolit des 
professeurs et des étudiants (1). On y trouve réuni en une synthèse 
très dense tout c'e qu'il est indispensable de savoir sur cette dernière 
et si importante période de l'histoire d'Israël. : 

Moins avantagée cette fois par l'ordre alphabétique, l'ancienne litté- 
rature chrétienne est pourtant représentée par les articles Justin de 
M. Bardy (#8 colonnes), Justinien du P. Jugie (23 col.}, Lactance de 
M. Amann (19 col.). A la même période des origines se réfère l'article 
Judéo-Chréliens (28 col.), cependant que Joachim de Flore.(33 col.) et les 
cinq conciles æcuméniques du Latran (58 col.) donnent lieu à de très 
intéressantes randonnées à travers l'histoire médiévale ou moderne. 

Sous le titre Juifs (## col.), M. Vernet fournit aux apologistes un 
précis de la controverse judaïque dans l'Église jusqu’à nos jours. Plus 
graves encore ou du moins plus essentiels sont les problèmes de phi- 
losophie religieuse touchés à propos de Kant et Kantisme (34 col.) 
par le P. Charles, de Lacordaire (30 col.) par le P. Noble, de Lamennais 
surtout (53 col.) par M. Fonck. 


(4) L. Dexxrreco, Le judaisme biblique, in-16 de 178 p., Paris, Letouzey, 
1925. Prix : 6 fr. 50. 


COMPTES RENDUS 291 


En plus de ces contributions plus ou moins lointaines que lui four- 
nissent les sciences auxiliaires, la théologie proprement dite reçoit 
également son lot avec les articles Kénose de M. Gaudel (10 col.), 
Justice originelle (22 col.) et don des Langues (10 col.) de M. Michel, qui 
s’est également chargé d'exposer la doctrine catholique sur saint Joseph 
(11 col.). Le Juyement (107 col.) fournit l’occasion de tracer une esquisse 
de tout le développement de l'eschatologie chrétienne, dont ce dogme 
est le nœud, et la Justifiration (185 col.) amène à défendre laæ continuité 
à travers les âges de la foi catholique en matière de surnaturel contre 
les erreurs des premiers protestants et les préventions toujours tenaces 
de leurs héritiers. 

Par la variété des collaborateurs et la solidité de leurs travaux ces 
derniers fascicules ne peuvent que contribuer à maintenir la réputation 
scientifique du Dictionnaire. À noter comme une initiative des plus 
heureuses, et qui mérite d'être continuée, quelques notices sur Îles 
anciens canonistes médiévaux, dont l’œuvre, en général, n'intéresse 
pas moins l'histoire de la théologie que celle du droit. 


J. Rivière. 


P.S — Depuis que ces lignes furent écrites, les deux fascicules 
suivants : Latrie-Libéralisme ont déjà vu le jour. Comme contributions 
doctrinales particulièrement importantes, on y relèvera surtout les 
articles Lavement des pieds (20 col.) par le P. Malvy, Laxisme (45 col.) 
et Lefèvre d'Etaples (27 col.) par M. Amann, Leibniz (22 col.) par 
M. Boehm, saint Léon Ier (83 col.) par Mgr Batiffol, Léon XIII (25 col.) 
par M. Georges Goyau, Léonce de Byzance (25 col.) par le P. Grumel, 

J. R. 


A. Luca, L'enseignement surial de Jésus, t. IV : La grande loi sociale de 
la justice : Justice envers Dieu, Justice envers les égaux, t. V: Jus- 
tice envers €ésar, la tolérance, la paix des peuples. Éditions Spes, 
Paris, 1925, 2 à 16 de xv-163% et 185 p. Prix de chaque volume : 6 fr. 


M. Lugan poursuit vaillamment sa tâche, qui consiste à dégager de 
l'Évangile les préceptes et les exemples applicables à la direction de 
notre vie sociale. Pour n'être pas le principal, cet aspect de l'ensei- 
gnement de Jésus ñ'erest pas moins réel et peu se présentent aujour- 
d’hui avec plus d'actualité. 

Trop souvent cetordre de problèmes est abandonné aux caprices 
des esprits systématiques ou à la verve plus émue que précise des pré- 
dicateurs. M. Lugan en demande la solution à l'exégèse et à l’histoire ; 
il procède par exposés méthodiques, appuyés sur les textes et soutenus 
par le recours aux meilleurs commentaires anciens ou modernes. 


292 | COMPTES RENDUS 


Ainsi « l’enseignement social » du Christ apparaît dans toute sa pléni. 
tude et son irrécusable clarté. 

Les deux présents volumes traitent des « droits de Dieu » et des 
« droits de l’homme », y compris ceux de Ja femme, puis de l'autorité 
dans la nation et de la paix internationale. Rien n’est négligé dans ce 
vaste domaine de ce qui peut mettre en évidence la valeur éternelle 
des principes chrétiens. En quoi l’auteur fait œuvre d'excellente apolo- 
gétique, cependant qu'il offre yn instrument d'information accessible 


et profitable à tous. 
J. Rivikez. 


Rudolf G. Bannas, D. D., The mnaster-idea of saint Paul's Epistles or the 
Redemption. À study of biblical theology. Bruges, Desclée, 1925. 
In-8° de xx1-432 p. Thèses de Louvain, Deuxième série, n. 14. 


Il est à peine besoin de rappeler quelle place tient dans saint Paul la 
doctrine de la Rédemption et quelleenest, par conséquent, l'impor- 
tance, soit comme expression du christianisme primitif, soit comme 
source de la théologie postérieure. Très étudié par les protestants de 
toutes nuances, ce sujet n'avait été jusqu'ici parmi nous le thème 
d'aucune monographie. M. Bandas a donc été très bien inspiré de Jui 
consacrer sa thèse de doctorat, 

D'autant qu'il y prend la Rédemption dans toute son ampleur, Ce 
qui l'amène à étudier l’état antérieur du genre humain, pnis la per- 
sonne du Rédempteur et son œuvre, enfin l'appropriation subjective 
de la gràce rédemptrice par la foi et les œuvres de sainteté qui en sont 
le fruit. Ainsi, autour de la Rédemption comme centre, c'est à peu 
pres toute la théologie de saint Paul qui vient se grouper. Dans la vaste 
littérature de son sujet, l'auteur s'attache surtout, sans négliger les 
autres, aux œuvres de langue anglaise. À ce point de vue son travail 
peut rendre de réels services, pour convoyÿer jusqu’à noys les produc- 
tions et conclusions souvent trop ignorées du protestantisme anglo- 
saxon. La discussion qu'il en institue aboutit à une bonne mise au 
point des plus importants travaux dont saint Paul a été l'objet. 

On remarquera la manière très exacte et très nuancée dont il carac- 
térise l’uuvre proprement rédemptrire du Sauveur. « D’après saint 
Paul, le péché n’est pas expié par le seul fait qu'est durée matérielle- 
ment la peine qu'il mérite, Car, si le péché encourut un châtiment, 
ce fut parce qu'il est une offense de Dieu, un mépris de sa volonté, une 
révolte contre sa loi. Dès lors, pourse réconcilier avec l'humanité, 
Dieu demande que le péché soit réparé dans son caractère formel 
d'injure et de désohéissance. Si donc la mort du Christ eut une valeur 
expiatoire et rédemptrice, elle le doit au fait qu'elle représente, non 


COMPTES RENDUS 293 


pas seulement uti accomplissement matériel de la peine, mais aussi et 
en tnéme temps uti acte personnel d'atnour, d’obéissance et de sacrifice 
total à Dieu (p. 227). » « C’est la perfection de cette obéissance et de cet 
amour... qui constitue un acte d'immense réparation pat lequel est 
rétabli l'ordre surnaturel brisé par la transgression d'Adam (p. 230). » 

il ne saurait être indifférent à aucun théologien de voir ainsi là 
pensée profonde de saint Paul rejoindre celle de saint Anselme et des 
docteurs médiévaux. Sans prendre directement patti dats l’interpré- 
tation théologique du mystère rédempteur, M. Bandas ÿ apporte la 
plus précieuse des contributions en montrant une fois de plus de quel 
côté la doctrine de saint Paul invite impérieusement à la chercher. 

J. RIVIÈRE, 


Die Chronik Johanns von Winterthur. In Verbindung mitC. Brun héraus- 
geseben von Frieorich BAzrHGEx. Monumenta Germaniae historica. 

Scriptores rerum Germanicartm, Nova series, t. IL Berolini apud 

Weidmannos, 1924. In-8° de xxxvui-332 p. M. 15. 

Le texte intégral de la chronique de Jean de Wintetthur (Johannes 
Vitoduranus) à été publié pour la première fois par G. von Wyss dans 
l’Archiv für Schweizerische Geschichte, t. XI (1856). L'importance relative 
de cétte chronique pour l'histoire de Louis de Bavière et les troubles 
de son époque lui valait d'ètre insérée dans -la fiouvellé sérié des 
Monumenta Germaniae, consacrée aux chroniqtieurs du xive siècle. 
Dans le premier volume, patu en 1922, M. Bresslau a mis at jour la 
chronique de Henri Faube de Selbach, dans le second M. Rretholz a 
fait suivre l’œuvre importante de Cosmas dé Prague. L'édition de 
Johannes Vitoduranus que nous présente M. Baethgen a élé faite avec 
tout le soin désirable. | 

L'éditeur reproduit le texte otiginal du manuscrit de Zürich, ttilisé 
déjà, mals d'une faron assez inexacte, par M. Wyss, eh djoutarit des 
variantes des autres codet qui ne sont pas nombreux. Des notes expli- 
catives accompaguent partout le texte de la chronique. Celui-ci est 
précédé d'une étude péhétrante sur le manuscrit original et les phases 
successives de la composition de la chronique, ët d'une notice biugra- 
phique sur l'auteur. On sait seulemetit que célli-ci naqüit à Winter- 
thur en Suisse, dans les premières années du kivt siècle et qu'il étitra 
dans l’otdre des Frères Mineuts. On peut suivre ses traces dans les 
couvents de lle, de Schaffhouse, de Liidat. Vu que la dernière daté 
exprimée dans sa chrotiique remonté à 1348, où peut eh conclure que 
l'auteur fut victime de la peste noire qui ravagea l'Allemagne en 1349. 

La valeur historique de sa chronique est très inégalë. Pout la partië 
äntérieute à soti Epoque, elle ne présenté qu’uné tutmpilatiott dont 


294 COMPTES RENDUS 


M. Baethgen s'est donné la peine de découvrir les sources : la cbroni- 
que de Martin Polonais, les Flores temporum, l’Historia scolastica de 
Pierre le Mangeur pour ne nommer que ces manuels très en vogue 
vers la fin du moyen âge. Toujours est-il que l’auteur a utilisé aussi 
maintes traditions populaires. Le récit devient plus vivant à mesure 
qu'il relate les faits de son temps, soit qu’il en soit le témoin oculaire, 
soit qu'il raconte les dires de ses confrères toujours en voyage. Il 
manque d'esprit critique et rapporte avec une étonnante crédulité tout 
ce qu'il apprend. Aussi a-t-on dit de lui qu'il est le plus crédule de tous 
les chroniqueurs. Mais malgré tous les défauts, son œuvre est une 
source précieuse pour l'histoire de la Suisse et l'histoire allemande. 
LUCIEN PFLEGER. 


Le dossier de l'affaire des Templiers édité et traduit par Georges Lizerand, 
Paris, H. Champion, 1923, in-8° de xxiv-229 p. (Les classiques de 
l'histoire de France au Moyen Age publiés sous la direction de Louis 
Halphen). | 


Fondé en 1119 à l'époque où l'Occident semblait s’ébranler tout 
entier pour aller arracher le tombeau du Christ aux Infidèles, l'ordre 
du Temple rendit alors de grands services. Ces hommes qui aux vœux 
monastiques ordinaires joignaient celui de reconquérir la Terre Sainte 
et de veiller à conserver les pays déjà pris sur les Musulmans, repré- 
sentaient aux yeux de la chevalerie le suprème idéal que tout homme 
d'armes devait se proposer. Le succès de cet ordre fut immense au 
xu* et au xii® siècle. Les papes et les rois le comblèrent de faveurs, 
les dons des particuliers affluèrent; en peu de temps il eut des maisons 
et de nombreuses propriétés dans toute l'Europe. Gräce aux domaines 
qu’ils détenaient dans les différentes parties de la chrétienté, les 
Templiers purent bientôt servir de trait d'union aussi bien entre les 
princes qu'entre les marchands faisant le trafic avec différentes nations; 
leur caractère religieux inspirait la confiance et leur force militaire 
semblait être un gage de sécurité. Aussi, ne doit-on pas être surpris 
qu’au xii° siècle en particulier, à l’époque où s'intensifie le tratic 
international, les princes et les compagnies de marchands leur aient 
contié en dépôts des sommes souvent importantes. 

On sait cominent en 1307 se termina cette ère de grande prospérité. 
Tous les Templiers furent arrêtés en France sur l'ordre de Philippe le 
Bel ; plusieurs soumis à la question avouérent des sacrilèges et des 
scandales que quelques-uns rétractérent ensuite. Enfin, après une 
longue procédure dans laquelle Philippe le Bel pesa autant qu'il le 
put sur la volonté du pape, apres l'exécution de 54 Templiers brûlés 
vifs en 1310, Clément V, cédant à la pression de Philippe le Bel et des 


COMPTES RENDUS | 295 


22 


gens qui l’entouraient, prononca en 1312 la suppression de l’ordre du 
Temple et en attribua les biens à l'Hôpital. 

Une affaire aussi importante, un procès aussi long et aussi compliqué 
ne s’élabora pas sans laisser de nombreux documents, enquètes, pro- 
cès-verbaux de commissions, inventaire de biens, interrogatoires, etc. 
L'ensemble de toutes ces pièces est considérable et dispersé dans 
plusieurs dépôts d'archives. Des érudits et des historiens tels que 
Dupuy, Baluze, Raynouard, Michelet, Boutaric, Schottmüller, Prutz, 
Finke, en ont déjà publiés, mais la mine n'est pas encore épuisée. 
Sans chercher à faire connaître de nouveaux textes, M. Lizerand a 
pensé qu'il pourrait être utile et intéressant de grouper, en un des 
volumes des Classiques de l'histoire de France au Moyen Age, les princi- 
paux types de pièces de ce procès. Ainsi, sans recourir aux grandes 
publications que nous avons énumérées, on pourra se rendre compte 
de la manière dont cette affaire fut conduite et de ses différentes 
: péripéties. Suivant l’ordre chronologique, M. Lizerand publie succes- 
sivement la réponse faite en 1306-1307 par Jacques de Molay à l'enquête 
de Clément V sur l'opportunité de la fusion des deux ordres des Tem- 
pliers et des Hospitaliers; l'ordre d’arrestation des Templiers du 
14 septembre 1307 : l'interrogatoire de plusieurs membres du Temple, 
Geoffroy de Charney, Jacques de Molay, Hugues de Pairaud, et Jean de 
Châteauvillars ; l'inventaire des biens de la maison de Baugy (Calvados); 
des consultations touchant la procédure admise contre les Templiers 
(1308); les remontrances et suppliques du peuple:de France par Pierre 
Dubois ; des discours de Guillaume de Plaisians: enfin un certain 
nombre de pièces relatives aux États de Tours, aux procès contre des 
Templiers, contre l'ordre du Temple et à la suppression de cet ordre 
et en appendice un extrait de la rèsle du Temple concernant la récep- 
tion des nouveaux frères. 

Jules Vianp. 


Mathieu-Maxime Gorce, Saint Vincent Ferrier (1350-1419). Paris, Plon- 
Nourrit. In-8° de vi-303 p. 


La personnalité et l'action de saint Vincent Ferrier à la fin du 
xive siècle et au début du xv°, donnent la preuve que Dieu sait tou- 
jours, pour l'Église et pour l'humanité, aux grands maux apporter les 
grands remèdes, et susciter à l'heure où il est nécessaire l’homme 
capable d'appliquer ces remèdes. A l’époque où parut Vincent Ferrier 
(ou plutôt Ferrer qui fut francisé en Ferrier), l'Église était divisée par 
le grand schisme d'Occident. Ses membres, cardinaux, évêques et 
prêtres donnaient souvent aux fidèles le scandale d’une vie dissolue 
et partout les mœurs étaient très corrompues. Pour sauver l’Église 


LA 


396 COMPTES HÉNDUS 


ainsi gangrenée, il fallait un miracle analogue à celui que Dieu fit 
quand presque dans les mêmes années, il voulut, par l’entremise de 
Jeanne d'Arc, sauver la France. 

Né à Valence, probablement au mois de janvier 1350, Vincent Ferrier 
entra de bonne heure dans l’ordre de saint Dominique, dont il revêtit 
l'habit en 4367. Formé aux principes et aux lecons qu’avaient professés 
au siècle précédent Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin, saint 
Vincent devint, après avoir séjourné à Barcelone, à Lérida et à Tou- 
louse, un des membres brillants de son ordre. Attaché au couvent de 
Valence, il joua pendant son séjour dans cette ville un rôle prépon- 
dérant et dépensa une grande activité au service de ses concitoyens. 
En 1395, son ami Pierte de Lune fut élu pape d'Avignon sous le nom 
de Benoît XIII ; il l’appela aussitôt auprès de lui et le choisit comme 
confesseur. Cette situation délicate et son amitié pour Benoit XIIT he 
l'empêchèrent pas de conserver à son égard une graude indépendance 
et de désapprouver son obstination à garder la tiare au détriment de 
la paix de l’Église. C'est même à la suile de cette divergence que 
Vincent quittant la cour pontificale alle prêcher à travers la chrétienté. 
Ce fut en 1399 qu'il entreprit de parcourir les pays catholiques pour 
combattre la dépravation des mœurs, ramener les populations à une 
observation plus complète de la loi de Dieu et rétablir l’unité dans 
l'Église. | 

Nous n'avons que des moyens très imparfaits de nous rendre compte 
de ce que fut sa prédication. Les notes prises par quelques-uns de 
ses auditeurs, sont nécessairement incomplètes. Les canevas qu'il 
rédigeait lui-même ne sont qu'un résumé bien terne et bien incolore 
de cette parole si vivante qu'il faisait entendre. L'action si grande qu'il 
eut sur les foules est la preuve de la vie et de la chaleur qu’il mettait 
dans ses sermons. Nous ne pouvons juger de sa puissance oratoire que 
par les succès qu'il obtint. Si 6n la mesure à l'influence qu'il exerca 
sur les auditoires les plus divers on ne peut nier quelle fut immense 
et que certainement à ce point de vue il fut un des plus grands ora- 
teurs. On comprend qu'entrainant les foules de telle manière que de 
véritables processions de disciples s'attachaient à ses pas, il fut regardé 
par ses contemporains comme un homme extraordinaire, Cette puis- 
sance de persuasion jointe à la sainteté de sa vie ne tarda pas à créer 
une sorte de légende autour de lui. On lui attribue beaucoup de faits 
miraculeux ; si certainement quelques-uns sont indéniables, d’autres 
sont au moins suspects; ils n'en sont pas moins la preuve du grand 
ascendant qu'il avait pris sur son siècle. Il ne faut donc pas être sur- 
pris de Île voir disposer de la couronne d'Aragon et jouer un grand 
rôle dans l’Église. Après avoir exercé son apostolat dans le Dauphiné, 


* 


COMPTES RENDUS | 297 


en Piémont, au milieu des Vaudois, en Italie, puis en Espagne, il par- 
courut une partie de la France, en particuliet la Bourgogne et la 
Bretagne et vint mourir à Vannes le 5 avril 1419. 

M. Gorce a bien fait revivre cette figure très caractéristique de 
l'Église au Moyen Age ; son livre se lit avec RÉRIBLE" et il a su présenter 
son sujet d'une manière intéressante. 


Jules Viako. 


Jean Laporte, La Doctrine de Port Royal : l-IT. Exposé dé la Doctrine 
(D'après Arnauld) I. Les Vérités de la Grdce. Paris, Les Presses 
Universitaires de France, 1923. In-8° de 41-456 p., 30 fr. 


M. J. Laporte a entrepris de nous donner un exposé complet de la 
doctrine de Port Royal. Le tome Ile a pour objet la doctrine de là 
grâce, telle que l'a comprise et défendue le grand Arnauld. L'auteur a 
dit dans l'Introduction générale qui précède le tome Î pourquoi 
Arnauld lui paraît le représentant le plus autorisé et le plus complet 
de la pensée dont a vécu Port Royal durant près d'un siècle. 

L'avertissement, mis en tête du tome II, caractérise la théologie 
d'Arnauld dans ses tendances et son évolution, et nous dit la méthode 
suivie par M. Laporte pour la reconstruire. | 

L'œuvre d'Arnauld lui apparaît comme ün effort de rajeunissement 
de {a théologie par réaction contre la scolastique et retour aux sources 
positives de la foi. La méthode du théologien de Port Royal se ramène 
à ceci : « rendre la théologie simple, vivante, édifiante, en la débar- 
rassant des questions abstruses et inutiles où $e perdent les écoles. 
en renonçant enfin au raisonnement comme instrument de décou- 
verte, pour s'en tenir à l'autorité de la tradition et des saints Pères », 
p. XII. 

Sans doute, dans ses premières œuvres Arnauld a [a tendance à 
n'étudier la tradition que dans cet abrégé qu’en offre saint Augustin. 
Mais la nécessité de défendre Jansénius « l’oblige à montrer que la 
doctrine soutenue par lui et ses amis comme étant de saint Augustin 
est aussi celle des autres Pères et de tout ce qui... fait autorité dans 
l'Eglise ». Ainsi dahs la dernière période de sa vie, dominée par ses 
discussions avec Malbranche, Arnauld se tourne vers le docteur angé- 
lique et s'appelle disciple de saint Augustin et de saint Thomas. 

De ce point de vue, M. Laporte croit pouvoir caractériser la doctrine 
d'Arnauld comme un traditionnalisme intégral qui, dans la ligne de la 
pensée augustinothomiste, pousserait le théologien de Port Royal à 
trouver la vérité catholique dans un juste milieu entre l'erreur des 
protestants et l'erreur des molinistes. 

Tout le travail que nous analysons consiste à exposer de ce point 


298 COMPTES RENDUS 


de vue la doctrine de Port Royal sur la nécessité de la grâce et le 
péché originel, sur l'économie de la grâce et la prédestination, 
sur la puissance de la grâce etlicace par elle-même. C’est une synthèse 
très serrée et très documentée de cette doctrine. Pour embrasser 
ainsi la doctrine d’Arnauld dans son unité, pour appuyer chaque 
pensée, chaque idée de la synthèse de références aussi nombreuses, 
l'auteur a du se livrer à de vastes lectures, non seulement connaître à 
fond les 4 tomes in-#° de l'Edition de Lausanne, mais encore les nom- 
breux ouvrages, faits en collaboration à Port Royal, de la richesse de 
celte documentation l'Avertissement, la Liste des Ecrits d'Arnauld 
dans l'ordre chronologique, la table des matières contenues dans 
l'Edition de Lausanne, placés en tête du livre, ainsi que les références 
mises au bas des pages donnent une sérieuse idée. 

Si l'on veut porter un jugement sur le livre de M. Laporte, il faudra 
distinguer entre l'exposé historique de la doctrine d’Arnauld qu'il 
contient, et l'appréciation que donne l’auteur de cette doctrine soit 
dans son avertissement, soit dans de nombreuses notes de l'ouvrage. 

La reconstruction de la pensée de Port Royal, d’après Arnauld, 
paraît objective dans son ensemble, et M. Laporte semble bien avoir 
restitué l'esprit et le langage du théologien qu'il étudie. Quant à son 
appréciation très sympathique à la doctrine exposée, sans parler 
des réserves doctrinales qu’elle appelle de la part du théologien catho- 
lique, elle nous parait critiquable du point de vue de l’histoire des 
doctrines. | 

Est-il juste de dire qu'un traditionnalisme intégral fait l'âme de la 
doctrine d'Arnauld ? Sans doute Arnauld connait et apprécie mieux 
que Jansénius saint Thomas et les pères grecs. Mais il s'en assimile la 
doctrine dans la mesure seulement où elle ne contredit pas saint 
Augustin. Arnauld peut, il est vrai, citer souvent saint Thomas et 
l'invoquer à l’appui de ses thèses sur la concupiscence, le péché ori- 
ginel, l'ignorance invincible; mais il n’est pas dificile de reconnaître 
qu'il fait un choix dans les textes de saint Thomas, en appelle seule- 
ment à ceux qui ont une saveur augustinienne et laisse tomber ceux 
où saint Thomas, s'appuyant sur la notion philosophique de nature, 
corrige et adoucit la théologie augustinienne. 

Il manque à Arnauld comme à Baïus et Jansénius pour qu’on 
puisse reconnaitre en sa synthèse un traditionnalisme intégral, d'avoir 
su faire dans son système une place à l’optimisme des pères grecs et 
de saint Thomas. On peut dire de lui ce que M. Carreyre dit de 
Jansénius dans son remarquable article du Dictionnaire de théologie, 
t. VIII, c. #96. « Pour s'être attaché trop exclusivement à l'autorité de 
saint Augustin, Jansénius à méconnu les progrès accomplis par la 


CHRONIQUE DE LA FACULTÉ 299 


théologie depuis le v° siècle. Il s’est trouvé amené à défendre sans 
aucune réserve des thèses avancées parfois un peu rapidement par 
l'évêque d'Hippone, soit dans l'enthousiasme de certaines découvertes 
faites par lui (questiones ad Simplicianum, L. Ï), soit dans le feu des 
discussions avec les Pélagiens ». 

M. Laporte objectera les belles pages où Arnauld prétend ne point 
séparer saint Augustin de l'Eglise (p. 21-22); ce serait, en fait, une 
calomnie de dire que théoriquement il veut faire du docteur d'Hippone 
le juge des matières de la foi en le séparant de l'Eglise; mais il faut 
reconnaître qu'en fait deux postulats inspirent sa théologie : l'autorité 
absolüe de saint Augustin, l'identité de la doctrine de Jansénius avec 
celle de saint Augustin. C'est du point de vue de l’augustinisme strict 
touchant les questions de la nature et des conséquences du péché origi- 
nel, l'impossibilité de la nature pure, qu'il juge et explique la doctrine 
de plusieurs pères grecs, de quelques pères latins antérieurs à saint 
Augustin et surtout les opinions des scolastiques et des molinistes. 

La théologie d'Arnauld, loin de se caractériser par un fraditionnalisme 
intégral, se distingue donc comme toute la doctrine baïaniste et jan- 
séniste par une régression, un archaïsme doctrinal qui s'attache trop 
exclusivement à toutes les lettres de saint Augustin et méconnait les 
progrès importants faits par saint Thomas touchant la distinction du 
naturel et du surnaturel, la nature du péché originel, le sort des 
enfants morts sans baptême, la possibilité de la nature pure, les capa- 
cités de la nature déchue, et les conséquences morales de l'igno- 
rance invincible. C'est le point de vue qu'ont mis en valeur en ces 
dernières années différentes études consacrées à l’histoire des doc- 


trines (1). 
À. GAUDEL. 


CHRONIQUE DE LA FACULTÉ 


1. — Concours pour 1926-1927. — Un prix de mille francs sera 
décerné en 1927. Le sujet proposé est celui-ci : Bellarmin, apologiste de 
la Papauté. les manuscrits, dactylographiés ou du moins écrits très 


(4) Voir Kons, La Justice primitive et le péché originel d'apres saint 
Thomas et ies articles Jansénisme et Augqustinisme du D. T. C. 


300 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ 


lisiblement, doivent être adressés au doyen de la Faculté avant le 
4er avril 4927. Ils ne doivent pas être signés, mais porter une devise, 
et accompagnés d'une enveloppe fermée (sur laquelle la devise est 
répétée) et contenant le nom de l’auteur. Seule, l'enveloppe portant 
la devise du meilleur travail est décachetée ; les autres sont détruites 
sans être onvertes. 


3, — M. l'abbé Lebreton, professeur à l'Institut catholique de Paris, 
a fait trois conférences, ayant pour titre général : La connaissance reli- 
gieuse dans l'Église chrétienne et le monde hellénique à la fin du n° siècle. 
Nos lecteurs en apprécieront bientôt l'importance ici-même. 


3. — Le 25 février, M. l'abbé J. Diebold, prètre du diocèse de Stras- 
bourg; a soutenu pour l'obtention du grade de docteur en théologie 
une thèse intitulée : La théologie morale catholique en Allemagne au 
temps du philosophisme et de la Restauration (1750-1860). 

Le jury d'examen était composé de MM. Fahrner, président, Lang et 
Baudin. | 

M. Farhner, après avoir présenté le candidat, lui donne la parole. 

M. Diebold expose d'abord le but de son livre qui est de montrer les 
phases successives de l’évolution historique de la morale catholique 
de 1750 à 1850 ; puis il s'efforce de lésitimer la méthode qu'il a suivie. 

L'introduction générale nous indique le cadre historique et philoso- 
phique dans lequel est située cette évolution, et l'influence qu’'exer- 
cèrent sur les conceptions morales les événements et les courants 
d'idées. 

Le corps de l'ouvrage est divisé en deux parties d’égale étendue. La 
première traite des transformations de la théologie morale au temps 
du philosophisme. Nous y saisissons « les efforts des moralistes pour 
faire protiter leur science des méthodes nouvelles » et de ce fait leur 
dépendance à l'égard des divers systèmes philosophiques. La deuxième 
partie nous montre comment la méthode de la théologie morale se 
ressent de l'influence de la philosophie idéaliste et du romiahtisme. A 
cette influence, il faut ajouter une autre qui s'exerce par l'étude 
plus approfondie des principes de la doctrine catholique et le réveil 
de l'esprit chrétien dans la vie publique. 

Entin, dans sa conclusion, l'auteur a voulu résumer synthétiquement 
les différentes solutions données au problème de la méthode et nous 
indiquer les tendances persistantes et les acquisitions durables. 

Le président remercie le candidat de son large exposé et donne la 
parole à M. Lang 

M. le professeur Lang tient tout d'abord à féliciter le candidat pour 


CHRONIQUE DE LA FACULTÉ 301 


le choix de son sujet et la somme considérable de travail qu'il a 
fournie. 

Le sujet est bien choisi : en le traitant, l’auteur veut combler une 
lacune dans l'histoire de la pensée théologique allemande ; il apporte 
du nouveau. | 

Par sa densité, par l'ampleur de l'effort qu'il suppose, le livre de 
M. Diebold déborde du cadre ordinaire des thèses de théologie. Pour 
décrire, en effet, cette longue évolution de la théologie morale, M. Die- 
bold a dû analyser quantité d'auteurs et de productions, presque 
toutes de second ordre. Travail parfois peut-être bien fastidieux, mais 
dont il s'est acquitté consciencieusement et qui donne à sa thèse une 
valeur documentaire importante. | 

Cependant cette valeur n'eût-elle pas été plus grande, si M. Diebold 
avait mis en relief les auteurs principaux plus représentatifs, et groupé 
dans les notes au bas des pages toute une poussière d’auteurs de 
moindre importance. Son travail y aurait gagné en valeur synthé- 
tique. | 

L'auteur aurait dû aussi ne point négliger comme source d’informa- 
tion les sermonaires qui eux aussi reflètent l’état de l’enseignement 
de la morale à une époque déterminée. 

Après une discussion intéressante sur ces différents points, Monsieur 
le Président donne ensuite la parole à M. Raudin. ; 

M. Baudin tient d’abord à rappeler avec éloge le beau succès du 
candidat à son examen de licence. Le travail écrit surtout révélait une 
grande maturité, et avait un caractère frappant de synthèse ferme, 
encadrant des analyses judicieuses, de mouvement continu. - 

Pour le travail présenté, M. Baudin tient aussi à exprimer tout 
d'abord des félicitations sur le sujet choisi et Le vaste effort fourni. 

Le sujet : cent ans de tentatives pour échapper à la morale théolo- 
gique traditionnelle, et finalement pour y revenir. Cent ans de tenta- 
tives pour exposer la morale chrétienne selon des méthodes antisco- 
lastiques, toutes scientifiques et modernes, et qui finalement abou- 
tissent à reprendre les méthodes scolastiques. Bref cent ans d'essais 
de modernisme moral. On pourrait donner cette qualilication à ce 
mouvement et ce titre à la thèse qui l'étudie. Le candidat est l’histo- 
rien d'un mouvement avorté, le syndic d’une faillite. 

Donc, sujet éminemment intéressant et qui l'est plus encore 
éclairé rétrospectivement par les expériences analogues que nous 
venons de faire, non plus en Allemagne et comme en vase clos, mais 
dans toute l'Église. | 

Le travail : il fallait ici bien de l'application pour suivre les mouve- 
ments d'idées, pour analyser par le menu toute une poussière de livres, 


302 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ 


discerner des influences. M. Diebold a fait effort pour dégager tout 
cela. Et M. Baudin l'en félicite encore. 

Mais cet effort a-t-il produit tous les effets désirables ? La chose vaut 
d’être examinée de près. 

M. Baudin a l'impression que le candidat, par scrupule d'objectivité 
matérielle, a vu le gros de son travail dans l'analyse de ses auteurs, 
et considéré comimne secondaire la synthèse où il les encadre. Mais la 
synthèse est objectivité, elle aussi ; elle est intelligibilité. Or la syn- 
thèse présentée est resserrée aussi fort que possible. Au commence- 
ment une introduction de trente pages sur les influences subies, à la 
fin dix pages de résumé et conclusion, et entre cette introduction et 
cette conclusion 315 pages d'analyse ,une juxtaposition de mono- 
yraphies. | | 

Il eût été un plan plus naturel que voici. Les auteurs étudiés ayant 
tous ce caractère commun de s'inspirer des systèmes philosophiques à 
la mode, il aurait fallu ne pas séparer leurs œuvres des influences 
subies. On aurait concu le développement et le cours de la morale 
catholique comme celui d'un large fleuve qui, à mesure qu'il s'avance, 
recoit des aflluents aux eaux multicolores, dont les siennes se teignent 
immédiatement. En fait, chacun des auteurs reflète immédiatement 
soit dans ses méthodes, soit dans ses doctrines et ses préventions les 
doctrines, les méthodes, les préventions à la mode quand il écrit. 
M. Baudin montre alors d'une facon magistrale comment on aurait 
pu suivre les trois groupes d’affluents : l’Aufklärungs, le Kantisme, le 
Romantisme, et marquer les différentes colorations que reflètent leurs 
eaux, Cet ordre aurait amené M. Diebold à mieux dégager au fur et à 
mesure les influences et les écoles. 

Les influences : elles sont signalées, mais en bloc, sans faire sentir 
assez leurs répercussions. 

H y a même tels auteurs qui sont rangés parmi les théologiens catho- 
liques, où on ne les attend certainement pas : par exemple Baader et 
Fr. von Schlesel, le Schlegel protestant des Philosuphische Vorlestingen 
(1804-1806) et non l'auteur de la Philusophie des Lebens, qui date de 
1828. : è 
Les écoles : elles fournissent une synthèse là où elles se dégagent; 
mais le candidat les a néyligées. Il dégage bien l’'Hermésianisme et le 
Günthérianisme, mais il néglige dans une certaine mesure la princi- 
pale : l'école de Tübingue en disséminant ses représentants. Ceux-ci 
sont bien étudiés chacun pour soi, alors que tous ont la même dogma- 
tique morale, celle de l'orsanicisme, mouvement d'ailleurs défini 
rapidement p. 347. A mettre mieux en évidence les écoles et les in- 
fluences, la thèse aurait gagné certes en intelligibililé. A 


CHRONIQUE DE LA FACULTÉ 303 


M. Baudin se demande si l’auteur n’a pas négligé une influence et 
peut-être une école. L'influence, c'est celle du traditionnalisme. Cette 
influence, plus grande que ne le dit l’auteur, s’exerça en Allemagne du 
dedans par le romantisme littéraire auquel elle était incorporée, du 
dehors par l'école Alsacienne de Mayence qui faisait connaître Bonald, 
de Maistre et Lamennais dans les traductions de Rossi-Roess. 

L'école c'est celle de Mayence, prolongement de celle de Strasbourg 
avant la Révolution : citons les Wiehrl, Louis, Colmar, Libermann, 
Klée, le benjamin de l’école envoyé à Bonn contre Hermès. 

Autre oubli : l'influence de Gury et de Gousset, également due à 
l'école de Mayence. Cette influence est signalée en passant p. 354. Mais 
quel a été son succès ? 

De saint Alphonse de Liguori, M. Diebold ne parle pas; cependant il 
a été traduit, étudié, combattu (voir Düllinger (Geschichte der Moral- 
streitigheilen in der rômisch-katholischen Kirche, 2 v., 1889 et Keusch, 
Die Ascetick der heiligen Alfons Maria von Ligori, 1924). 

Dans ses conclusions, M. Diebold paraît effrayé de la dureté de ses 
critiques de détail adressées à chaque auteur; et il finit par les laver 
tous en bloc. 

Cependant voici quelques conclusions qui se dégagent objective- 
ment : {° la thèse établit assez le caractère commun de ces auteurs, à 
savoir un modernisme social ; 2” elle les convainc d'erreurs de métho- 
dologie morale. Parmi ces erreurs citons {a manie d'utiliser les systèmes 
en voque comme on ulilisera plus lard chez nous le posilivisme, le bergso- 
nisme, l'idéalisme... La vraie méthode consiste à reprendre le passé, 
à le continuer dans sa ligne, à creuser jusqu’au tuf, à accepter Îles 
nouveaux problèmes, à aller aux principes toujours. Citons qussi la 
manie de confondre les domaines et les méthodes : confusion de morale 
et pastorale, confusion de morale fondamentale et de casuistique, confu- 
sion de morale et de droit canonique et administratif, toutes ces confusions 
aboutissent à produire des masma. 

Tout compte fait, les imperfections signalées, si elles empêchent Îe 
livre présenté d'avoir toute la valeur qu'on lui souhaiterait, n’enlèvent 
rien à la valeur qu'il a réellement. 

Aussi M. Bagdin termine-t-il, comme il a commencé, par des félici- 
tations. Il loue de nouveau la valeur documentaire de l'ouvrage; en- 
fin, il félicite tout spécialement le candidat d'avoir eu le mérite d'une 
initiative et d’un exemple; il souhaite que cette conduite et cet 
exemple soient contagieux parmi les étudiants Alsaciens et les amène 
à se livrer au travail d’une thèse de doctorat. Il voit dans le premier 
travail de M. Diebold une amorce d'autres travaux. et le prie d'accepter 
en terminant cette prédiction et cet augure avec ses compliments. Le 
candidat répond aux différentes critiques qui lui sont faites. 


304 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ 


M. Fahrner après avoir félicité, comme ses collègues, M. Diebold, lui 
fait quelques critiques. [Il aurait voulu le voir mettre davantage en 
relief l'influence de certains événements historiques, de certains cou- 
rants d'idée, d’une mentalité religieuse spéciale qui explique bien 
l'évolution de la morale à cette époque. M. Diebold signale d’un mot 
(p. 2) l'influence de Fébronius. Mais ne fallait-il pas y insister? Ne 
faut-il pas voir dans son influence, et par celle-ci dans l'influence de 


Van Espen, le canoniste janséniste qui fut son maître à Louvain, l’ex- 


plication de l'indépendance pratique de l'Église allemande à l'égard 
de la papauté. Il faut expliquer comment une telle évolution de la 
théologie morale, en marge pour ainsi dire de l'orthodoxie, ait pu 
durer si lonstemps et se propager sous l'œil des gardiens de la foi? 
M. Diebold ne donne pas raison d’une telle liberté et indépendance 
dans l’enseignement religieux en Allemagne à cette époque. M. Fahrner 
montre comment ce fait avait été rendu possible par la situation poli- 
tique et la mentalité de l'Épiscopat. Les Ponctations d'Ems, le synode 
de Pistoie sont caractéristiques de cette situation et de cette menta- 
lité. Le rappel de ces événements eût été éclairant. 

Les faits politiques eux-mêmes auraient pu contribuer à éclairer Île 
mouvement des idées : ainsi le fait si gros de conséquences de la Ré- 
volution, ainsi la sécularisation proposée en 1795 et décrétée à Luné- 
ville en 4801, à Ratisbonne dès 1803. : 

ll faut regretter aussi l'absence dans la thèse de M. Diebold de l'étude 
de certains moralistes orthodoxes auxquels on revint dans les sémi- 
naires de la Restauration. À signaler quelques défauts de clarté dans 
le style et une distraction à propos d’une date importante. Enfin 
M. Fahrner aurait souhaité la partie analytique moins développée, et 
la synthèse élargie. 

Malgré ces réserves ou critiques, les membres du jury ont été una- 
nimes à reconnaître la valeur documentaire du travail présenté, et à 
féliciter le candidat des réels mérites de sa thèse ; en conséquence, 
ils lui ont décerné au nom de Ja faculté de théologie catholique de 
Strasbourg le titre de docteur avec la mention honorable. 


(2 


Le Gérant :JosEPH GauON. 


Le Puy-en-Velay. — Imprimerie La Haute-Loire. 


L'ADOPTION DU GALLICANIOME POLITIQUE 


PAR LE CLERGÉ DE FRANCE 


La fortune du gallicanisme politique au sein de l’église 

de France, depuis la fameuse déclaration de 1682, a été 
_ souvent étudiée (1). Peut-être connaît-on moins bien com- 
ment se forma l'état d'esprit favorable à l'adoption d’une 
théorie, chère depuis longtemps sans doute aux parlemen- 
taires, mais que le clergé rejetait encore avec force quelque 
soixante-sept ans plus tôt : nous voulons dire la théorie de 
l'indépendance absolue du roi par rapport au pape, en 
matières temporelles. | 


1) On a imprimé maintes fois le texte d'une lettre de Louis XIV à Inno- 
cent XII, datée du 14 septembre 1693, où le roi annonce au pape qu'il a donné 
les ordres nécessaires pour que l'édit du 2 mars 1682, imposant la Déclaration 
comme loi d'Etat, ne soit pas observé. 11 semble bien que ce soit dans les 
œuvres de d'Aguesseau qu'on le trouve pour la première fois. ISAMBERT Île 
reproduit sans références (Recueil géneral des anciennes lois françaises, 
t. XIX, p. 380); de méme, les auteurs de la Collectio lacensis (t. I, p. 835). 
L. Msxriox le copie sur Isambert (Documents relatifs aux rapports de la 
France avec la papaulé, Paris, 1893, p. 64). On a prétendu que l'original, 
apporté en France par Pie VIT, aurait été jeté au feu par Napoléon ; mais 
ARTAUL, qui rapporte ce bruit dans son Histoire du pape Pie VII (Paris, 
1836,t. 11, p. 10 ct seq.), assure l'avoir eu lui-même entre les mains, aux : 
archives du Vatican. Quoi qu'il en soit, ce document demeurait introuvable, 
et une critique exigeante pouvait se demander ce qu'il y avait à l'origine de 
cette tradition, autour de laquelle s'était formée toute une légende. Au mois 
d'octobré 1924, en classant des documents provenant des fonds du chä- 
" eau Saint-Ange, l'infatigable et distingué préfet des archives vaticanes, 
Mgr Angelo Mercati, l'a retrouvé, écrit tout entier de la main de Louis XIV. 
11 est désormais classé sous la cote À. A. Arm,. 1-XVIII, #30 ; tous les histo- 
riens pourront le demander, en faisant remarquer que le registre est con- 
servé, au moins provisoirement, dans l'armoire où l'on enferme les sceaux 
d'or. 


Revuz os Scisxcns aauic., t. VI, 1926. 20 


306 VICTOR MARTIN 


I. — La pocrmne ou ccErGé DE France EN 1643 er EN 1682. 


L'article premier de la Déclaration est fort nel: 


« .… Nous, archevèques et évêques, assemblés à Paris 
par ordre du roi avec les autres députés qui représentent 
«a l'Eglise gallicane, avons jugé convenable, après mûre 
« délibération, d'établir et de déclarer : 1. Que saint Pierre et 
« ses successeurs, vicaires de Jésus-Christ, ct que l'Eglise 
« elle-même, ont reçu puissance de Dieu sur les choses 
« spirituelles et qui concernent le salut, mais non point sur 
« les choses civiles et temporelles, le Seigneur ayant dit: 
«a mon royaume n'est point de ce monde, et ailleurs : rendez 
« donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est & Dieu ; 
«et qu'ainsi reste ferme ce précepte de l'Apôlre : que cha- 
« cun sott soumis Aux puissances supérieures, car 1 n'y «a point 
« de puissance qui ne vienne de Dieu ; celles qui existent ont 
« été constituées par lui ; celui donc qui résiste aux puissances 
«résiste à l'ordre établi par Dieu. En conséquence [nous 
« déclaronsj que les rois et les princes ne sont soumis par 
« Dieu à aucune. puissance ecclésiastique dans les choses 
« temporelles, qu'ils ne peuvent ni directement ni indirec- 
« tement être déposés par l'Eglise en vertu du pouvoir des 
« clefs, que leurs sujets ne peuvent être dispensés de la 
« soumission cet de l’obéissance qu'ils leur doivent, nt déliés 
« du serment de fidélité qu'ils leur ont prêté, et que cette 
« doctrine, nécessaire pour la tranquillité publique et non 
« moins utile à l'Église qu'à l'Etat, doit ètre inviolablement 
« gardée comme tout à fait conforme à la parole de Dieu, à 
« la tradition des Pères et aux exemples des saints » (1). 


End 
Lens 


S'il était besoin d'éclarrcissement, le meilleur nous 
serait fourni par Bossuel dans sa Defensio declarationis cleri 
gallicani. { y rapporte, traduit en latin, un fragment du 
discours que tint à Louis XIIT, eu 1615, dans une réunion 
du Conseil, Henri de Bourbon, prince de Condé. Le voici 


(4; Bossurr, Defensio declaralionis conventus cleri gallicani; dans l'éd. 
Lachat, t. XXI, p. 1. Noustraduisons du latin. 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 307 


en français, d’après le texte même dont s’est servi Bos- 


Em 
LS 


mn 
n 


« 


« 


suet(1). 


« Certes, Sire, voslre Majesté se peut dire à bon droict le 
plus grand Roy du monde, qui ne relève sa Couronne que 
de Dieu seul, auquel tant plus vous estes puissant, tant 
plus aussi estes-vous soubmis. Ce grand Dieu, Roy des 
Roys, a voulu pour le rachapt de nos pechez que son Fils 
se fist homme ; ce Fils nous quittant de présence visible, 
nous a laissé un chef invisible en son Eglise, sainct Pierre, 
duquel le pape tient la chaire et légitime succession, res- 
lant néantmoins Chef de l'Eglise Jésus-Christ. 

« Le pape est donc Pasteur, et le premier souverain Pon- 
tife des brebis de Jésus-Christ; et Vostre Majesté n'estant 
que brebis, comme la moindre vous ne devez doubter que 
ne soyez soubmis à ceste puissance spirituelle, ct pour 
vous acquérir salut, et pour vous relrancher et excom- 
munier des membres de l'Eglise, si vos fautes et pechez 
en donnent subject. 

« Ceste excommunication pour juste cause livre vostre 
âme à Sathan, vous exclut de la communion de l'Eglise, 
de l'usage des sacrements, mesme de l'entrée d’icelle. Mais 
en ce qui touche vostre temporel, subjection de vos sub- 
ects, obeyssance qui vous est naturellement deuë, et 
sacré respect qu'il faut rendre à la conservation de la viæ 
de lOingt du Seigneur, la puissance spirituelle est de nul 
pouvoir. Que quelque vous soyez, hérétique ou infidelle, 
on ne vous doive obéir en ee qui n'est chose purement 
temporelle, qu'on ne vous doive vos tributs, ce seroit ne 
pas suivre les préceples de Jésus-Christ, qui recognoist 
Pilate pour juge, qui commande de payer Île tribut à 
César ; et sainct Paul y faict venir sa cause par appel, et 
Jésus-Christ et ce grand Apostre recourent, au temporel, 
aux jugements et arrests des Princes payens. 

« Ceux qui sont ennemis de la puissance (les Roys, sous: 
tenans les contraires advis qui ailleurs qu’en France ne se 


(A) lo., ibid., Pars IR, lib. 1, sect. 18, cap. 3, p. 140. Nous transcrivons ici le 


texte original, pris dans le Mercure françois, vol. 3 (1615), p. 331 :2e pagi- 
nation). 


9308 VICTOR MARTIN 


« pourroient dire |que! problématicques, n'ont jamais esté si 
« enragez que dire qu'il falust tuer les Roys:au contraire, 
« détestent avec nous ceste pernicieuse assertion, et sera 
« bien facile d'en obtenir du pape la censure. Mais ce n'est 
« pas la question : venons à l'individu, et nous verrons que 
« vostre sacrée personne, ire, peut légitimement en 
« quelque “as estre tuée de ses subjects selon leur doctrine. 
« Vostre Majesté, selon leur dire, pèche, on l'admoneste 
« Jusques à la troisième fois, elle continue, on l’excommunie, 
« elle ne se repent, on la dépose de son Royaume, on absout 
« vos subjects de la fidélité qui vousest deuë. Lors, tandis que 
« Louys XITT estoit Roy, il n'estoil pas permis de le tuër ; 
« mais estant devenu de Roy non Roy, un autre légitime 
« prend sa place ; lors continuant contre l'authorité spiri- 
« tuelle du Pape et temporelle du nouveau Roy, c'est un 
« vrai usurpateur, criminel de leze-majesté divine et hu- 
« maine, et comme tel proscril, permis à tous de le tuër ». 


Ces paroles, Bossuet y souscrit, il les fait siennes. Il traite 
de mauvaise plaisanterie (1) la remarque du cardinal Du 
Perron que les rois, mème dépossédés, sont préservés du 
meurtre par leur ancien caractère, qu'ils peuvent toujours 
récupérer en s'amendant (2). Elles correspondent donc bien 
à sa pensée, et nous pouvons ajouter : à la pensée de ses pairs 
adans l'épiscopat, au nom desquels il écrit. Même excom- 
munié, le roi n'est privé d'aucun de ses droits souverains ; 
nulle puissance au monde, y compris le pape, ne peut faire, 
soit directement, soit par des moyens détournés, que les 
sujets soient déliés du serment de fidélité. Quiconque sou- 
tiendrait le contraire serait l'ennemi du pouvoir royal. 
Telle est la thèse gallicane dans toute sa force, celle que Île 
parlement de Paris défendait depuis longtemps déjà, et à 
laquelle le clergé se rallie. 


(4) « Pace tanti viri, merum erat Iudibrium... » Hbid., Pars. fe, lib. 1,. 
sect. 18, ch. 3, p. 140. 

(2) « .… Reges etiam depositos a ciæde esse tutos, quadam habitudine ad 
regian diguitatem, quippe quan emeudati recuperare possent...» 1bid, p. 140. 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 309 


+ 
* + 


Si nous nous reportons un peu plus d’un demi-siècle en 
arrière, nous voyons que le clergé de France professe une 
opinion bien différente. Aux Etats généraux de 1614-1615, 
se posa très nettement la question de l'autorité du pape dans 
un état catholique. Jusqu'alors, l'attitude des Politiques 
avait été plutôt négative : le Parlement rendait des arrêts, 
proscrivait la doctrine romaine. Récemment, du reste, les 
occasions ne lui avaient pas manqué, et Bellarmin, Suarez, 
Mariana, même l’évèque de Pamiers Henri de Sponde, 
auteur d'une Epitome des Annales de Baronius, s'étaient vus 
condamner pour la part trop belle qu'ils faisaient au pouvoir 
papal. Mais s’il existait une tendance incontestable, une 
jurisprudence, disons même une doctrine, nulle part elle ne 
se trouvait explicitement définie. Or, à cette date, le gallica- 
nisme politique trouve sa formule. 

A la fin de 1611, avait paru un petit livre in-quarto d'une 
quarantaine de pages qui avait fait immédiatemeut le plus 
grand bruit. Il était intitulé De ecclesiastica et politica potes- 
tate libellus. L'auteur, Edmond Richer, syndic de la Sor- 
bonne, ne so contentait pas d'y soutenir que toute l'autorité 
législative de l'Eglise réside dans l’épiscopat, bornant le rôle 
du pape à l’exécutionet à l'interprétation des lois, il déniait 
à l'Eglise toute autorité dans le domaine temporel. Société 
spirituelle, disait-il, elle ne saurait exercer aucune action, 
d'aucune sorte, sur les Etats ; sa juridiction ne s'étend pas 
plus sur les territoires que sur les corps (1). 

Comme on pouvait s’y attendre, le parlement de Paris 
s'enthousiasma pour cet ouvrage (2). Trois ans plus tard, 
Louis XIII avant convoqué les Etats généraux, un certain 
nombre de gens de robe entreprirent de condenser en 
quelques phrases les idées politiques du syndic, d'en 
extraire un programme qui fût aussi un manifeste. Richer 
assista-t-1] lui-même, en personne, aux réunions prépara- 


(1) CF. Proc, Edmond Richer, 1876, t. 1, ch. 1v, Le Libellus, p. 225 et neq. 
(2) In., tbid., ch. v, p. 214 et seq. 


310 VICTOR MARTIN 


loires où la formule s'élabora ? On l'u affirmé, sans toutefois 
le démontrer (1); l'influence de son livre, cependant, et 
celle de son activité sont incontestables. Une fois le texte 
rédigé, les députés de Paris proposèrent au Tiers-Etat de le 
faire figurer cn tête de son cahier, comme premier article, 
et de demander quil fût déclaré loy fondamentale du 
royaume. À l'unanimité des douze provinces, le Tiers jugea 
la proposilion excellente et l'adopla (2). | 

Il n'est pas sans inlérèt de reproduire ici la teneur de ce 
document. 


« Que pour arrêter le cours de la pernicieuse doctrine qui 
« s’introduit depuis quelques années contre les rois et puis- 
« sances souveraines, élablies de Dieu, par des esprits sédi- 
«tieux qui ne tendent qu'à les troubler et subvertir, le roy 
« sera supplié de faire arrester en l’Assemblée de ses Estals, 
« pour loy fondamentale du Royaume, qui soit inviolable et 
« notoire à tous, que, comme ilest reconnu souverain en 
« son Estat, ne tenant sa couronne que de Dieu seul, ?/ n'y 
« a puissance en terre, quelle qu'elle soit, spirituelle ou tem- 
« porelle, qui ait aucun droict sur son Royaume pour en 
« priver les personnes de nos Roys, ni dispenser ou absoudre 
« leurs sujets de la fidélité et obéissance qu'ils lui doivent, 
« pour quelque cause ou prétexte que ce soit. Que tous les 
« sujets, de quelque qualité et condition qu'ils soient, tien- 
« dront cette loy pour saincte et véritable, comme conforme 
« à la parole de Dicu, sans distinction, équivoque, ou limi- 
« tation quelconque, laquelle sera jurée et signée par tous 
« les deputez des Estats, et dorénavant par tous les béné- 


Pa 


(1) Cf. Puyo, L. c.,t. 11, p. 84. L'influence directe de Richer est affirmée 
dans une dépñche du nonce UÜbaldini au cardinal Borghèse, secrétaire d'Etat 
de Paul V, du 18 décembre 161%. Arch. vat., Nunzialure diverse, vol. 40, 
f, 324v. Le rédacteur de l'article fut Claude le Prêtre, conseiller au parlement 
de Paris {Puyor, ibid.\. 

(2) On trouvera les détails les plus circonstanciés sur cette affaire dans 
l'ouvrage de Florimond Rarine, Recueil tres eracl el curieux de loul ce qui 
s'est faict et passé de singulier el mémorable en l'Assemblée générale des 
Estats tenus à Paris en l'année 1614. Paris, 1651. L'auteur était lui-même 
député du Tiers-Elat. Voir aussi Picor, Histoire des Élals généraur, Paris, 
1888, t. Ill, 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 311 


« ficiers et officiers du Royaume, avant que d'entrer en pos- 
« session de leur bénéfice et d'être reçus en leurs offices, 
« tous précepteurs, régens, docteurs et prédicateurs tenus de 
« l'enseigner et publier. Que l'opinion contraire, même qu'il 
« soit loisible de tuer ou déposer nos Roys, s'élever et rebeller 
« conlre eux, secouer le joug de leur obéissance, pour quel- 
«que occasion que ce soit, est impie, détestable, contre 
« vérilé et contre l’establissement de la France, qui ne 
« dépend immédiatement que de Dieu. Que tous livres qui 
« enseignent telle fausse et perverse opinion seront tenus 
« pour sédilieux et damnables ; tous étrangers qui l'écriront 
«et publieront, pour ennemis. jurez de Ia couronne ; tous 
« sujets de Sa Majesté qui y adhéreront, de quelque qualité 
« et condition qu'ils soient, pour rebelles, infracteurs des 
« loix fondamentaux du Royaume, et criminels de leze- 
« majesté au premier chef... » (1). 


Si l'on compare ce texle avec le premicr article de la 
Déclaration de 1682, il saute aux yeux que la docirine des 
deux docuinents est identique, sous une forme différente. Il 
suffira donc de voir quelle attitude adopta le clergé à l'égard 
de celui de 4614 pour mesurer le changement de ses opi- 
nions, sur Ja même matière, à soixante-huit ans d'’inter- 
valle. Or cette attitude fut nettement hostile, indignée 
même, etil en donna les raisons. | 

Déjà le Libellus de Richer avail soulevé des protestations 
véhémentes (2). Deux conciles provinciaux l'avaient con- 
damné comme hérélique (3), et la Sorbonne avait puni son 
auteur en lui retirant sa charge (4). La nouvelle formule 
souleva plus d'émotion encore. Avant mème que le Tiers 
l'eût adoptée, le Recteur de l’université de Paris tenta de 
faire approuver par les Facultés un texte identique. Les 
docteurs en théologie refusèrent de le souscrire et déclarè- 


(1) Isauperr, Recueil général des anciennes lois françaises, t. XVI, p. 54. 

(2) Puvoz, £. c.,t. 1, ch. v, p. 282 et seq. 

(3) Le concile de Sens, présidé par le cardinal Du Perron (9 mars 1612) 
et le concile d'Aix, présidé par Paul Hurault (24 mai 1612). Mansi, Ampliss. 
collectio, t. XXXIV, col. 1535-1536, Concilium senonense; et col. 1535-1538, 
Concilium aquense. Cf. 1p., ibid.,t. XXXVI (er, col. 11 et 13.7 

(4) Puvou, L c.,t. 1, p. 395 et seq. 


312 | VICTOR MARTIN 


rent que leur corps s’abstiendrait. (1). Mais devant la me- 
nace de voir ériger cette déclaration en loi du royaume, 
la protestation ecclésiastique prit toute son ampleur. Le 
premier ordre, à la presque unanimité (2), se crut obligé en 
conscience de mettre tout en œuvre pour faire échouer le 
projet. [l s'assura d’abord l'appui de la Noblesse. Le 31 dé- 
cembre, une députation conduite par le cardinal Du Perron, 
et composée de trois archevèques, de plus de trente évêques 
et de nombreux représentants des chapitres, vint solliciter 
son concours et l'obtint. Le surlendemain, 2 janvier 16145, 
elle se rendit, renforcée d’une délégation de la Noblesse, à 
la Chambre du Tiers. Nous possédons Île texte de la haran- 
gue qu'y prononça Du Perron (3). Ce magistral et très long 
document jette sur l'opinion du clergé la plus vive lumière. 
Après un préambule dans le style pompeux de l'époque, 
l'orateur aborde le fond de son sujet, en distinguant dans 
le projet d'article trois éléments qu'il examine l’un après 
l'autre. 


« Or y a-t-il trois points en la substance de votre loi fon- 
« damentale, outre ce qui est des accessoires el circons- 
« lances. Le premier concerne la sûreté de la personne des 
« Rois: et de cettui-là nous en sommes tous d'accord, et 
« offrons de le signer non de notre encre, mais de notre 
« sang : à scavoir que pour quelque cause que ce soit, il n'est 
« permis d’assassiner les Rois ; et non seulement détestons, 
« avec David, l’'Amaléchite qui se vanta d’avoir mis la main 
« sur Saül, encore qu'il eût été rejeté et déposé de Dieu par 
« l'oracle de Samuel ; mais même crions à haute voix, avec 
« le sacré concile de Constance, contre les meurtriers des 


(1) Jouroain, Histoire de l'Université de Paris au xvu® et au xvine siècle, 
p. 81. 

(2) « Come il signor Iddio ha permesso che siano stati quasi tutti concordi e 
ferventissimi in occasione di tanta conseguenza, cosi ho sopra ogni cosa 
invigilato a tenerli bene uniti... ». Dépêche d'Ubaldini au cardinal Borghèse, 
du 17 janvier 1615, Arch. vat., Nunzialura di Francia, val. 56, f. 147-152. Cette 
dépâche raconte tout au long ce qui s'est passé à la Chambre de la Noblesse 
et à celle du Tiers. 

(3) Recueil des actes, titres el mémoires concernant les affaires du clergé de 
France, Paris, 1140, t. XIII, col. 310-382. 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 313 


« Rois, voire de ceux que l’on -prétendroit être devenus 
« tirans : anathème à quiconque assassine les Rois ; malé- 
« diction éternelle à quiconque assassine les Rois ; damna- 
« tion éternelle à quiconque assassine les Rois. 

« Le second point est de la dignité et souveraineté tem- 
« porelle des rois de France : et de cettui-là nous en sommes 
« aussi d'accord. Car nous croïons que nos Rois sont souve- 
« rains, de toute sorte de souveraineté temporelle en leur 
« Royaume ; et ne sont feudataires ni du Pape, comme ceux 
« qui ont reçu ou obligé leurs couronnes à cette condition, 
« ni d'aucun autre Prince ; mais qu’en la nuë administration 
« des choses temporelles ils dépendent immédiatement de 
« Dieu, et ne reconnaissent aucune puissance par dessus 
« eux que la sienne. Ces deux points, donc, noùs les tenons 
« pour certains et indubitables, mais de diverses sortes de 
« certitude ; à scavoir : le premier de certitude divine et 
« théologique ; et le second de certitude humaine et histo- 
« rique. Car ce que le pape Innocent IIf affirme, que le roi 
« de France ne reconnoît aucun supérieur au temporel, c'est 
« par forme de témoignage historique qu'il l’affirme. Et ce 
«que certains autres Roïaumes dont il semble écrire le 
« même ont depuis changé et se sont obligez à quelque 
dépendance temporelle du Siège Apostolique, et que la 
« France est demeurée en son premier état, c'est l’histoire 
« et non la foi qui nous l'apprend. 

« Reste le troisième point, qui est à scavoir si les Princes 
« aïans fait, ou eux ou leurs prédecesseurs, serment à Dieu 
« et à leurs peuples de vivre et mourir en la religion chré- 
« tienne et catholique, viennent à violer leur serment et à 
« se rebeller contre Jésus-Christ, et à lui déclarer la guerre 
« ouverte : c'est-à-dire viennent non seulement à tomber en 
« manifeste profession d'hérésie ou d’apostasie de la religion 
« chrétienne, mais même passent jusques à forcer leurs 
« sujets en leurs consciences, et entreprennent de planter 
« l’Arrianisme ou le Mahométisme ou autre semblable infi- 
« délité en leurs Etats, et y détruire et exterminer le chris- 
« tianisme, leurs sujets peuvent être réciproquement decla- 
« rez absous du serment de fidélité qu'ils leur ont fait; et cela 
«arrivant, à qui il appartient de les en déclarer absous. Or 


[6 


LS 


314 VICTOR MARTIN 


« c'est ce point là que nous disons être contentieux et dis- 
« puté : car votre arlicle contient la négalive, à scavoir 
« qu'il n'y a nulcas auquel les sujets puissent être absous 
« du serment de fidélité qu ils ont fait à leurs Princes. Et au 
« contraire toutes les autres parties de l'Eglise catholique, 
« voire mème toute l'Eglise gallicane, depuis que les écoles 
« de théologie y ont été instituées jusqu'à la venuë de Calvin, 
«tiennent l'affirmalive, à scavoir que quand un Prince 
« vient à violer le serment qu'il a fait à Dieu et à ses sujets 
« de vivre et mourir en la religion catholique, et non seu- 
« lement se rend Arrien ou Mahométan, mais passe jusques 
« à déclarer la guerre à Jésus-Christ, c'est-à-dire jusques à 
« forcer ses sujets en leurs consciences et les contraindre 
« d'embrasser l’Arrianisme ou le Mahométisme ou autre 
« semblable infidélité, ce Prince-là peut être déclaré déchu 
« de ses droits, comme coupable de félonie envers celui à qui 
« il a fait le serment de son Roïaume, c'est-à-dire envers 
« Jésus-Christ, et ses sujets être absous, en conscience el au 
« tribunal spirituel et ecclésiastique, du serment de fidélité 
« qu'ils lui ont prèté; el que ce cas-là arrivant, c’est à l’autho- 
« rité de l'Eglise, résidente ou en son chef qui est le pape, 
« Ou en son corps qui est le concile, de faire cette déclara- 
tion (1) », 


L'antinomie ne pouvait être plus nettement accusée entre 
la thèse parlementaire de l'indépendance absolue et la doc- 
trine du clergé, « à sçavoir qu'en quelques cas les sujets peu- 
vent être absous du serment fail par eux à leurs princes (2) ». 
Et celte doctrine, le clergé ne se contente pas de l'affirmer : 
il tient pour son devoir de la faire prévaloir coûte que coûte. 
Il multiplie les démarches auprès du roi et des ministres, 
menace de fulminer l'excommunication contre les auteurs 
du projet, refuse de délibérer sur toute autre question tant 
qu'il n'aura pas gain de cause sur ce point (3). Et de fait, le 


() L. c., col. 315-317. 
(2) Ibid., col. 324. 
(3) Dans un discours qu'il tint au roi, le 8 janvier 1615, Charles Miron, évêque 
d'Angers, le dit expressément. Dépèche déja citée du nonce Ubaldini, du 
{7 janvier 1615 : « Se per quello che in questo fatto tocca l'autorità della 


\ L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 315 


13 janvier, Louis XIII se fait apporter le fameux article, et 
interdit au Tiers de l’insérer dans son cahier (1). 

Il n’y a donc pas de doule : une évolution s’est produite 
dans l’état d'esprit du clergé de France au cours du xvur° siè- 
cle, et aux États généraux de 1613 elle n'était pas encore 
commencée. Ainsi, c'est entre celte date ct 1682 qu'elle se 
situe et qu'il convient de l’étudier. 

On a expliqué la Déclaration par les démèêlés relatifs à la 
régale ; on a allégué aussi le rayonnement de la personna- 
lité du Roi-Soleil. Ces influences sont incontestables, mais 
elles ne furent pas les seules. Certains historiens ont pres- 
senti l'importance de quelques querelles généralement assez 
mal connues, et que l’on pourrait prendre à première vue 
pour de banales disputes de théologiens (2). Leur rôle nous 
paraît considérable, et il y a lieu de les mettre en lumière. 

Pour suivre l’évolution des idées sur cette question de 
l'indépendance des rois à l'égard de l'Église, dans l'ordre 
temporel, c'est sur la Faculté de théologie de Paris qu'il 
faut fixer ses regards. En effet, la plupart des membres in- 
fluents du clergé sont formés par elle ; elle montre le che- 
min que l'église gallicane finit toujours par suivre. En cette 
affaire en particulier, nous la vovons établie dans la nouvelle 
position dès 1663 (3), vingt ans avant la déclaration de 
l'épiscvopat. Aussi Bossuet invoque-t-il son autorité, comme 
d'ailleurs le faisait Du Perron en 1615. Or la Faculté tient 
registre de ses actes, ct ainsi nous pouvons discerner les 
courants qui l'agitent. 


Chiesa e la Religione non vi si provede con il braccio di Sua Maestà, 
nessuna consideratione era bastante di ritenere i prelati dal fulminare le 
censure e scommuniche contro quelli che di questi attentati contro la detta 
auttorità eccta fossero giudicati colpevoli, e che il clero non tratteria in 
questi comitii altri affari se prima non li fosse data intiera sodisfattione in 
questo che troppo li prema ». 

(1) Même dépêche. Cf. Paul Vioirer, Le roi el ses ministres, Paris, 1912, 
p. 108. 

{2) Paul Vrourer, L. c., p. 109 : « Préface à la déclaration de 1682 », 
(3) DuPeessis D'ARGENTRÉ, Colleclio judiciorum, t. 111, p. 89-91. 


316 VICTOR MARTIN 


# 
” + 


Mais une question préalable se pose. Les opinions affirmées 
en 1682 sont-elles bien une nouveauté, ou n’aurait-on pas 
plutôt, en 1614-1615, la manifestation d’un état d'esprit pas- 
sager, et comme une crise accidentelle d'ultramontanisme, 
sans lien avec le passé, après quoi les idées reviennent à 
leur ligne traditionnelle? Bossuct le prétend (1). A vrai dire, 
la harangue de Du Perron le gène singulièrement; et il 
s'efforce d'en diminuer la portée. L'article du Tiers choquait 
le clergé, dit-il, à cause de la source d'où il émanait : en 
matière de doctrine, l'autorité spirituelle ne pouvait admettre 
que des laïcs légiférassent, déclarassent telle opinion impie 
et contre vérité, telle autre conforme à la parole de Dieu (2). 
Ce sentiment exista (3); mais il y avait autre chose, on l’a 
vu, qu'une question de compétence. Du reste, Bossuet lui- 
même sent si bien la faiblesse de cet argument qu'il cherche 
d'autres explications. Et celles qu'il trouve ne sont guère 
plus convaincantes : l'illustre cardinal aurait été victime 


(1) Defensio : Praevia dissertatio, ch. xin, &. c., p, 20. Bossuet dit en gé- 
néral que la Déclaration exprime les opinions de la tradition gallicane, et il 
cite précisément les mémes auteurs que nous utiliserons plus loin; mais tous 
les textes qu'il allègue se rapportent aux trois derniers articles; pas un ne 
corrobore le premier. — On pourrait trouver la même erreur chez quelques 
historiens modernes, p. ex. Hanotaux, Recueil des instructions données aux 
ambassadeurs el ministres de France. Rome, p. Lxxut et seq. | 

(2) « Sacro ordini grave visum est, a regni ordinibus, autoribus tertii ordi- 
nis deputatis, de religione decerni: tum de autoritate papæ moveri contro- 
versias »... etc. L. c., pars Ia, L. IV, ch. 14, p. 511. 

(3) Du Perron le dit lui-même : « Cela donc, nous soutenons que c'est usur- 
per le sacerdoce, que c'est mettre la main à l'arche, que c'est prendre l'en- 
censair.., » (L. c., col. 318). Et ailleurs : « Le second inconvénient que je 
me suis obligé de inontrer en la proposition de cette loi fondamentale, c'est 
que non seulement elle attribue aux personnes laïques l'autorité de juger des 
choses de la religion et décider que la doctrine qu'elle contient est conforme 
à la parole de Dieu, et la contraire impie, perverse et détestable, mais même 
qu'elle leur attribuë l'autorité d'imposer nécessité aux ecclésiastiques de ju- 
rer, prècher et enseigner l’une et impugner par sermons et par écrits l'autre. 
Or qui ne voit que cela est rendre l'Église semblable à cette femme dont 
parle saint Épiphane, qui mettoit son chaperon à ses pieds et ses souliers à 
sa tête ? » (Ibid., col. 341). 


L'ADOPTION DU GALLIGANISME POLITIQUE 317 


de sa propre éloquence, sa fougue l’entraîna au delà des li- 
mites de la vérité; en outre, il avait des raisons personnelles 
de se faire bien voir en Curie (1). L'on préférerait ne point 
trouver de pareilles raisons sous une telle plume. 

La Sorbonne, de son côté, soutient la même thèse : à plu- 
sieurs reprises, elle a déclaré n'avoir Jamais admis d'autre 
théorie que celle de l'indépendance absolue {2). Pour le 
prouver, elle décidu même de publier, en 1717, en « latin 
et en françois, toutes les censures, conclusions et déclara- 
tions qu'elle a faites et données en différents temps concer- 
nant l'autorité souveraine des Rois et la conservation invio- 
lable de leur personne et de l'État (3) ». Le recueil paru 
en 1720, à Paris, chez Jean-Baptiste Delespine, sous ce 
titre : Censures et conclusions de la Sacrée Faculté de Théo- 


(1) « Facile enim credimus vehementissimum oratorën ipso quo rapiebat 

citerus eloquentir impetu fuisse abreptum, neque veritum auditores ultra 
metas impellere, ut cum se repressissent, tamen quo ipse vellet loco consti- 
terent, atque a censura abstinerent. Quanquam et aliw causæ inerant cur 
_in romauaim curiam propenderet... » Ibid., p. 513. 
(2) «... 4° : Que ce n'est point la doctrine de la Faculté que le pape ait aucune 
autorité sur le temporel du roy très chrétien, qu'au contraire elle a toujours 
résisté même à ceux qui n'ont voulu luyÿ attribuer qu’une puissance indi- 
recte ; 20 : que c’est la doctrine de la Faculté que le roy très chrétien ne recon- 
noit et n'a d'autres supérieurs au temporel que Dieu seul, et que c'est son an- 
cienne doctrine de laquelle elle ne se départira jamais ; 3° : que c'est la doc- 
trine de la Faculté que les sujets du roy lul doivent tellement la fidélité et 
l'obéissance qu'ils n'en peuvent ètre dispensez sous quelque prétexte que ce 
soit ». Déclaration du 4 mai 1663. DurLessis b'ARGENTRE, L. €, t. LIN, p. 90. — 
« 40 : Qu'elle ne recounoit pointetn a jamais reconnu pour ses décrets ceux 
qui ont été publiez sous son noin pendant les résnes d'Henri Het d'Henri IV, 
au préjudice de la majesté sacrée de'nos Rois, de leur autorité souveraine, 
de leur sûreté perpétuelle et de la paix et du salut de l'État... 3° : Elle a pro- 
posé qu'elle n'a jamais embrassé et qu'elle n'embrassera jamais l'erreur ex- 
primée dans ces décrets et opposée à sa doctrine... » Conclusion du 2 février 
1717. Io., ibid., t. 11, p. 494. Ces déclarations sont admises sans contrôle par 
le plus récent historien de la Faculté. « Quand Bossuet invoquait, à l'appui 
de la famcuse Déclaralion de 1682, les doctrines de la Faculté de théologie, 
il était parfaitement dans la vérité. Ces doctrines, dont la Faculté était pour 
le moins une mère adoptive, furent par elle, au xvne siècle, comme dans le 
passé, constamment enseignées et ardeimment défendues. » FéRETr, La Faculté 
de théologie de Paris, Époque moderne, t. IL, 1904, p. 249. II est à remarquer 
que l'auteur entend bien parler de la doctrine politique. 

(3) DuPcessis D'ARGENTRÉ, d. c., t. 1, p. 494. 


318 VICTOR MARTIN 


logie de Paris, touchant la souveraineté des Rois, la fidélité 
que leur doivent leurs sugets, la süreté de leurs personnes 
et la tranquillité de l'État. Si l'on s'en tient à la déclaration 
des compilateurs, la thèse est bien indiscutablement éta- 
blie : « Les députez de la Faculté ont tiré de ses Archives, 
« avec toute la fidélité et toute l'exactitude que l’importauce 
« de la matière exigcoit d’eux, les conclusions, les censures 
« et les autres monumens qui s’y sont trouvez. Ces piè- 
« ces prouvent d’une manière invincible... que la Doctrine 
« de la Faculté sur la souveraineté des Rois a toujours été, 
« d'une manière fixe et immuable, que le pape et méme 
« l'Église n'ont aucun pouvoir, ni direct ni indirect, sur le 
« temporel des Rois ; qu'aucune puissance ecclésiastique ne 
« peut dispenser les sujets des souverains de leur rendre le 
« respect, l'obéissance, la fidélité et les secours auxquels ils 
« sont obligez par serment à leur égard; que. l'excommuni- 
« calion ne peut jamais avoir de lieu contre les testes couron- 
« nées ou contre leurs officiers en ce qui appartient à l'erercice 
de leurs charges ; non plus que contre leurs sujets en ce qui 
peut étre un effet de l'obéissance qu'ils leur doivent ; enfin 
« qu'il n'est jamais permis aux sujets d'attenter à la personne 
« de leurs légitimes souverains (1) ». 


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nn 


mm 
EN 


On ne saurait exagérer l'importance d'un tel recueil. Il 
s'agissait, pour la Faculté, de se laver du reproche d'avoir 
servi la Ligue, d'avoir manqué de lovalisme à l'égard du roi 
de France (2). Ses délégués ont mis trois ans pour fouiller les 
archives ; il ya donc lout lieu de croire qu'ils n'ont laissé 
échapper aucun document intéressant, et qu'ils nous ont 
donné toutes les preuves capables d'étaver leur affirmation. 

Or, qu'y voyons-nous ? Que Jamais, avant le xvnr° siècle, la 
Faculté n'a émis une seule conclusion dans le sens de l'indé- 
pendance absolue. Le titre d'une pièce, la première, datée 
du 23 juin 1303, pourrait induire en erreur : Acte d'appel 
intergeté par l'Université de Paris des bulles et procédures du 
pape Boniface VIIT contre le Roy Philippe le Bel, au sujet de 


(1) P. 23. Souligné dans le texte. 
12: L'occasion de cette publication est indiquée tout au lony dans un dis- 
cours du syndic de la Sorbonne. DuPLESSIS D'ARGENTHE, L. c., t. Il, p. 484-493. 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 319 


la souveraineté et du temporel des Rois. Mais, tout d'abord, 
il s'agit de l’université, non de la Faculté de théologie. En 
outre, ce titre ne correspond pas du tout à la teneur du 
document. Pas un mot de souveraineté ou de temporel ; 
c'est un appel au futur concile : l'université se joint au roi 
et aux prélats pour en demander la convocation, dans le but 
de juger « le seigneur Boniface VIIT », objet de « plusieurs 
accusations de crimes énormes et détestables dont quel- 
ques-uns concernent l'hérésie ». 

En réalité, les trois derniers articles de la Déclaration de 
1682 sont seuls dans la tradition de l’église gallicane. La 
Facullé de théologie de Paris, et le clergé avec elle, était de 
longue date conciliaire : elle combattait les tendances ultra- 
montaines sur le terrain de la constitution de l'Église ; elle 
admetlait la subordination du pape à l'ensemble de l'épisco- 
pat. Mais elle ne fut pas, avant le xvu* siècle, el quoi qu’elle 
en ait dit, régaliste : elle ne refusa pas au pape [le droit d’in- 
tervenir, au moins en cerlaines circonstances, dans les 
aflaires des rois et même du roi de Frunce. 


ÎF. — La TRADITION GALLICANE. 

Les doctrines mûrissent d'ordinaire sous l'influence des 
événements. Le problème des relations entre l'Église et l'É- 
lat ne s'est guère posé en France avant le xive siècle. Ce sont 
les démèlés de Philippe le Bel avec Bonilace VIT qui l'ont 
mis à l'ordre du jour.Il ne convient donc pas de remonter 
plus haut, quand on recherche sur ce point l'opinion tradi- 
tionnelle. Les actes mèmes de la Sorbonne ne nous four- 
nissent pas d'éléments d'information. Nous avons vu qu'il 
ne s’en trouve pas à l'appui du gallicanisme polilique ; mais 
il n'y en a pas non plus qui permettent de saisir l'existence 
d'un courant contraire : du moins ne les a-t-on pas publiés. 
C'est ailleurs qu’il faut chercher des renseignements. Peu 
importerait l'afHirmation isolée de tel ou tel obscur théolo- 
gien. Mais certains maîtres célèbres du xiv*, du xv° et du 
xvi® siècle ont toujours été tenus pour les porte-paroles 
autorisés de l'illustre école. Individuellement ou en corps, 


320 VICTOR MARTIN 


les docteurs se retranchent derrière leur autorité: ils allèguent 
un Jean de Paris, un Gerson, un Almain, un Major, comme 
des lumières et presque des oracles. Ces maîtres représentent 
l'enscignement ofliciel, ils personnifient la Sorbonne et sont, 
pour parler comme Du Perron, les « arcs-boutants » de la 
théologie gallicane (1). C’est donc leurs w'uvres qu'it faut 
interroger. Or la doctrine que nous y trouvons est sensible- 
ment la même qu'exposait Du Perron aux États de 1614- 
1615. 


Les partisans de l'indépendance absolue allèguent généra- 
lement, pour justifier leur théorie, la nécessité de sauvegar- 
der le vie des rois. Cette considération se retrouve dans l’ar- 
ticle du Tiers comme dans le discours de Condé à Louis X[IT, 


(4) 11 y a deux docteurs désignés sous ce nom de JEAN pe Paris, tous les 
deux dominicains. L'un, Jean Point-l’Ane {Pungensasinum) est asssez obscur ; 
il mourut vers 1269. L'autre, Jean Quidort, ou Jean le Sourd, est beaucoup 
plus célébre et c'est de lui que nous parlons ici. Il écrivait à la fin du 
xine siécle et au début du xivt. Son traité De potes{ale regia et papali, com- 
posé à l'occasion des déméèlés de Philippe le Bel avec Boniface VIH, se trouve 
imprimé dans GOLDAST, Slalus [Monarchia] S. R. Imperti, hoc est tractalus 
de jurisdiclione imperiali et regia {dans l'édition d'Amsterdain, de 1631, t. IE, 
p. 108 et seq.). L'édition la plus citée des œuvres de GERson (1363-1429) est 
celle d'Ellies du Pin, Anvers, 1706. Ne l'ayant pas sous la main, nous soinmes 
obligé de renvoyer à celle de Paris, 1606 : Joannis (rersonti doctoris et can- 
cellarii parisiensis opera, à tomes en 2 vol. Nous la citerons ainsi : Gersoni 
opera. — Jacques ALMaIN est mort en 1515, et fut un des théologiens les plus 
illustres de son époque. Louis XII, nous dit Bavle, lui demanda d'écrire pour 
soutenir ses intérêts contre Jules Il, et ce fut lui que la Faculté désigne pour 
réfuter les idées du cardinal Cajetan : elle « n'eut pas sujet de se repentir 
de son choix » (Bayee, Dict. hist, 1, p.165). Ses deux traités qui se rapportent 
a notre sujet : De polextale ecclesiastica et laica et Quiéslio resumpliva de 
dominio naturali, civili et ecclesiastico, sont imprimés parmi les œuvres de 
Gerson it. 1 de l'éd, de 1606). — Jean Masor, quoique Écossais, a toujours été 
considéré comme une des Juunières de la Faculté de Paris. Il mourut vers 1540, 
après avoir enseigné longtemps à Paris, au collège de Montaigu. Ses idées 
politiques sont exposées dans un fragment de son commentaire sur les Sen- 
tences, imprimé parmi les œuvres de Gerson it. 1 de l'éd. de 1606) sous ce 
titre’: Joannis Majoris docloris purisiensis dispulalio, excerpla de verbo ad 
verbum ex ejusdem commentariis in librum IV sententiarum, dist.XXIV, — Cf. 
Bayer, Diet. hist. el critique, ErLies bu Pix, Nouvelle bibliothèque des auteurs 
ecclésiastiques, et, pour les trois premiers auteurs, Dictionnaire de théologie 
catholique de VACANT, MaANGENOT et AMANN. 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 321 


sous la plume de Bossuet comme sous celle des docteurs de 
Sorbonne chargés de publier le recueil de 1720. Tout en com- 
battant la thèse générale de l'indépendance absolue, Du Per- 
ron, nous l'avons vu, ne fait aucune difficulté d'admettre le 
caractère sacré de la vie des princes. En effet, sur ce point, 
la doctrine avait pris corps. Tant que la question s'était 
agitée simplement dans des exercices d'école, les théologiens 
de France lui avaient donné, comme les autres, des solutions 
spéculatives, fondées sur le raisonnement philosophique et les 
textes anciens. Gerson ne craignait pas d'écrire, par exemple, 
que si le prince s’obslinait dans la tyrannie, alors il deve- 
nait loisible d'opposer la force à la force; et il ajoutait, 
citant Sénèque : « Aucune victime ne saurait être plus 
agréable à Dieu qu’un tyran (1) ». 

Mais le 23 novembre 1407,le duc de Bourgogne, Jean sans 
Peur, fait assassiner dans un guet-apens le frère du roi de 
France, Louis d'Orléans (2). Un docteur de la Faculté de 
Paris, le cordelier Jean Petit, entreprend de plaider la cause 
du meurtrier. Dans une Justification pour le duc de Bour- 
gogne, il soutient que la loi naturelle et la loi divine auto- 
risent de tuer les tyrans, de les assassiner « honteusement et 
par embüûches » (vi//ane, per bonas cautelas), que c'était une 
action honorable et méritoire, et que le roi, seigneur souve- 


(1) Decem consideraliones principibus el dominis ulilissimae. « Septima con- 
sideratio : Error est dicere terrenum principem an nullo suis subditis dumi- 
nio durante obligari, quia secundum jus divinum, et naturalem æquitatem, 
et veruin dominii finem, quemadmodum subditi debent fidem, subsidium et 
servitium domino, sic etiam dominus subditis suis fidem debet et protectio- 
nem. Et si eos manifeste et cum obstinatione in injuria et de facto prose- 
quatur princeps, tunc regula hic naturalis : vim vi repetlere licet, locum 
habet. Et id Seneci in tragcdiis : nulla Deo gratior victima quam tyrannus...» 
Gersonti Opera,t. IV, col. 827. Cet opuscule n'est pas daté ; mais manifeste- 
ment il est antérieur à 1407; Gerson ne se fût point exprimé de la sorte 
après les déméêlés où l’avait entrainé l'affaire de Jean Petit. D'autre part, la 
même citation se retrouve dans un discours qui paraît bien de la même 
époque, la Solemnis oratio ex parle universilatis parisiensis... in praesenlia 
regis, lequel est de 1405. Jbid., col. 191. 

(2) Sur l'affaire de ce meurtre et de sa justification par Jean Petit, voir Ba- 
RANTE, Histoire des ducs de Bourgogne (1° éd., 1854), t. Il, p, 418 et HIT, p. 14 ; 
Noez Vauois, La France el le grand schisme d'Occident, t. IV (pages indiquées 
à l'index, au mot Petit). | 


Rasvus Das Scigxczs REuIG., t. VI, 1926, 21 


322 VICTOR MARTIN 


raih du tyran assassiné, devait se montrer content du meur- 
trier, le récompenser, l'aimer plus qu'auparavant (1). La 
Faculté de théologie ne comptait pas la victime parmi ses 
amis. Le duc d'Orléans soutenait Benoît XIII, alors que 
l'université poussait le roi à se dégager de l'obédience 
d'Avignon (2). Néanmoins, devant le fait brutal, elle s'émeut 
et se révolte. Elle entrevoit les conséquences dangereuses 
dont la doctrine du tyrannicide était grosse; elle s’insurge 
contre elle et la désavoue. 

En effet, l'évêque de Paris, Gérard de Montaigu et frère 
Jean Polet, inquisiteur, ramenèrent la Justification de Jean 
Petit à neuf propositions, les condamnèrent, et requirent la 
Faculté de dire son avis sur elles. Ils les résumaient ainsi : 


Quilibet tyrannus potest et debet licite et meritorie occidi a 
quocumque suo vassallo aut subdito, et per quemcumque mo 
dum, maxime per insidias el per flalerias, non obstante quo- 
cumque juramento aut confederatione facta apud eum, non ex- 
pectando sententiam aut mandatum judicii cujuscumque (3). 


Cent quarante et un docteurs adhérèrent à la condamna- 
tion (4), qualifièrent chacune des neuf propositions, et sous- 
crivirent une censure en forme dont les lermes sont d'au- 
tant plus intéressants qu'ils dépassent le cas particulier. En 
effet, le mot « tyran » prêlait à équivoque. En l'espèce, il ne 
s’'appliquait pas à un souverain, mais bien à un vassal puis- 
sant, en qui Jean Petit affectait de voir un factieux, un chef 
de parti dangereux pour le bien public. La Faculté, au con- 
traire, le prend dans son sens ordinaire, celui de roi abusant 
de son pouvoir, et l’un des considérants qu'elle allègue pour 
justifier sa condamnation est le danger qu'une pareille doc- 
trine, si elle s'accréditait, ferait courir aux rois. 


(1) Voir le texte des neuf propositions extraites de Jean Petit, dans Gersonii 
opera, t. 1, col. 409. Id. dans Durressis D'ARGENTRHÉ, op. cil., t. 1, p.184 (2° pa- 
gination). 

(2) Cf. Noez Varvuis, op. cit.,t. II, ch. vet vi. 

(3) Gersonii opera,t. |, col. 412. 

(4) GERSON, Dialoqus apologeticus, L. c.. 1. HIT, col. 10. Ce chiffre se retrouve 
dans la censure de la Faculté du 4 juin 1610 (voir plus loin, p. 326). 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 323 


Hæc assertio sic generaliter posita et secundum accepltionem 
hujus vocabuli fyrannus est errorin nostra fide et doctrina bono- 
rum moruin ; esli contra præceptum Dei non occides, glossa pro- 
pria authoritate; et contra hoc quod dicit Dominus noster : 
Omnes qui gladium acreperint, glossa propria authorilate, gladio 
peribunt. Ilem, hæc assertio vergit in subversionem tolius reipu- 
blicæ et uniuscujusque regis aut principis. Item, dat viam et 
licentiam ad plurima alia mala, et ad fraudes et violationes fidei 
et juramenti, el ad proditiones et generaliter ad omnem inobe- 
dientiam subjecti ad dominum suum; et ad omnem infidelitatem 
et diffidentiam unius ad alterum, et consequenter ad æternam 
damnalionem. Item, ille qui affirmat obstinate talem errorem et 
alios qui inde sequntur est hæreticus, et tamquam hæreticus 
debet puniri, etiam post suam mortem. Notelur in decretis 23, 
q. 5 (1), etc. Actum anno 1413, die Mercurii, 143 decembris (2). 


« 


Pour donner à cette décision une portée plus grande, la 
Faculté, l'université (3) et le roi de France voulurent la faire 
homologuer par le concile réuni à Constance. Cette confir- 
malion ne fut pas obtenue sans difficulté. Gerson, qui par- 


(1) Cette note vise le Décrel de GrATIFEN, Cause XX1II, question V, où sont 
réunis quarante-neuf canons relatifs à l'homicide. 

(2) Gersonii opera, t. 1, col. 412. — Reproduit dans la censure du # juin 1610. 
DuPLESsIS D'ARGENTRÉ, 0p. Ctl., t. 11, p. 11 (2° pagination). 

(3) L'université de Paris se montra très ardente dans la poursuite des idées 
de Jean Petit sur le tyrannicide. Cf. Durzessis D'ARGENTRÉ, op. ctl., t. 1, 
p. 181-188 et les textes auxquels renvoie ce compilateur, imprimés dans les 
œuvres de Gerson. — MicueLzrr utilise donc plus son imagination que Îles 
textes, quand il dit que l'université, dans son ensemble, peusait comme Jean 
Petit. Histoire de France, éd. illustrée de 1830,t. V. « Le duc de Bouryogne ne 
pouvait manquer de défenseurs parmi les gens de l'Université. Son pére et 
lui avaient toujours été liés avec ce corps par la haine commune du duc 
d'Orléans et de son pape Benoît XIII. Ils avaient protégé les principaux doc- 
teurs... » (p. 235). « Le discours de Jean Petit ne mériterait guère d'attention 
si c'était l'œuvre individuelle d'un pédant, l'indigeste avorton issu du cerveau 
d'un cuistre. Mais non : il ne faut pas oublier que Jean Petit était un doc- 
teur très important, trés autorisé. Cette monstrueuse laideur de confusion 
et d'incohérence, ce mélange sauvage de tant de choses mal comprises, c'est 
du siècle et non de l’homme. J'y vois la grimacante figure du moyen âge 
caduque, le masque demi-homine, deni-bête de la scolastique agonisante » 
(p. 240). L'image est saisissante; elle n'a qu'un défaut, celui de figurer une 
chimère. 


324 VICTOR MARTIN 


lait au nom des Parisiens, n'eut pas seulement à combattre 
l'opposition de Martin Porée, évêque d'Arras et ambassadeur 
de Jean sans Peur : les théologiens des quatre ordres men- 
diants soutenaicnt le cordelier, même ceux de la Faculté de 
Paris (1). Et il faut croire que leur nombre était considé- 
rable et leurs allégations hardics, puisque Gerson s'attache 
à réfuter ces deux arguments : les défenseurs de la thèse de 
Jeañ Petit sont plus nombreux que ses détracteurs (2); et 
celle-ci est parfaitement défendable, il suffit de la bien 
entendre (3). À la fin, cependant, Gerson eut gain de cause : 
en partie du moins. Sous la pression de l’empereur (4) Sigis- 
mond, en effet, le concile condamna la doctrine du tyran- 
nicide (5), mais il refusa de nommer Jean Petit, de peur 
d'atteindre, derrière lui, le Bourguignon (6). | 

Dès lors, la thèse de la Faculté sur le meurtre des princes, 
admise par un concile dont on ne conteste pas l'autorité, fut 
d'enseignement classique en France. Jean sans Peur et le duc 
d'Orléans étaient alliés ; l'assassinat de ce dernier se compli- 
quait donc de parjure, et nous avons vu que la notion du 
serment violé intervenait dans les considérants de la con- 
damnation. Désormais, la même notion sera invoquée, mais 
en l'appliquant aux relations des sujets avec leur prince : ils 
lui ont juré fidélité, et à ce titre sa vie doit leur être dou- 
blement sacrée. 


(1) GEhsoN, Proposilio facta coram concilio generali constantienst ex parte 
regis Franciae, d, c.. t. I, col. 382. 

(2) Io., thid. « Calumnia VIT. Respondemus alteri calumniæ quæ a veri- 
tate vacua per universitatem conatur evincere, dicens assertiones istas plures 
_ habere defensores quan oppugnatores, sunt idcirco veræ vel saltem opina- 
biles ». Col. 382. 

(3) « Calumnia VI. Veniamus ad sextain calumniam dicentium quod asser- 
tiones istæ sunt satis exponibiles ad aliquem sensum verum ». Ibid., col. 381. 

(4) Genson, Dialoqus apologelicus, op. cit., t. ILE, col. 70. Les textes donnent 
toujours à Sigismond, pendant le concile de Constance, le titre de roi des 
Romains, quoiqu'il gouvernât l'empire, et qu'il n'y eût pas d'autre empereur; 
mais il n'était pas encore sacré, et le titre d'empereur ne se prenait officielle- 
ment qu'après le sacre. 

(5) Voir le texte dans GrRsoN, Dial. apol., ibid, col. 10. Reproduit dans la 
censure de 1610. DUPLESsIS D'ARGENTRÉ, 0p. cil.,t. 11, p. 41 (29 pagin.). 

(6) Sur les dessous politiques de cette alfaire au concile de Constance, cf. 
NoEL Valois, op. cil., t. IV, p. 320-324, 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 325 


L’assassinat d'Henri IV devait fournir à la Faculté l’occa- 
sion de revenir solennellement sur la censure de 1413. Le 
27 mai 1610, le parlement de Paris, « procédant au jugement 
du procez criminel et extraordinaire contre le très-méchant, 
très-cruel et très-détestable parricide commis en la personne 
sacrée du roi Henri IV », avait ordonné à la Sorbonne de 
renouveler sa condamnation du régicide (1). La Faculté, 
humiliée par le souvenir de son atlitude pendant la Ligue, 
fut trop heureuse de montrer l’ardeur de son loyalisme. Le 
& juin, pour satisfaire à cet « arrest ordonnant chose si 
juste et si nécessaire », elle assembla tous ses docteurs, « en 
vertu de l’obéissance par eux jurée à ladite Faculté ». Le 
procès-verbal de cette séance reflète une émotion sincère et 
bien compréhensible : on était à peine à trois semaines du 
crime; chacun pensait non seulement à Ravaillac, mais en- 
care à Chastel, à Jacques Clément, aux dernières guerres 
civiles; chacun savait la part du fanatisme, de l'illyminisme, 
de la perversion religieuse dans les derniers attentats. 


« Ayant considéré... que depuis quelques années certaines 
« opinions étrangères, séditieuses et impies ont tellement per- 
verli l'esprit de plusieurs hommes, qu'ils n’ont eu en hor- 
« reur de soüiller les rois et les princes du nom exécrable 
« de tyran, et en conséquence d'un si détestable prétexte, 
« comme aussi sous couleur d’aider et avancer la piété, la 
« religion ou le bien public, de conspirer contre leurs per- 
« sonnes sacrées et d'ensanglanter leurs mains parricides 
« d'un sang qui est si cher et de si grand prix, et consé- 
« quemment d'ouvrir la porte à toutes sortes de méchancetez, 
« perfidies, déloyautez, fraudes, tromperies, surprises, trahi- 
« sons, meurtres..….; finalement connoissant que telles opi- 
« nions pestilentieuses cet diaboliques, en ce temps, rendent 
« ceux qui se sont séparez de l'Eglise catholique, A posto- 
« lique et Romaine, obstinez dans leurs erreurs, et leur font 
« füir les religieux, docteurs et prélats catholiques, bien 
« qu'ils soient innocens, comme s'ils enseignoient et auto- 
« risoient une si pernicieuse doctrine. l'outes lesquelles rai- 
« sons et autres semblables après avoir été diligemment exa- 


Lun 
Pa, 


(41) Durcessis D'ARGENTRÉ, op. cil.,t, 11. p.9 (2° pagin.). 


326 VICTOR MARTIN 


« minées : ladite Faculté, d'un commun accord et d’une 
« ferme résolution, déteste et condamne telles doctrines 
« étrangères et sédicieuses comme impies, hérétiques, enne- 
« mies de la société humaine, de la paix, tranquillité pu- 
« blique et de la religion catholique. En foy et témoignage 
« de quoi elle a estimé devoir renouveller son ancien décret 
« conclu et résolu il y a deux cens ans, par l'avis de cent 
« quarante-un théologiens, sur la condamnation de cette 
« proposition exécrable. » 


Suit la teneur de l’ancienne censure et de la condamna- 
tion par le concile de Constance ; après quoi le procès-verbal 
continue : 


« Partant, la sacré Faculté, après avoir exactement et soi- 
« gneusement examiné les opinions de tous les docteurs en 
« général et de chacun en particulier, est d'avis, première- 
« ment, que l’ancienne censure de la Faculté, confirmée par 
« Le Concile de Constance, soit non seulement renouvellée, 
« mais aussi bien inculquée en l'esprit de tous les hommes; 
« secondement, que c'est chose séditieuse, impie et hérétique 
« d’attenter et mettre les mains violentes sur les sacrées 
« personnes des Rois et Princes, quelque prétexte que tout 
« sujet, vassal ou étranger quelconque puisse prendre ou 
« rechercher. En troisième lieu, elle veut et arrête que tous 
« les docteurs et bacheliers en théologie, au jour que l’on a 
« coutume de faire serment de garder les statuts et articles 
« de ladite Faculté, jureront aussi et prometteront sous leur 
« seing d'enseigner la vérité de ce décret, soit quand ils 
« feront des leçons en théologie ou qu'ils précheront la pa- 
« role de Dieu. En quatrième lieu, que ce présent acte sera 
« imprimé et publié tant en latin qu'en françois (1). » 

Tous les théologiens étrangers ne parlageaient pas, sur 
ce point, l'enseignement français. Par exemple, le jésuite 
espagnol Mariana, qui publia en 1598, à Tolède, un traité De 
rege el regis instilulione, admet dans beaucoup de cas la 
légitimité du tyrannicide et fait mème du meurtrier un 
héros, digne de l’admiration et de la reconnaissance de ses 


(1; DUPLESSIS D'ARGENTHÉ, Op. cil., p. 10-12, 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 927 


concitoyens (1). Et pourtant Mariana n'ignorait pas le dégret 
du concile de Constance ; mais il le tenait pour non avenu, 
étant dépourvu de l'approbation papale (2). Or, cet ouvrage 
s'ornait d'une dédicace au roi d’Espagne ; il fut appréajé, 
loué, par les meilleurs théologiens de la péninsule (3). La 
condamnation absolue du régicide, quelles que soient les 
circonstances qui paraîtraient cependant quelquefois le légi- 
timer, et surtout le caractère de vérité de foi qui s’y attache, 
peut donc être considéré comme un des éléments caracté. 
ristiques du gallicanisme ecclésiastique en matière politique, 
et cet élément est traditionnel, depuis le xv° siècle. Il est, 
du reste, en connexion étroite avec l'autorité du concila 
de Constance, pour lequel on sait l’attachement de l'église 
gallicane. 


Une autre maxime traditionnelle des théologiens galli- 
cans, c’est qu'aucun lien de vassalité n'attache le roi de 
France au pape. « Le roi de France n'a pas de supérieur 
sur terre », répètent Gerson, Almain, Jean de Paris : au tem- 
porel, s'entend; et cet adage vise le pape aussi bien que 
l'empereur. Les vieux auteurs sont amenés à exposer ce 
point de vue en traitant de la Donation de Constantin. Soit 
diten passant, les grands docteurs gallicans ne paraissent 
pas avoir cru bien fermement à l'authenticité du fameux 
apocryphe : Jean de Paris en trouve la teneur invraisem- 
blable (4), et Almain se déclare nettement sceptique (5). Mais 
enfin l’opinion commune tenait ce document pour vrai et il 


(1) Voir les propusitions extraites de son livre et déférées à la Sorbonne. 

Ibid., p. 39. 
(2) Proposition 13°, 1bid., p. 40. 
(3) Cf. Moreri, Le Grand Diclionnaire hislorique, v° Mariana. 

(4) De polestate regia et papali, dans Gor.basr, l. c., p. 140. 

(5) « Primum est si Constantinus Magnus dederit summo Pontifici imperium 
occidentale, fuit vera datio, et non solum debiti redditio. Dicitur notanter si 
dederit, cum in singulis canonibus ubi asseritur ipsum dedisse ponatur pa- 
lea...,et mirum est si dedisset quo modo hoc tacuisset Platina. Bene referunt 
de quarumdam ecclesiarum Rom donatione, sed de imperio nihil ». Quéæstio 
resumpliva, L'c.,t. 1, col. 697. 


328 VICTOR MARTIN 


fallait bien l'interpréter. Ils examinent donc quels pour- 
. raient en être les effets, et leur conclusion est unanime. 
Admettons, dit Jean de Paris, que cette donation ne soit pas 
une fable, admettons qu'elle ait eu pour objet l'empire tout 
entier : le pape n'en est point pour cela suzerain du roi de 
France, car la Gaule a bien pu être rattachée à l'empire, 
sous Octavien : les Francs, eux, n'ont jamais été conquis. 
Mais allons plus loin, et admettons cette hypothèse, fausse 
en réalité, que les papes aient jamais eu sur la France des 
droits de suzerain : à l'heure actuelle, ils n'en ont plus, car 
nos rois peuvent invoquer la prescription, et se fonder 
pour cela sur la longue possession et la bonne foi (4). 

Pourtani. le roi de France, du moins en droit, sinon en fait, 
n'est-il pas vassal de l'empereur, lequel, en vertu de la 
Donation, a lui-même le pape pour suzerain? Non, répond 
Almain, car pour disposer d'un état il faut le libre consen- 
tement du peuple; ce principe vaut pour le cas de la soi- 
disant donation de l'empire au pape, et il vaut aussi dans 
l'hypothèse d'une agrégation de la France à l'empire: si 
elle s'est vérifiée matériellement, jamais les Français n'ont 
consenti à cette sujétion, au moins librement (2). 

Du reste les théologiens gallicans ont un texte, qu'ils 
allèguent avec complaisance : c'est la célèbre décrétale Per 
venerabilem d'Innocent IT (3). Guillaume de Montpellier 
demandait au pape la légitimation de ses enfants naturels, et 
l'archevêque d'Arles, chargé de négocier cette affaire, invo- 
quait le précédent des bâtards de Philippe-Auguste. Le pape 
refusa, pour le motif que la légitimation entrainait des con- 
séquences d'ordre temporel, et qu’à ce titre elle relevait du 
souverain temporel. Le cas de Philippe-Auguste, dit-il, était 
tout différent, car /e roi de France ne reconnaissait aucun su- 


(4) « Quarto, ex dicta donatione, dato quod valuerit et toto imperio facta 
fuerit, et dato quod Franci tunc fuissent imperio subjecti, quod non dicimus: 
adhue papa nihil patest super regnum Franciæw, cum non sit imperator. Et 
amplius dato quod esset, Franci prieseripserunt contra ihperatorem usque 
ad dies istos, etc. v. De potestate regqia et papali, ibid., p. 144. 

(2) Quiæstio resumpliva, L. c.,t. FE, col. 697. 

(SX, LL IV, tit. 17. Qui filii sint legilimi, ce. 13. Vans l'édition de FRIBDSERG, 
col. 731$. d 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 399 


périeur au temporel. C'est sur cet aveu surtout qu'Almain 
fonde sa thèse (1), et nous avons vu que Du Perron, deux 
siècles plus tard, ne l’a pas oublié (2). 

Reste la question la plus épineuse, celle des pouvoirs du 
pape sur les rois en vertu même de. la primauté spirituelle. 
On se contente quelquefois d’opposer à la théorie de l’indé- 
pendance absolue celle du pouvoir direct et celle du pouvoir . 
indirect. Les théologiens gallicans connaissaient d’autres 
nuances. 

Pour les partisans du pouvoir direct, la société civile et la 
société ecclésiastique sont en rapport de subordination : ou 
plutôt il n'y a qu'une seule société, fondée par le Christ, et 
qui est l'Eglise. Son chef détient l'autorité sous toutes ses 
formes, car toute autorité vient de Dieu, et le vicaire du 
Christ représente Dieu sur la terre. Sans doute, le pape 
n’exerce par lui-même, dans la pratique ordinaire, que le 
seul pouvoir spirituel ; mais les princes temporels ne sont 
maîtres en leurs états qu'en vertu d'une délégation de sa 
part, expresse ou tacite; ils sont ses lieutenants, ses vicaires. 
C'est le pape qui institue les rois, qui les surveille; au 
besoin, il les juge, les change et les dépose, Telle est la 
thèse développée par Boniface VIIT dans la bulle Unam 
Sanctam (3) et Sixte-Quint la soutient encore à la fin du 
xvit siècle (4). 


(4) Quæst. res., col. 697. 

(8) Voir le passage de sa harangue, cité plus haut, p. 344. 

(3) Hereix-Leccarco, Histoire des conciles, t. VI, p. 426. 

(4) On sait que ce pape avait fait mettre Bellarmin au catalogue ds l'Index, 
pour ne pas accorder aux souverains pontifes le pouvoir direot sur les chones 
temporelles. Cf. Le Bacuerrxr, art. Hellarmin, dans Diclion. de Théol. oath., 
t. Il, col. 563. Nous avons trouvé aux archives du Vatican une pièce assez 
intéressante, et propre à moutrer quelles étaient les idées de Sixteé-Quint 
sur ce sujet. C'est un vofum, ou rapport, rédigé pour le pape, à la suite de 
l'assassinat du cardinal de Guise par Henri Ill. La première question posée 
est celle-ci : Quod jus habeal papa supra reges ? La thèse soutenue par le 
consulteur est extrêmement nette. Ad primum Papa summus est inler omnes, 
quia ipse solus habet plenitudinem polestatis... Neo in lerris superiorem 


330 VICTOR MARTIN 


À cette époque, toutefois, elle touche à son déclin. Les 
théologiens ultramontains eux-mêmes n'osent plus revendi- 
quer pour le pape une telle domination, et avec Bellarmin 
va triompher la doctrine du pouvoir indirect (1). Le pape 


cognoscil, cum sit vicarius Chrisli, qui omnium habet poteslatem.... Nec 
sine myslerio dedit illi Dominus claves duas él non unam... Temporalem 
vero [polestatem], quæ est inferior, eliam habet secundum immedialam ins- 
lilutionem, sed non secundum immediatam exequiionem... À qua potestate et 
imperialis el regia ac quæcumque alia potestas dependet... El licet actu non 
omnes reges ac principes papa inslituat, in potentia lamen habet id faciendi, 
cum spiriluali polestali subordinatfa sit, et in minislerium tradila potestas 
omnis temporalis, eique jurat obedientiam... À polesiate quacumque sæculari 
potest appellari ad papam, elsi potestas illa in lemporalibus superiorem non 
agnoscal... Funcliones ilaque jurisdictionis licel sint distlinctæ, uterque 
tamen gladius est apud Sedem Aposlolicam et ulrumque exercuit Petrus 
quem Dominus alloquens de gladiis duos ille ostendil, cui salis esse affirma- 
vil. Mox eidem Petro dirit ut gladium temporalem poneret in vaginam... non 
aul|em]| a se abjiceret ; a quo abstinens papa non illum eo carere dici potest… 
Quo gladio cum opus est eremplo eliam ulitur, Imperatorem, Reges, aliosque 
peccanles principes castigando atque deponendo et alios in eorum loco sub- 
stiluendo ». Arch. Vat. Miscel. Arm. I, vol. 21, fol. 285 et seq. — Cette pièce 
n'est pas un document officiel ; toutefois un détail montre qu'on l'utilisa, 
qu'elle avait été rédigée par ordre, qu'elle émanait d'un homme de confiance 
et que l'on tenait pour compétent : en effet, elle porte au dos du dernier feuil_ 
let (294 v.) la date où elle fut remise (29 janvier 1589). Or cette date est de 
l'écriture, parfaitement reconnaissable, du cardinal Giulio Santorio, dit car- 
dinal di Santa Severina, préfet de la Congrégation de France. En tout cas, 
l'attitude de Sixte-Quint à l'égard de Bellarmin montre bien que sa pensée 
était conforme à la doctrine exposée dans ce rapport. — Du reste, n'est-ce 
pas la même doctrine qui se retrouve dans le préambule de la constitution 
Postquam verus, par laquelle ce pape, en 1586, fixa le nombre des cardi- 
naux ? 11 y dit nettement que Dieu a confié au pape, successeur de saint 
Pierre, la plénitude du pouvoir spirituel et temporel, « cœlestis simul ac ter- 
renæ tradidit plenitudinein potestatis eisque suas in terris vices comti- 
sitv. Maqgn. Bull. Rom., éd. de Turin,t. VIII, p. 808. 

(1) Certains auteurs appliquent parfois cette expression de pouvoir indirect 
à la compétence revendiquée par les papes sur les crimes politiques ralione 
peccali. C'est bien à tort, à notre avis. Le texte le plus célébre où l'on trouve 
exposée la doctrine papale sur cette question est la décrétale Novit, adressée 
par Innocent 111 à tous les évêques de France, en 1204 (X, 1. I, tit. ler, De 
judiciis, c. 13;. On se rappelle à quelle ocrasion. Philippe-Auguste faisait la 
guerre à Jean sans terre, Celui-ci recourut au pape et s'offrit à démontrer 
devant lui le bien-fondé de sa cause. Philippe-Auguste refusa l'arbitrage. 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 331 


n’est plus le souverain unique de l'univers ; les clefs qu'il 
tient n'ouvrent ou ne ferment plus que les portes du ciel; il 
n'a reçu de Dieu aucune puissance immédiate sur les 
choses terrestres. Mais il n'est pas à dire, pour cela, qu'il 
ne puisse en aucun cas s’en mèler. L'homme est composé 
d'une âme et d’un corps, intimement unis; cependant les 
intérêts de l’âme passent les premiers. Tant que les fonc- 
tions du corps n'entravent pas celles de l'âme, elles peuvent 
s'exercer librement. Mais supposez que le corps tente d'em- 
piéter sur l’âme, de l'entraîner vers le mal, qu’il menace 
de l'écarter du salut : alors l'âme a le devoir de réagir, de 
ne pas laisser compromettre son bien propre. En vue de sa 


Arguant que le roi de France péchait contre la paix, et aussi qu'il manquait 
à la foi jurée en violant le traité conclu avec l'Angleterre, Innocent III 
nomma des légats pour le juger et au besoin le punir. Il explique ainsi son 
intervention : « Nullus, qui sit sanæ mentis, ignoral quin ad officium nos- 
trum speclel de quocumque mortali peccato corripere quemlibet christianum, 
et, si correclionem conlempseril, ipsum per districlionem ecclesiasticam 
coercere.. Licet autem hoc modo procedere valeamus super quolibel criminali 
peccato, ul peccatores revocemus a vilio ad virtulem, ab errore ad verilatem, 
præcipue tLamen... etc. » (dans l'éd. de FRIEDS8ERG, col. 243, 244). 

De deux choses l'une : ou bien le pape entend frapper le roi au {emporel, et 
‘alors c'est un véritable pouvoir direct quil revendique, puisqu'il déclare 
avoir qualité pour réprimer {out crime politique impliquant péché, et cela 
en verlu même du pouvoir des clefs. Ou bien il ne veut qu'atteindre le roi 
dans sa conscience, et alors il n'y a plus licu de parler de pouvoir direct ou 
indirect, puisqu'il s’agit uniquement du spiriluel, au sujet duquel personne 
ne discute. Lors donc qu'il est question du pouvoir du pape sur le temporel 
des rois, la thése de la compétence ralione peccali se ramène exactement à 
la pure doctrine du pouvoir direct; le biais n'aurait d'importance que dans 
le cas, à peu près chimérique, où un crime politique ne serait pas à la fois 
un péché. 

Peut-être n'est-il pas sans intérêt de noter que la compétence de l'Eglise 
ralione peccali sur les crimes d'ordre purement séculier figure encore au 
nouveau Code de Droit canonique : « … Delictum quod unice lædit legem 
socielalis civilis, jure proprio,... punit civilis auctoritas, licet eliam Ecclesia 
sil in illud competens ralione peccali » (can. 2198). I est vrai qu'une inter- 
prétation nouvelle, donnée dans les universités romaines, et par conséquent 
sous les yeux du législateur, enlève à cette revendication ce qu’elle pourrait 
avoir d'effarouchant pour le pouvoir civil. Ce n'est plus parce qu'il est un 
péché, mais ex {ant qu'il est un péché, que le crime en question reléve de 


l'Eglise, et par conséquent au for inlerne seulement. Cf. Sore, De delictis 
el pænis, Roine, 1920, p. 11, | 


332 VICTOR MARTIN 


fin, qui est primordiale, elle impose donc au corps des 
jeùnes, des pénitences, des mortifications : autant de remèdes 
pénibles, mais nécessaires et légitimes. De même, l'Eglise 
et l'Etat vivent en étroite union, et leurs membres sont les 
mêmes. Leur fin, cependant, ne sont ni de même ordre ni 
de même qualité. Le pape est le chef suprême des âmes, il 
est responsable de leur sulut. Tant que l'Etat reste dans ses 
attributions, il est autonome, et l'Eglise n'a rien à dire; 
mais du jour où il entreprend sur les âmes, où il les détourne 
du salut, du jour où il y a conflit entre les devoirs du chré- 
_tien ot du citoyen, alors le pape doit intervenir. Non pus 
comme souverain, partageant avec le prince le pouvoir 
temporel ou jouissant d'une autorité hiérarchiquement 
supérieure; mais comme suprème pasteur, chargé d'assurer 
le salut des fidèles, et obligé d'écarter les obstacles, quels 
qu'ils soient, capables d'empêcher leur marche vers le ciel. 
Si donc le pape n'a rien à voir dans les territoires infidèles, 
en pays chrétiens, au contraire, il peut être amené, dans 
certains cas, à casser les lois civiles et même à déposer les 
rois (1). 


Les grands docteurs gallicans du xiv° et du xv° siècle 
n'ont jamais admis la théorie du pouvoir direct et c'est jus- 
tement pour la combattre, peu après que Boniface VIII 
l'avait formulée avec tant d'éclat, que Jean de Paris écrivit 
son traité De potestate reqia et papali (2). Tout en protes- 
tant, en termes élevés, qu'il ne voudrait rien avancer contre 
la foi ou le respect dû au pontife suprème, il y oppose deux 
doctrines extrèmes, qu'il condamne l’une et l'autre : celle 
des Vaudois, pour qui toute possession terrestre est en con- 
tradiction avec l'essence de l'Eglise, société toute spirituelle, 
établie par le Christ sur la pauvreté ; et celle qu'il appelle 
l'« erreur d'Hérode ». De mème qu'Hérode, en effet, prenait 
le Christ pour un roi torrestre et en concevait ombrage, 
de même les partisans de cette erreur voicnt dans le vicaire 
du Christ le maître de la terre. Pour eux, le pape domine 


(4) J. ve LA SEnviène, La (théologie de Bellarmin, Paris, 1909, chap. 1, 
p. 129 et seq. Cf. Le Bacnezer, /. c., col. 591. 
(2) Cf. p. 320, note 1. 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 333 


sur les rois et les barons ; il -possède la souveraineté tem- 
porelle, à un degré plus élevé que les princes séculiers : il 
est le souverain par excellence. La vérité, dit Jean de Paris, 
est dans le juste milieu. Il ne répugne pas à l'esprit de 
l'Evangile que l'Eglise ait des biens terrestres et que ses 
chefs exercent une juridiction temporelle, Mais quand cela 
se vérifie, ce n'est pas en verlu de la primauté sacerdotale, 
des prérogatives religieuses que les papes tiennent du 
Christ : ces droits leur vicnnent de sources diverses, notam- 
ment de la pieuse libérulité des princes (1). 

Un siècle plus tard, Gerson développe la même thèse (2). 
Dans une prosopopée pleine de verve et d’ironie, il met aux 
prises la « blème Détraction » et la « cauteleuse Adulation ». 
« Enlevez, enlevez, crie la première, tout pouvoir temporel 
aux gens d’Église : ils sont inaptes à en posséder, même si 
les rois leur en accordaient. Pourquoi? Parce que Jésus+ 
Christ leur a dit : quiconque ne renonce à toute possession 
ne peut être mon disciple » (3). À côté d'elle, l’Adulation 
sussure d’une voix de caresse : « O combien, combien sublime 
est la puissance ecclésiastique! O clerc, être sacré, qu'est 
auprès de ‘la tienne l'autorité séculière! 11 n'est pas de 
dignité impériale ou royale, qui ne dérive. du pape. Sur le 
cuisse du pape Île Christ a imprimé ces mots : Roi des Rois, 
Seigneur des Seigneurs (4) ». Et après avoir vigoureuse- 


(1) Prœmiuin, L. e., p. 108-109. Jean de Paris expose tout au long cette opi- 
nion, notamment aux chap. var-xxtt, p. 116-139. 

(2) De potestale ecclesiastica el de origine juris, l. e.,t, 1, col. 110 et seq. 

(3) « Consideralio duodecima...…. Declarationem hujus considerationis, 
quamdiscretio moderatrix atque mediatrix ponit inter errores oppositos, 
. dum facere meditarer, occurrere visa est in ipso medilationis meæ secreto 

duplex improba pestis : nomen unius Detractio livida, nomen alterius Adu- 
latio subäola... Tolle, tolle, clatnat Detractio, temporalitatem omnem, jus vel 
dominium, ecclesiasticis. Quare? quia sic instituit Christus cujus ista vox 
est : Nist quis renunciaveril omnibus quæ possidel non polest meus esse «dis- 
cipulus. Sic improperabat Julianus apostata christianis, rapiens eorum facul- 
tates ». Col. 133. 

(4, « Consurgit ex adverso blandiens et suldola Adulatio, et ad aures 
ecclesiasticorum, præcipue Summwi Pontificis, insussurans : O quanta est, 
quanta sublimitas ecclesiasticæ potestatis tuæ ! O sacer clere, quam nihil 
est siwcularis auctoritas tuæ comparala! Quoniaum sicut Christo collata est 
omnis potestas in cœlo et in terra, sic eam Christus omnem Petro suisque 


334 VICTOR MARTIN 


ment réfuté les dires de la Détraction, « fuyons aussi, s'écrie 
le chancelier de l'université de Paris, les sottes, les fausses, 
les ineples flatleries suivant lesquelles le pape aurait pou- 
voir sur toutes choses ! (1) ». : 

Au début du xvi* siècle, Jacques Almain et Jean Major 
ne tiennent pas un autre langage. Le Christ n’a annexé à 
la dignité pontificale, dit Almain, aucun pouvoir laïque (2). 
Et il allègue l'autorité d’Innocent III, revendiquant le droit 
de connaître du péché, dans la lettre qu'il adresse aux pré- 
lats de France, à l'occasion des démèlés de Philippe-Auguste 
avec l'Angleterre, mais précisant bien que la question de 
territoire ne relève que du roi (3). Quant à Major, il s'étend 
longuement sur ce sujet dans la vingt-quatrième distinction 
de son commentaire sur le Livre des sentences (#4). 

C'est dans le même sens encore que la Sorbonne se pro- 
nonce en 1561. Au mois de décembre, un théologien nor- 
mand, Jean Tanquerel, avait soutenu cette assertion : le 
pape, vicaire de Jésus-Christ, possède la double puissance 
spirituelle et temporelle, et il peut priver de leur royaume 
les princes rebelles à ses commandements. A la demande 
du parlement de Paris, la Faculté l'obligea à se rétracter (5). 
Enfin, Du Perron lui-même déclare que ce point n’est pas 


successoribus dereliquit. Unde et nec Constantinus quicquam Silvestro papæ 
contulit quod non esset prius suum, sed reddidit injuste detentum. Porro 
sicut non est potestas nisi a Deo, sic nec aliqua temporalis vel ecclesiastica 
imperialis vel regalis nisi a papa, in cujus femore scripsit Christus : Rex 
regum, Dominus dominantium ». Col. 134. 

(1) « .. Viltamus ex adverso stultas at falsas adulationes, insanias, attri- 
buentes suiwmo pontifci plenitudinis potestatem... ». Col. 136. 

(21 Quiwstio resumpliva, L. c.,t. 1, col. 696. 

(3) « Non enim intenidimus judicare de feudo, cujus ad ipsum [regem]* 
spectat judicium...; sed decernere de peccalo, cujus ad nos pertinet sine 
dubitatione censura, quam in quemlibet exercere possumus et valemus ». 
C. Novuit, X, 1. H,tit. [, De judicis, ©. 13: dans l'éd. Frispserc, col. 243. 

(4) « ...Potestas euim tlerrena non sic dependet a potestate spirituali 
maximi Pontificis ut centurio a principe militiæ, sed sunt duæ potestates 
non subordinati#, quarum neutra dependet de altera, nam regnum possi- 
dens non est vassallus Romani Pontificis, nec imperator illo modo est ei 
subjectus, saltem quoad terras quas non habet ab Ecclesia; non enim 
loquor de terris quas in Italia habet, quas tenet vel tenere debet (uti refe- 
runt) ut Ecclesiæ obsequatur ». L. c., t. I, col. 683. 

(5) Du PLessis D'ARGENTRÉ, op. cit., t. 1, Ind., p. xxut, col. 4. 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 335 


en question. Faisant allusion précisément à cette affaire de 
Tanquerel : « A quel propos, dit-il, alléguer cette histoire 
et autres semblables, qui parlent de la souveraineté tempo- 
relle, pour les emploïer contre l'exception dont il s’agit, 
laquelle ceux ‘qui la font n’étendent qu'aux seuls cas d’hé- 
résie ou d infidélité ? (1) ». 


Il ne paraît donc pas téméraire d'affirmer que la doctrine 
du pouvoir direct a contre elle, dans l'Eglise gallicane, une 
tradition déjà longue, constante et bien établie. Peut-on se 
demander s'il en est de même de la théorie du pouvoir 
indirect? Evidemment non, si l’on parle de la construction 
d'ensemble qu'expose Bellarmin : elle est son œuvre, une 
nouveauté qui n'apparaît ainsi qu’au xvu* siècle. Mais il ne 
l'a pas créée de toutes pièces, loin de là, et l’on peut tou- 
jours examiner si l’on en retrouve les éléments dans les 
vieux théologiens gallicans, si elle est conforme à leur esprit, 
s'ils l'auraient admise au cas où elle eût été formulée de 
leurtemps. Oril semble bien qu'elle ne corresponde pas à 
leurs idées. Lorsque parut le traité De potestate Summi 
Pontificis in temporalibus, le clergé voyait d'un mauvais 
œil le radicalisme des Politiques, il s'en inquiétait, le com- 
battait (2). Pourtant, au lieu d'utiliser les armes que lui 
fournissait le livre de Bellarmin, c’est tout juste s’il ne le 
condamne pas ouvertement. Il l'accueille avec une froideur 
marquée, et il exprime à son sujet des blâmes dont la cor- 
respondance du nonce Ubaldini nous a conservé les échos. 
Du Perron lui-même le juge sévèrement; quant à la Sor- 
bonne, elle le tolère avec peine (3). Manifestement, il ne 
reflète pas l'opinion traditionnelle. 

En effet, les anciens docteurs et Bellarmin pouvaient bien 
aboutir, dans la pratique, à des conclusions presque iden- 
tiques : ils partaient de conceptions tout autres. La grande 
ditférence entre eux consiste en ceci : pour Bellarmin, le 
pape n'acquiert sans doute qu’indirectement la compétence 


(1) Op. cit., col. 342. 

(2) V. Marnix, Le gallicanisme et la réforme catholique, p. 360. 
- (3) Archives du Vatican, Nunziature diverse, vol. 317, fol. 333 et seq., 
vol. 38, fol. 21. 


336 VICTOR MARTIN 


aur les rois, à savoir lorsque le bien spirituel est en jeu; 
mais cette compétence une fois acquise, le pape agit direc- 
tement sur le temporel : c'est lui qui dépose le roi, sans 
aucun intermédiaire. En fin de compte, ce système dégage 
encore une forte odeur de théocratie. Pour les Gallicans, au 
contraire, le pape ne peut pas quitter le terrain purement 
spirituel, et la portée de sa propre action ne dépasse pas les 
limites de ce domaine. Mais pour prolonger cette action, 
et lui faire sortir des effets qu'elle-même, toute seule, ne 
saurait produire, le pape trouve un auxiliaire, dont la com- 
pétence en matière temporelle est non seulement indiscu- 
table, mais souveraine : le peuple. L'élément démocratique 
est essentiel, dans la conception des vieux docteurs galli- 
cans. En 1682, la théorie du droit divin des rois n’est plus 
discutée, elle triomphe, elle rayonne ; mais on la cherche- 
rait en vain dans l’œuvre des grands théologiens gallicans 
du xv° siècle et de la première moitié du xvi*. En 1615, on 
l’'admet déjà, mais sans en apercevoir encore toutes les 
conséquences; et ainsi s'explique l'attitude du clergé aux 
derniers Etats généraux. L'indépendance absolue des rois 
est un corollaire du pouvoir de droit divin. Sans doute, la 
nouvelle conception du pouvoir royal ne suffit pas à expli- 
quer la transformation des idées du clergé sur les droits du 
pape ; mais elle en à été la condition. Elle l'a permise, et 
mème, dans la logique du système gallican, elle l'a postulée. 
Nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur cette idée. 
Pour le moment, qu'il nous suffise de signaler le rôle néces- 
saire que joue le peuple, dans la théorie traditionnelle, 
comme auxilaire du pape dans son action contre le roi. 

Un argument de leurs adversaires fournissait aux théolo- 
giens gallicans l'occasion d'exposer sur ce sujet leur point 
de vue. Nier que le pape ait capacité pour déposer les rois, 
disaient les partisans du pouvoir direct, c'est contredire 
l'histoire. Sans sortir de France, n'est-ce pas au pape que 
la dynastie carolingienne doit ses origines? Lisez le canon 
Alius, dans le décret de Gratien (1); vous y verrez que le 


(4) GC. XV, q. 6,c.3. La lettre est faussement intitulée « Gelasius Papa 
Anaslasio imperatori ». Eu réalité, c'est plutôt une lettre de Grégoire VIL a 
Hermann de Metz. Dans l'éd. FRIEDBERG, col, 756. 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 337 


pape Zacharie a enlevé son trône à Childéric III, qu'il a 
délié tous les Francs de leur serment d’obéissance, et donné 
le royaume à Pépin, père de Charlemagne. Et non point 
même pour des raisons de doctrine : simplement à cause de 
l'inutilité de ce roi fainéant. 

Îl faut s'entendre, répliquent les Gallicans, sur le sens de 
ce mot deposuit, que porte le texte allégué. Comment l'ex- 
plique la glose ordinaire ? Deposuit, id est deponentibus con- 
sensit. Et telle est bien la réalité historique. Les barons 
étaient perplexes ; ils n'avaient pas auprès d'eux des gens 
savants pour les éclairer; « l'université de Paris n'existait 
pas encore ». Îls se tournèrent donc du côté du pape et lui 
demandèrent avis : qui doit régner, un être sans valeur, qui 
n'a de roi que le nom, ou le chef actif qui porte le poids du 
gouvernement? Le dernier, répondit Zacharie. Alors, les 
barons enfermèrent Childéric et sa femme dans un couvent 
et donnèrent la couronne au maire du palais. Ce n’est donc 
point le pape qui a déposé l’un et institué l’autre. Sans 
doute Zacharie fut cause, en un certain sens, de ce qui 
arriva : sa déclaration eut la déposition du mérovingien 
pour conséquence; disons, si l'on veut, qu’elle en fut la 
« cause motrice » (causa moliva). Mais c'est le peuple qui 
l'opéra : elle fut son œuvre, non celle du pape (1). 

Or, dans l'ancienne théologie gallicane, le cas d’hérésie 
ou de schisme donne licu à une semblable collaboration, 
avec celte différence que l'initiative vient du pape, et qu'il 
ne s'agit plus d'avis, mais de condamnation. Le pape excom- 
munie, le peuple dépose, et le résultat temporel s'obtient par 
le simple jeu des effets canoniques de l'excommunication (2). 


(1} C'est l'argumentation de JEAN ne Paris, /. ©., p. 129: d'ALmain, De poles- 
late ecclesiastica et laica, L. c.,t. 1, col. 840 ; de Mason, L. c., t. 1, col. 684. 

(2) Une maxime chère aux commentateurs des Liberles de l'Eglise yallicane, 
depuis Pierre Pithou, est que le roi de France ne peut pas être excommunié 
par le pape. « C'est en France une opinion commune (Fevret, Traité de 
l'abus, liv. 5, n. 5. — Ferault. Privil., 6) que nos souverains sont à l'abri de 
toute censure. Les Francais, dit M. Dupin en son traité de la puissance 
ecclésiastique et séculitre, part. 4, art. 1, n'ont jamais souffert qu’on excom- 
muniât leurs Rois; ce qu'il prouve par les exemples de notre histoire que 
nous allons parcourir, en ÿ ajoutant ceux que cet auteur a omis ». Duraxv 
DE MaiLLanNE, Les liberlez de l'Eglise yallicane prouvées el commentées, Lyon, 


Revue oes Scaixnces RELIG., t. VI, 1926, ‘ 22 


338 VICTOR MARTIN 


Li 


Personne, peut-être, n'a mieux exposé le mécanisme de 
l'affaire que Jacques Almain, dans son traité De polestate 
ecclesiastica et laica. Gel ouvrage est un commentaire des 
Quæstionum decisiones super potestate summi Pontificis, de 
Guillaume Occam (1). Au chapitre huitième de la deuxième 
question, Occam se demandait si le pape pouvait déposer 
l'empereur. Il envisageait surtout l'hypothèse d'un crime 
politique et concluait par la négative : ce n'est pas au 
pape qu'il appartient d'agir, mais aux sujets. D’un mot, 


14771. (Cf. E. Pasquier, Des recherches de la France, 1. HE, ch. x11, Que noz 
rois sont francs el erempls des censures de la Cour de Rome). 

Les vieux théologiens gallicans ne paraissent pas avoir eu l'idée de ce 
soi-disant privilège. En 1407, Benoit XIII avait préparé une bulle contre 
quiconque recommanderait ou approuverait la voie de cession. Il la tint en 
réserve jusqu'à l'année suivante, et le 14 mai 1408, un envoyé du pape, 
Sanche Lopez, la présenta à Charles VI. Benoît XIII, non seulement y 
menacait le roi d’excoinmucication, au cas où ilse soustrairait à son obé- 
dience, mais il parlait de mettre le royaume en interdit. Le 21 inai eut lieu 
une réunion solennelle de protestation. Jean de Courtecuisse, un des plus 
célèbres docteurs de la Faculté de théologie, parla au nom de l'université de 
Paris. C'était le moment, ou jamais, de rappeler le privilège en question. Or 
il n'y fait pas la moindre allusion : son discours est une charge violente 
contre Pierre de Lune, antipape et schisimatique, et une apologie du roi, dont 
la conduite pleine de sagesse a toujours tendu à procurer l'union. (Dans 
Censures el conclusions de la Sacrée Facullé de Théologie de Paris, p. 34 : 
Ertrail du procez fail par le Roy, les princes du sang el son Conseil contre 
la Rulle de Benoist}. Môme silence de la part de Gerson, dans le sermon 
qu'il prononce en présence du roi, la même année. Il s'en tient au fait : quelle 
cruaulé, quelle duplicité, chez Benoît XII! « Q Deus, personam regiam 
tam innocentem et in hac materia sine culpa quacumque! » (Sermo coram 
rege pro parce, LL. c.,t. JV, col. 832. — Cf., sur cette affaire, Norz Varois, La 
France el le grand schisme d'Occident, t. 1, p. 606 et seq.). Du reste, on 
peut relever inaint passage, soit dans Jean de Paris, soit dans Gerson, dans 
Alain ou dans Major, où ilest dit expresstinent que le pape peut excom- 
munier le roi. L'idée contraire ne paralt pas remonter plus haut que la fin 
du xvit siècle, et elle demeura particulière à l'arsenal parlementaire. En 1615, 
en ellet, Condé, qui soutient pourtant la thèse de l'indépendance absolue, 
admet la légitimité de la censure, à laquelle il ne reconnait que des effets 
au for interne. Les faits allégués par les parlementaires gallicans à l'appui 
de leur thèse s'expliquent par des raisons historiques, non par l'argument 
juridique du prétendu privilège. 

(4) Le traité d'Occaim se trouve notamment dans GorDasr, l. c., t. Il, p. 314 
et seq. 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 339 


cependant, il faisait allusion au cas d'hérésie et de schisme, 
et se contentait de rappeler, sans le combattre, le principe 
que in casu hieresis simpliciter papa habet potestatem super 
omnes christianos (1). Almain est beaucoup plus explicite; il 
donne aux deux éventualités la même attention; et s’il par- 
tage absolument l'opinion d’Occam pour la première, il 
oppose au « docteur », pour la seconde, l'avis de Jean de 
Paris. Pas plus pour un crime spirituel que pour un crime 
civil, le pape ne peut déposer le souverain, sinon par avci- 
dent. Le mot « déposer », en effet, peut prêter à confusion. 
Veut-on dire, suivant l'acception la plus naturelle de ce 
terme, qu'après la sentence papale, et en vertu de cette sen- 
tence, le roi ait perdu son autorité? Alors je nie, déclare 
Jean de Paris, qu'un tel pouvoir apparlienne au pape; une 
sentence papale ne saurait sorlir un tel effet. Mais le même 
résultat final s'obtient par un biais. Le pape excommunie 
le prince coupable : il en a le droit, et seul le concile œcu- 
ménique pourrait soustraire un chrétien à la censure ponti- 
ficale (2). Il excommunie ceux qui gardent des relations avec 
l'excommunié, puisque ces relations sont illicites et inter- 


(4) lbid., p. 3#1. U dit, du reste, un peu plus haut : « [Papa] non potest 
regulariter deponere imperatorem, quantumcuimque sit dignus deponi prop- 
ter defectum quemcumque vel crimen quod non est inter spirilualia divina 
compulandum v. 

(2} Dans la doctrine des théologiens gallicans, le concile est au-dessus du 
pape ; il peut donc restreindre son pouvoir répressif. Mais il y a plus : le 
concile est aût-dessus de fout dans la chrétieuté, et par conséquent il peut, 

lui, déposer les rois. C'est à l'égard du pape seulement, non du concile, que 
ces théologiens adoptent leur attitude dans la question des relations du 
pouvoir spirituel avec le pouvoir temporel. On pourrait alléguer maint 
texte où cette compétence du concile est atlirmée. Par exemple : « Quantum 
ad illud de Innocentio qui deposuit Federicum imperatorem, dicit doctor quod 
Innocentius deposuit in concilio, non quod habuerit auctoritatem deponendi, 
sed concilium deposuit, et Innocentius tulit sententiam ». ALmaiN, De poles- 
late eccl. et laica, L. c., t. 1, col. 840. — « Sed adili potest quod per generale 
concilium possunt tyranni judicari vel deprimi, non propria priwsumptione ». 
GersON, Sermo de erroribus circa fidem, L. c., 1. 1, p. 404. Parlant des pou- 
voirs du concile, le mème Gerson écrit : « ...Complectitur enim saltem vir- 
tualiter omneimn potestatem et omne politicumn regimen, papale, imperiale, 
reqale.... » (De potestate ecclesiastica, L. c.,t. 1, col. 137). Evidemment, il y 
a là une incohérence, car les pouvoirs du concile ne sont pas de nature 
ditférente de ceux du pape :’ils sont spirituels, uniquement. Il faut voir, 


340 VICTOR MARTIN 


dites par les canons. De la sorte, les liens se trouvent coupés 
entre le roi et ses sujets ; le souverain est isolé, le gouver- 
nement impossible. S'ils veulent que la communauté soit 
encore administrée, les vassaux se voient alors dans 
l'obligation de déposer leur prince (1). Il y a donc deux 
sentences, une d'excommunication, qui relève du spirituel : 
et procède du pape, une de déposition, qui vient du peuple 
et ressortit au temporel (2). 

Jean Major professe la mème opinion que Jean de Paris 
et Almain : « Si l'on entend, écrit-il, que le pape a sur le 
temporel un pouvoir accidentel, et qu'il lui soit possible de 
faire beaucoup pour procurer la déposition des rois... alors 
on pense comme nous (3) ». 


sans doute, la raison de cette anomalie dans l'importance que le concile 
avait prise aux yeux des Gallicans, à la fin du grand schisme : il apparaissait 
comme l'organisme sauveur, capable de résoudre les crises non seulement 
de l'Eglise, mais de la chrelienté, entendue dans son acception la plus large. 

(1) Îl ne s'agit que du cas où le prince excommunié se montre incorrigible, 
Parfois, en etfet, l'excominunication, peine médicinale, aura pour effet de 
procurer l'amendement, et il faut attendre pour voir si celui-ci se produit. 
. Provisoirement, les sujets n'ont pas à obéir au roi, mais les liens ne sont pas 
rompus ; l'obligation de fidélité est sopila, non ablala; autrement dit, les 
sujets absolvuntur ab aclu obligalionis, non ab obligatione, et tout redevient 
comme avant la censure lorsque l'absolution est conférée. (ALMAIN, De potes- 
tale eccl. et laica, L. c.,t.1, col. 844). 

(2) « Alter dicit Joannes de Parisiis breviter, quod propter nullum crimen 
sive spirituale sive civile spectat ad papam imperatorem deponere nisi per 
. accidens. Unde notandum quod ad illum spectat juridice aliquem deponere 
ab aliqua potestate qui sententia lata de depositione est depositus, hoc est, 
qua sententia lata, nihil habet amplius potestatis. oc suppasito, dicit qua- 
hcumaque crimine irretiatur imperator non potest papa ferre sententiam, 
qua lata ipse imperator sit à potestate pristina depositus; sed per accidens 
potest, quia potest excommunicare ipsum pro crumine, et singulos cum eo 
participantes, et sic inhibere subditis ne participent cum illo, et per illam 
excommunicationem illos cogere ad depositionem ipsius imperatoris. Ideo 
nou spectat ad papam, dicit, sententialiter deponere ipsum, licet spectet sen- 
tentialiter excomimunicare et finaliter per censuram exconimunicationis eos 
qui habent auctoritatem deponendi cogere ut illum deponant; et sic per 
accidens deponit solummedo et non directe ». (ALuaix, De potest. eccl. el 
laica, L. e.,col. 8401. Il convient de prendre ici le mct « empereur » dans le 
sens de souverain quelconque. Jean de Paris, dans le texte visé par Almain, 
parle, du reste, en général {De potest. regia el papali, D. c., p. 126-127. 

(3) « Si enum intelligatur habere dominium in temporalibus casualiler et 


+ 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POLITIQUE 341 


Mais ne pourrait-on pas aller plus loin, demande Almain ? 
Suivant certains auteurs, le serment participe de la nature 
du vœu; comme le vœu, il est une promesse solennelle 
faite à Dieu, et, pour quelques théologiens, cette promesse 
est même moins solennelle dans le serment que dans le 
vœu. Le pape peut donc dispenser de l’un comme de l’autre. 
Mais sil dispense les vassaux de leur serment de fidélité, 
pratiquement il dépose le roi : les ordres du roi sont sans 
vertu, personne ne lui est plus soumis, sujet ; il a perdu sa 
souveraineté. Ce raisonnement, poursuit Almain, implique 
un sophisme, car il faut distinguer deux sortes de serments. 
Si, par exemple, Sortès jure de garder la virginité perpé- 
tuelle, il s'engage simplement à l'égard de la divinité; Dieu 
et lui sont seuls en cause. Le cas échéant, le pape peut le 
dispenser : il tient la place de Dieu, et au nom de Dieu 
rend sa parole à qui l'avait engagée. Mais si Sortès jure à 
Platon de lui payer dix écus d'or : dans ce cas, les intérêts 
d’un tiers sont en Jeu.et une question de Justice intervient. 
Le pape ne peut pas dispenser, car ce faisant il causerait un 
préjudice à Platon, il le léserait dans ses droits acquis, 
l'atteindrait dans ses biens, dirait qu'une dette n'est pas 
une dette, commettrait une injustice et serait tenu à resti- 
tution. Or le serment de fidélité entre dans la seconde caté- 
gorie : en jurant obéissance à leur souverain, les vassaux 
lui ont donné des droits sur eux; s'il l'en prive, le pape lui 
cause un préjudice et viole la justice. En faisant appel à 
ce détour, les théologiens se servent donc de mauvais argu- 
ments, et la thèse de Jean de Paris reste la bonne : le pape 
ne peut rien faire de plus qu'excommunier, et rappeler 
quels effets canoniques produit la censure (1). Au peuple 
d'agir ensuite. 


multum posse agere ad depositionem regum, suadendo, consultando, imo ad 
alios provocando in eos quando sunt labefactores fidei et reipublicæ chris- 
tianæ prorsus inutiles hoc mitius ferendum est nec est alienum a dictis 
nostris ». L. c., col. 685. 

(4) Le refus d'obéissance est un de ces elfets. Le pape ne peut pas délier 
directement les sujets de leur promesse ; mas il peut déclarer que le droit 
lui-même les en délie : « ...Negatur antecedens saltem capiendo solvere ut 
tantum valet sicut relaxare, et non jus declarare ». De polest. eccl. el laica, 


col. 843. 


342 VICTOR MARTIN 


Telle est la doctrine des théologiens qui passent pour les 
plus représentatifs du gallicanisme, celle d'un Jean de Paris 
au xiv° siècle, d’un Almain au xv°, d'un Major au xvi°, 
doctrine que l’on peul dire ainsi traditionnelle dans l'église 
gallicane, et que Du Perron donne comme telle, en 1615. 
Suivant elle, il n'est pas vrai que le roi, comme le dira le 
clergé en 1682, soit dans une indépendance absolue vis-à- 
vis du pape, et qu'il n'ait rien à redouter, dans son pouvoir 
temporel, des censures romaines. L'intervention pontificale 
est parfaitement capable de le jeter à bas du trône. Pour- 
tant, nous sommes loin des idées de Boniface VIIT, el ce 
n’est pas non plus l’« opinion moyenne » professée par 
Bellarmin. S'il faut donner un nom à cette doctrine, il est 
imposé par le vocabulaire même des auteurs que nous avons 
cités et qui nous disent que la déposition procède du pape 
casualiter, per accidens : c'est la théorie du pouvoir acci- 
dentel. 

Subtilités de théologiens, objectera quelqu'un : en fait, 
où est la différence entre cette thèse et la conception bellar- 
minienne? Dans les deux systèmes, le pape lance l’ana- 
thème et voilà le roi par terre. Ecoutons Du Perron; il a 
mis dans une lumière très vive l'importance de l'interven- 
tion populaire, et du mème coup l'opposition des deux 
théories (1). 

« Mais les papes, répliquera-t-on, peuvent bien imputer 
«aux rois, ou par passion ou par mauvaise information, 
« qu’ils soient hérétiques ou apostats de la religion chré- 
« tienne, encore qu'ils ne le soient pas. Or, à cela les auteurs 
« de l'exception pensent avoir soigneusement pourvu ; car... 
« secondement, ils ne confessent pas que l'exécution tem- 
« porelle de ces jugemens ecclésiastiques, c'est-à-dire la 
« dépossession actuelle, appartienne au pape, mais au corps 
« du Roïaume. Au moïen de quoi, si le pape erre en fait, ct 


(1) Nous ne voulons pas dire que Bellarmin soit partisan du droit divin des 
rois; loin de là, le pouvoir royal est pour lui d'origine populaire, et le 
peuple a dans certains cas le droit de se révolter. Cf. J. ve LA Sernvière, La 
théologie de Bellarmin, p. 244 et seq. Mais dans le cas qui nous occupe, le 
pape a toute compétence au temporel et l'initiative du peuple est nulle : il 
suftit que les intérêts spirituels soient engagés. 


L'ADOPTION DU GALLICANISME POL